Les héros du peuple sont immortels, Stéphane Oiry (Dargaud)

La BD française commence – enfin – à s’intéresser un peu au punk. À son histoire. À sa légende. À son héritage. Nous avons déjà eu droit, l’an dernier, à Vivre libre ou mourir, roman graphique en guise de testament consacré au legs des années Bérurier Noir. Stéphane Oiry ausculte la bête avec un regard plus précis. À l’instar de la prosopographie – ces historiens qui se sont mis, par exemple dans Le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, à raconter des vies plutôt que des époques ou des mouvements –, Stéphane Oiry, au crayon et au dialogue, nous raconte un destin singulier, tragique, unique, ignoré de notre rock tricolore : Gilles Bertin, chanteur de Camera Silens, mythique groupe bordelais, aussi vénéré que sa discographie se révèle restreinte. La nostalgie n’interdit certes pas la lucidité.

La page 3 du livre de Stéphane Oiry
La page 3 du livre de Stéphane Oiry

Il s’agit d’abord d’une génération, brève et naufragée, qui s’est installée au début des années 80, coincée entre les premières formations punks un peu trop arty à la Stinky Toys ou formatées à la Starshooter, et l’explosion populaire du rock alternatif. Une courte fenêtre ouverte vers l’Angleterre des Damned ou des Buzzcocks, dont La Souris Déglinguée sera le plus digne représentant. Bref, un embryon de scène pseudo-Oï où se côtoyaient, un court temps, punks et skins (Komintern Sect, Trotskids, Wunderbach etc). Cette BD leur rend hommage sans rien cacher, puisqu’elle raconte l’existence d’un homme et non d’une cause, fût-elle perdue. Ses yeux bleus et sa tignasse blonde en dessinent le visage, un rien innocent, souvent tourmenté.

Le titre est emprunté à un fanzine – Les héros du peuple sont immortels – (le dessin sent d’ailleurs bon la véracité du DIY), ainsi qu’à sa compilation éponyme, où justement Camera Silens figure entre les Thugs et les Hot Pants, où officiait un Manu Chao qui se voyait encore fils putatif de Chuck Berry. Un temps où le punk en France était fabriqué par d’autres prototypes sociaux que de petits bourgeois qui mangent bio et sniffent de la coke. Mais aujourd’hui, seuls les vieux savent…
Donc, Camera Silens. Un nom emprunté à la forme de torture subtile que la RFA appliquait dans des cellules d’isolement sensorielles aux membres de la Fraction armée rouge. Quelques titres, dont Pour la Gloire – hymne au relent de kop – ou le prémonitoire Classe criminelle. Des morceaux enregistrés en partie grâce à Noir Désir : arrivés seconds d’un tremplin rock, les Sales Grosses bénéficièrent d’un premier départ de Bertrand Cantat pour récupérer la semaine de studio offerte. Les textes parlaient sans trop de détour de drogue et de fascination -prémonitoire – pour les hors-la-loi. Rien n’était maquillé. Personne ne pourra jamais leur faire grief de ne pas avoir chanté ce qu’ils vivaient. L’héroïne et le sida vont remplir les cimetières. Les survivants de cette période cheminent entourés de fantômes aux bras percés.
La suite de l’histoire de Gilles Bertin prend une autre bifurcation. La came, le jeune père qui a désespérément besoin d’argent, la musique qui ne le fait pas vivre, les premiers fric-fracs, le séjour en prison, la dure sortie… Ce punk était prolo, donc pauvre et désespérément violent, contre lui-même d’abord. La cavale après les coups qui tournent mal, la rencontre avec un aéropage de « voyous, d’anarcho-punks et d’indépendantistes basques », le cambriolage du dépôt toulousain de la Brink’s en 1988 (un coup de maître à 11 millions de francs), puis l’exil en Espagne (il avait été trahi en laissant ses empreintes sur un vieux numéro de Fluide Glacial dans son studio).
Un exil bien plus long que prévu (28 ans, un magasin de disques au Portugal et un bar à Barcelone). Une autre vie et une autre famille, entre paranoïa, mandats internationaux et amour. La découverte de sa séropositivité. De guerre lasse, il se livrera à la justice française (qui l’avait déclaré mort) en 2016, et n’écopera que de cinq ans avec sursis. Le sida gagnera la partie en novembre 2019. Les héros du peuple sont immortels, et l’histoire populaire du punk méritait bien une BD de cette trempe-là.


Les héros du peuple sont immortels par Stéphane Oiry est sorti chez Dargaud


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