Les chansons bleues

Depuis 15 ans, Mikhaël Hers truffe ses films de pépites pop et de références à nos groupes préférés. État des lieux avec l’intéressé.

Mikhaël Hers
Mikhaël Hers

Tenter lors d’une interview de déterminer de mémoire, sans béquille digitale, et durant plus de trois minutes quelle est la référence (Sarah 16 ? Sarah 22 ? 30 ?) du You Should All Be Murdered de Another Sunny Day n’est pas le genre d’exercice auquel on s’adonne avec régularité. On pourrait à l’extrême rigueur se livrer à cette passe d’armes avec un confrère journaliste ou une fan avinée au comptoir du Motel. Mais pas avec un cinéaste, français qui plus est. C’est pourtant la seconde fois que cette question existentielle nous anime, Mikhaël Hers et moi. Elle fut d’abord débattue en 2010 au Festival de Locarno, au sortir de la présentation de Memory Lane, premier long métrage, dans lequel le personnage interprété par Thibaut Vinçon arborait un ticheurte frappé de la paire de cerises rouges chères au label de Bristol. Avant d’être naturellement rapatriée douze ans plus tard sur la table d’un bistro du 19ème arrondissement parisien, quelques jours avant la sortie des Passagers de la nuit, cinquième pierre à un édifice qui réaffirme sa cohérence de marbre. L’idée n’est pas ici d’arpenter en long et en large le Hers Welt (nombreux sont ceux qui voient en lui un cinéaste allemand ou scandinave) où certaines figures ne cessent de faire retour et s’entremêler : collines et autres dénivelés, deuils et disparitions, discussions pédestres, parties de tennis, vent dans les branches, fenêtres ouvertes sur la ville (liste non exhaustive). Mais plutôt de s’arrêter sur une composante essentielle de son cinéma : la musique, qui sempiternellement le dispute à la couleur du souvenir – pour citer le titre du premier roman de Geoff Dyer, viatique revendiqué. De quoi revenir sur une trajectoire, en privilégiant un prisme tout ouï.

Memory Lane de Michael Hers (2010)

Passé un prologue ravivant la liesse du 10 mai 1981, Les Passagers de la nuit s’installent en l’année 1984. Une séquence voit deux ados serpenter à vélo alors que sonne le Rattlesnakes de Lloyd Cole and The Commotions, borne indéboulonnable de cette pop à guitares ligne claire que nous chérissions à l’époque. Quand une dizaine de minutes plus tard, les Pale Fountains enjambent la Seine (du pont de Grenelle jusqu’à la piscine Deligny ?) dans la luxuriance des cordes de Unless, on devine qu’une noble part de la discothèque du cinéaste, et donc de la nôtre, va venir irriguer le récit. Pour autant, s’il se baigne sans détour dans la mélancolie, ce cinéma n’a que faire d’un quelconque Paradis perdu et tient la nostalgie à distance. Rappelons qu’en 1984, Mikhaël Hers avait 9 ans, un âge où on s’adonne aux joies du BMX plutôt qu’à l’écoute compulsive des Smiths. « Même si thématiquement le film n’a rien à voir avec la musique, il nait de ça, reconnait-il, de ce regret de ne pas avoir été contemporain de ces années 83-89, de n’avoir pu les vivre en direct. J’éprouve le besoin de me replonger dans ces années parce que je me sens véritablement constitué par ça, c’est un truc magnétique. J’ai raccroché les wagons en 89-90, à un moment où j’ai le sentiment que l’âge d’or est déjà derrière. Je découvre tout ça à mon entrée au lycée. Un copain a un cousin plus âgé qui va être le guide parfait pour cette exploration. Il nous fait écouter Lloyd Cole au moment où sort son premier album solo, où les Commotions c’est fini. De la même façon que je découvre R.E.M. avec Out of Time, alors qu’il est évident qu’aujourd’hui j’ai plus d’affinité avec Murmur ou Life’s Rich Pageant. Pour en revenir à Rattlesnakes, ça fait partie des premiers disques que j’ai écoutés. Tu vas les emprunter à la bibliothèque, tu les uses jusqu’à la corde. »

Les Passagers de la Nuit de Mikahël Hers
Les Passagers de la Nuit de Mikahël Hers (2022)

Elizabeth (Charlotte Gainsbourg), le personnage central des Passagers, n’a plus le choix. Son mari est parti, la laissant seule avec ses deux ados. Il lui faut trouver un boulot, elle qui n’a jamais travaillé. Elle décroche un poste de standardiste dans une émission radiophonique de nuit animée par Wanda (Emmanuelle Béart), sorte de Macha Béranger mâtinée de Domina. Un job qu’elle accommodera d’un autre emploi en médiathèque, lieu déjà arpenté dans Primrose Hill et Memory Lane, deux films cousins. « J’adore ces lieux, des lieux de rencontres, de communion, et puis j’y ai travaillé pas mal d’années. C’est le seul endroit où tu pouvais avoir pleinement accès aux disques. Tu t’en achetais avec tes premières paies, mais rarement plus de 4 ou 5. Alors tu empruntais et tu faisais des cassettes, un cheminement assez classique.»
Elizabeth vit dans les tours du quartier Beaugrenelle, là même où en 1980 Olivier Assayas filmait Jacno interprétant Rectangle et Anne cherchait l’amour. De sa fenêtre, elle a une vue imprenable sur la Maison de la Radio, qu’elle rejoint désormais chaque soir. Qu’au détour d’une séquence il soit fait mention d’un certain Bernard Lenoir tombe dès lors sous le sens. « Je ne l’ai évidemment pas connu dans la période que j’évoque, celle de Feedback, mais je le suivais avidement au début des 90’s. Je n’ai pas dû rater beaucoup de Black Sessions au Studio 105. Lenoir, et ses chroniqueurs, Hugo Cassavetti, Michka Assayas, Arnaud Viviant, c’était vraiment la vigie. Lui et les Inrocks première formule. L’attente fébrile du numéro trimestriel, puis mensuel, que tu essorais littéralement ».

Tout le cours du film, et des précédents, est jalonné de petits cailloux que Mikhaël Hers sème avec au moins autant de largesse que le Petit Poucet. Ainsi intervient rapidement un personnage prénommée Talulah – même si elle s’appelle en fait Christine, comme dans la chanson de The House of Love. Et comme Before Hollywood s’invite au détour d’une séquence, ça nous fait deux albums des Go-Betweens pour le prix d’un.

Amanda de Mikhaël Hers (2018)

Dans Amanda, Vincent Lacoste et la jeune Isaure Multrier suivaient un match de tennis opposant sur le gazon de Wimbledon R. Forster à G. McLennan. La gamine lâchait soudain « Elvis has left the building » pour signifier que tout était fini, et notre vue se brouillait. Impossible de déterminer lequel des deux songwriters de Brisbane allait l’emporter au tie-break. « Il n’y a pas à en faire gagner un, j’adore les deux. Au début j’avais peut-être une inflexion plus marquée pour Grant, son approche de la mélodie me touchait davantage, et puis avec l’âge, j’ai dérivé un peu plus vers Robert Forster. Ses disques solos sont d’ailleurs plus intéressants que ceux de McLennan. Les Go-Betweens restent effectivement un de mes groupes favoris. Ils font partie des rares qui après s’être reformés sont parvenus à délivrer des disques qui n’avaient rien à envier à leurs réussites précédentes. » Si on fait notre miel de ce genre de références, on ne peut pour autant occulter faire partie d’une petite communauté d’happy few. Quand dans Primrose Hill, un des garçons s’engage dans une discussion autour du North Marine Drive de Ben Watt et réaffirme à quel point ce disque réécouté la veille le bouleverse toujours, le film et le cinéaste chuchotent à notre oreille. Mais risquent de laisser à quai 99,9 % des spectateurs. Mikhaël Hers s’en défend. « Le spectateur a une capacité à saisir le propos d’une séquence, peu importe qu’il connaisse ou non Ben Watt. Je suis assez attaché à cette idée, même si on évolue avec le temps, d’une fidélité à des premiers émois. Tu ne te remets jamais de certains albums. J’ai toujours beaucoup de mal avec les gens qui renient leurs amours passés, genre j’ai écouté les Smiths à un moment, j’en ai honte maintenant, je trouve ça un peu ridicule. Aujourd’hui ce film, Primrose Hill, a 15 ans et je ne referais peut-être pas les choses de la même manière maintenant. Je ne suis pas Lee Mavers, Memory Lane était peut-être une excroissance de Primrose Hill, mais il ne s’agissait pas non plus de parfaire l’original. Ensuite, toutes ces citations c’est le genre de balises qui m’ancrent quelque part et m’aident sur les tournages. Dans l’équipe personne ne partage ces références, mais ce sont comme des béquilles qui me donnent un peu d’énergie. Des petites choses toutes simples auxquelles je me raccroche sur un plateau, qui me renvoient à ce ferment, à ces passions adolescentes qui continuent à m’animer, et m’aident dans mes journées. »

Parfois, intimement persuadé que chaque jalon déposé par Mikhaël répond à une exigence précise de fan, on en vient à lui prêter de fallacieuses intentions. Qui par défaut permet de relancer ce fameux coup de dés mallarméen qui jamais n’abolira le hasard. Intervient ainsi à mi-parcours Prayer, le joyau en ouverture d’Another Setting, un album qui en 1983 nous fit rejoindre fusil sur l’épaule la Colonne Durutti. On se souvient vaguement du clip qui accompagnait le titre, et mû par une intuition qui relève de l’évidence, on y retourne. Pour se retrouver face à un concentré hersien, trois minutes où se bouscule ce qu’il brasse depuis ses débuts. Évidemment, Mikhaël ignore totalement cette vidéo. Ce qui, in fine, est à la fois logique et rassurant : l’alignement des planètes avance masqué. Cela n’empêche pas chaque choix musical d’être soupesé et de relever d’une impérieuse décision. Exemple qui fait foi : la jeune Talulah renoue avec une tribu d’iroquois qui squattent les bords de Seine. Qu’entend-on, si on tend l’oreille ? P.U.N.K. Girl, un titre (sur Sarah Records – piaffez pas d’impatience les cuties, on va y venir) signé Heavenly, le groupe d’Amelia Fletcher, qui auparavant s’était illustrée au sein de Talulah Gosh (oui, je sais, c’est un peu l’œuf de Colomb ce film, et perso je me porte comme un cœur). Au-delà du gimmick qui va encore faire se lever les contempteurs de l’entre-soi, intervient la première distorsion diégétique dans l’accompagnement du récit. Exit 84, on est là face à un titre daté de 1993, fracture temporelle qui en appellera d’autres – Low, ou John Cunningham, qui a depuis longtemps son rond de serviette à la tablée Hers. « J’avais cette volonté de coller au récit pour les morceaux emblématiques et pour ceux qu’on aime énormément, mais également d’être dans un geste amical, inclure la musique de gens que j’aime – John Cunningham par exemple. Et pour être plus pragmatique ou prosaïque, privilégier la musique de gens qu’on peut contacter directement afin d’obtenir les droits facilement. Au moment du film où intervient Hollow Truce de John Cunnigham, pendant très longtemps il y avait Wichita Lineman de Glen Campbell, puis un titre de Duncan Browne – c’était plausible en termes de temporalité, on peut imaginer qu’Elizabeth et son mari aient pu écouter ça, ou en tout cas ce type de chansons. A l’origine, je voulais Simon & Garfunkel, mais ça, jamais tu ne l’obtiens. Et puis finalement on arrive à John Cunningham, et cette chanson intemporelle, qui aurait pu être écrite dans ces années là. Pour P.U.N.K. Girl, au départ le choix c’est Juke-Box Baby d’Alan Vega – pareil, ultra compliqué à obtenir, tu fais vite de changer de calibre. » Droits, clearance, on connait la chanson et les prétentions hors-budget de certains. La version de Karen par les Little Rabbits dans Memory Lane, c’était pour contrarier la gourmandise des Australiens ? « Pas du tout, les Go-Betweens étaient prêts à la céder pour rien, alors que chez Single KOle label fondé par Louis Thévenon, ex-New Rose, où émargeaient les Rabbits, se permet-on de préciser – on ne cachait pas son appétit. Seulement, la version originale, très sèche et assez lente, n’arrivait pas à trouver sa place, alors que la cover, plus enlevée, collait parfaitement avec les plans tournés. » Car ici, le fantasme de certains titres ne résiste pas à la loi de la table (de montage). « Le mélange des titres avec les images, c’est toujours assez organique. Ca prend ou ça ne prend pas. On fait beaucoup d’essais pour inclure des chansons que j’aime. Or, ça ne se fait qu’au montage, en testant concrètement les choses. Des fois tu as une idée en tête, tu penses que ça va marcher et à l’arrivée ça aplatit tout, ou ça fait tapisserie. En revanche, une idée de musique ne va pratiquement jamais dicter une option de mise en scène – à l’exception ici du titre pour la séquence de club, qui est un morceau d’italo-disco (signé She Male pour ceux qui s’en souviennent, I Wanna Discover You, 1984), où la chorégraphie, la danse s’établissent en fonction de la chanson. »

Les Passagers de la Nuit de Mikahël Hers (2022)
Les Passagers de la Nuit de Mikahël Hers (2022)

Au fait, You Should All Be Murdered de Another Sunny Day, Mikhaël avait raison, c’est bien le Sarah 22. On aurait tort de vouloir contrarier un garçon qui, dans Les Passagers de la nuit fait intervenir un film dans le film, un film britannique qui, si on s’en réfère au clap, s’intitule A Day for Destroying Things et est signé Clare Wadd / Matt Haynes. Soit, pour ceux qui suivent, le titre du manifeste entérinant la fin de l’exemplaire label de Bristol qui hébergea entre 1987 et 1995 Field Mice, Sea Urchins, Orchids, Blueboy ou East River Pipe : Sarah Records. « Sarah, c’est une démarche que je trouve tellement pure et touchante. On atteint là la pure beauté du geste. Ce que Clare et Matt ont fait, je ne m’en suis pas remis. Là, pour le coup, je suis collectionneur. C’est le seul label, avec él Records, pour lequel j’ai cette attitude. J’ai tout, même les disques faiblards – mais les autres sont tellement géniaux ». Voilà. Pour les initiés, dans Ce sentiment de l’été, le personnage interprété par Anders Danielsen Lie a publié un livre intitulé Glass Arcade et assiste à un concert de Mac Demarco dans un club baptisé Shadow Factory (soit les titres de deux compiles que vous possédez sûrement si vous me lisez encore). Lui-même, dans le film, a pour nom Lawrence, dis donc. « C’est là mon plus grand regret. J’avais écrit, dans Amanda, une scène pour Lawrence Hayward, qui avait donné son accord. La veille du tournage, il nous plante. On a finalement appelé Luke Haines en catastrophe pour le remplacer. Le pauvre se demandait un peu ce qu’il faisait là. » Felt est probablement une des obsessions les plus tenaces de Mikhaël Hers, qui discrètement place une pochette de Penelope Tree au détour d’un plan de son dernier film. Une paille si on considère que dans Memory Lane il parvient à faire danser toute sa troupe sur Sunlight Bathed The Golden Glow. « Ce qui tend à confirmer que je ne suis pas un cinéaste naturaliste. On n’est évidemment pas dans le réalisme pur. Le cinéma, ça sert aussi à ça, à se faire plaisir. Parce qu’après tout, rien ne nous interdit de danser sur Felt. »


Les Passagers de la Nuit de Mikhaël Hers, avec Charlotte Gainsbourg, Quito Rayon-Richter, Noée Abita, Megan Northam et Emmanuelle Béart, en salles dès aujourd’hui le 4 mai.

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