Lee Ranaldo : « Ma première guitare était une raquette de tennis »

Lee Ranaldo et le Wild Classical Music Ensemble sur scène au Festival Sonic Protest.

Lee Ranaldo
Lee Ranaldo / Photo : Alain Bibal

Après avoir réalisé plus d’une centaine d’interviews, il est facile de classer les musiciens rencontrés dans différentes catégories. Certains artistes sont en pilotage automatique et accordent les mêmes réponses à tout le monde, peu importent les questions. Pour des raisons diverses et variées, d’autres répondent par deux syllabes à peine compréhensibles à chaque tentative de conversation. Et il y a les vieux briscards, qui préfèrent casser la routine en racontant leur vie à base d’anecdotes. Lee Ranaldo fait partie de cette dernière catégorie, à mille lieues de l’image parfois prétentieuse et arty que l’on pouvait accorder à son ancien groupe, Sonic Youth. Une fois l’interview terminée et le magnéto éteint, il continue de parler comme si nous venions de faire connaissance dans un café, alternant questions personnelles et récits épiques sur sa longue carrière au sein de Sonic Youth ou en solo. Ranaldo étant dégagé de toute obligation promotionnelle, l’occasion était idéale pour prendre son temps et revenir sur quelques événements marquants, de sa petite enfance et sa découverte des Beatles, à son récent investissement sur l’ambitieux projet For The Birds. Ranaldo se montrant aussi généreux en interview que sur scène, ne ratez pas son prochain concert au festival Sonic Protest le 22 mars.

Lee Ranaldo / Photo : Alain Bibal

Quel est ton premier souvenir musical ?
Mes premiers émois musicaux sont liés à des films. Principalement des comédies musicales. Guys and Dolls avec Marlon Brando et Frank Sinatra, The Sound of Music, Mary Poppins. Mes parents m’emmenaient voir ce type de films au cinéma car ils étaient adaptés à mon âge. Les choses sont devenues plus sérieuses lorsque mon père a acheté une radio AM pour la cuisine. Elle était allumée en permanence. Nous écoutions toutes les pop songs du moment, dès le réveil, lorsque l’on se préparait pour l’école. C’était vers 1963. Les Beatles ont commencé à devenir énormes et certaines stations ont senti qu’il y avait un marché à prendre avec les singles de pop music. Elles ne passaient plus que ça. Si je n’ai pas de titres particuliers en tête, je me souviens juste d’un flux continu de chansons toutes aussi bonnes les unes que les autres. Ça a été ma formation à la musique. Après quelque temps, j’ai commencé à collectionner les 45 tours.

Tes parents n’en achetaient pas ?
Très peu. Ma mère jouait souvent du piano, elle achetait principalement de la musique classique qu’elle reproduisait ensuite. Sinon il y avait quelques enregistrements de comédiens et de crooners italiens.

Quel était ton rapport aux disques de musique classique de ta mère ?
Je n’ai apprécié ce type de musique à sa juste valeur qu’une fois devenu adulte. Je ne connaissais rien quand j’habitais chez mes parents. Ma mère jouait du Lizt au piano mais ça me passait au-dessus de la tête. Mon entrée en matière s’est faite avec des chants grégoriens. Pendant mes études je chantais dans une chorale. Leur côté simple et minimaliste me parlait et me stimulait. Vers l’âge de 20 ans j’ai commencé à développer une obsession pour Béla Bartok et Charles Ives même si ce n’est pas de la musique classique au sens propre du terme. Les Suites pour Violoncelle Seul de Bach sont fabuleuses. Elles m’ont guidé pour tout ce que j’ai écrit pendant la pandémie et pour mes compositions actuelles. Elles tournent régulièrement sur la platine à la maison. J’aime le fait qu’il n’y ait qu’un seul instrument et que ce soit pourtant mélodique. D’une certaine façon, Bach a posé les fondations de la musique contemporaine. Il n’y a pas un fossé à franchir entre son écriture et celle du rock. Les deux utilisent les mêmes accords. Pete Townshend de The Who semble s’en être souvent inspiré. Si l’on retrouve plus Beethoven dans des groupes comme Pink Floyd, Bach reste la base.

Ta mère étant pianiste, est-ce le premier instrument que tu as appris à jouer ?
Si je n’ai jamais réellement pris de cours, c’est le premier instrument sur lequel j’ai commencé à jouer. Ma mère a essayé de me donner des leçons mais je trouvais compliqué que ce soit elle qui m’apprenne les bases. Elle a contacté un professeur mais ce n’était pas mon truc non plus. Je voulais apprendre seul, m’amuser avec des accords simples. C’est ce que je fais encore aujourd’hui. Je joue et je compose comme à l’âge de 10 ans. Le piano est toujours présent dans ma vie. J’en joue régulièrement, même sur scène depuis quelques mois. J’ai donné deux concerts solos sur un piano électrique Fender Rhodes à Vienne. J’ai tellement adoré le faire que je souhaite renouveler l’expérience.

Quand as-tu été attiré par la guitare ?
Quand les Beatles ont explosé. Ils ont été mon obsession. Ma première guitare a été une raquette de tennis (rire). On m’a offert un Ukulélé en plastique rose puis, quelque temps après, la première d’une succession de guitares bas de gamme. Ce n’est qu’à l’âge de treize ans que j’ai possédé ma première guitare de qualité. Je m’y suis mis de façon obsessionnelle. D’abord avec les chansons des Beatles, puis avec le fingerpicking. J’avais la chance d’avoir un cousin plus âgé qui était un excellent guitariste. Il m’a beaucoup appris. Notamment l’open tuning qu’utilisaient beaucoup Crosby Stills & Nash, mais aussi Neil Young et Joni Mitchell. C’était merveilleux, tu pouvais sonner comme un excellent guitariste sans vraiment en être un (rire). Je pense sincèrement être encore un guitariste médiocre malgré des années de pratique. Je ne sais pas vraiment jouer de la guitare si elle est accordée normalement. Ce manque de technique m’a souvent aidé dans ma carrière. Par exemple, lorsque j’ai collaboré avec Glenn Branca, j’étais déjà familier avec ses techniques.

Quel a été le premier groupe à t’avoir obsédé ?
Il y a eu plusieurs phases. Mon obsession des Beatles s’est déplacée vers un rock plus dur. Cream, The Who et le rock de la côte ouest, The Grateful Dead, Quicksilver et Jefferson Airplane. Ils ont ouvert d’autres perspectives. Ado, quand j’ai commencé à prendre de la drogue, The Grateful Dead est devenu “mon” groupe. Ils m’ont influencé à travers leur musique et à travers leur état d’esprit. On peut les considérer comme des avant-gardistes. Ils jouaient de longs morceaux improvisés. Naturellement, ça m’a mené à écouter les disques de Fred Frith. Je dois beaucoup à la maison de disques Warner. Ils publiaient des samplers en vinyle avec des artistes de leur catalogue. On y trouvait beaucoup d’artistes expérimentaux qui m’ont pris par surprise. J’aimais tout ce qui était instrumental et qui sortait du format classique de la pop song. Ça tombait bien, c’était la période où j’ai eu ma première guitare électrique.

Comment sonnait le jeune Lee Ranaldo à la guitare ?
Comme tout le monde, je suis passé par une période où je créais les sons les plus fous, j’étais accro au feedback. Et puis je me suis rendu compte que l’on pouvait composer autrement en découvrant John Cage, Stockhausen ou Edgard Varèse. C’est grâce à Zappa que j’ai découvert Varèze, il le citait comme une influence dans ses interviews. Pour Stockhausen, c’est plutôt parce qu’il figurait sur la pochette de Sergent Pepper. Tout a soudain pris sens. On pouvait se situer au milieu, entre la pop et l’expérimentation. De la même façon que des compositeurs du 20ème siècle comme David Tudor, les Beatles utilisaient le studio comme un outil d’expérimentation et continuaient à rester populaires et intéressants. Ça m’a incité à acheter des enregistreurs à cassettes. Je faisais des coupes, je passais les bandes à l’envers. Les Beatles m’ont ouvert cette voie.

Es-tu encore inspiré aujourd’hui par des artistes que tu admirais quand tu étais adolescent ?
Oui, et sans aucune hésitation. Paul McCartney est une des personnes les plus incroyables au monde. Son talent est immense. J’ai eu le privilège de passer quelques soirées avec lui. Idem pour Brian Wilson, même si le concernant, c’est sur une période plus limitée, située entre Pet Sounds et Smile. Je connais beaucoup moins le reste, mais ces enregistrements-là ont toujours une énorme influence sur mes chansons. Dylan est encore une force créatrice majeure à l’âge de 81 ans. Comme McCartney, il est encore crédible. Oh, j’ai failli oublier Neil Young. Nous avons une chanson avec Sonic Youth qui s’appelle Radical Adults Licks Godhead Style. L’idée était de dire que nous n’étions pas seulement des adultes obsédés par les nouveaux artistes, mais aussi par des artistes avec une longue carrière qui n’ont jamais perdu leur pertinence. Quand on pense aux peintres, Matisse, Picasso, il ne se sont pas mis à la retraite à l’âge de 40 ans. Pourquoi se moque-t-on des musiciens qui font du rock passé cet âge? Un véritable artiste se dévoue à son art tout au long de sa vie. Ces gens-là ne sont pas dans le business pour l’argent ou la gloire, mais parce que c’est leur vie. C’était notre objectif avec Sonic Youth. Mais je comprends que la pop musique soit associée à la jeunesse. C’est comme ça qu’elle est marquetée.

Sonic Youth n’existe plus mais tu sembles déterminé à poursuivre cette quête artistique en solo. On a l’impression que tu travailles en permanence sur plusieurs projets en parallèle.
Je suis musicien, écrivain et peintre. J’ai l’impression que ça rend les gens confus. On aime que les artistes soient dans des cases. Même pour la musique, j’alterne entre les prestations à la guitare acoustique, au piano électrique et la noise. Je me tire une balle dans le pied car c’est un frein au succès. Ce n’est pas grave, je suis ma vision, même si elle est bordélique. Dès le plus jeune âge, j’écrivais, dessinais et jouais d’un instrument. Rien n’a changé. Je n’ai aucune envie de favoriser une de ces pratiques au détriment de l’autre.

Préfères-tu l’écriture de textes ou les arts visuels ?
Je ne suis pas un bon écrivain. Je parle principalement de mes expériences mais sans grand talent. Par contre, je prends les arts visuels très au sérieux. C’est une véritable passion. Peu de gens le savent mais je dirige un studio d’art visuels en plus d’un studio d’enregistrement. Sans être devenu membre de Sonic Youth, il n’est pas impossible que j’en aurais fait ma profession.

Un de tes projets visuels les plus récents est le remix d’une vidéo de Philipp Virus. Pourrais-tu nous en dire plus sur ce concept intriguant du remix d’images ?
Je voulais produire une vidéo pour mon disque In Virus Time. Ce morceau a été composé quand j’étais coincé à la maison pendant la période du Covid. J’étais assis dans mon salon, dans une quasi obscurité à m’enregistrer jouer de la guitare acoustique pendant des heures. J’ai passé des mois à tout éditer sur un ordinateur. J’ai voulu recréer les conditions de l’enregistrement pour la vidéo. Au même moment Philipp est passé à la maison me montrer des vidéos de Dinosaur Jr pour un documentaire qu’il réalisait. Ils ont fait la première partie de Sonic Youth en 1986. C’était leur première tournée américaine. Je me promenais partout avec un camescope à l’époque et j’ai passé beaucoup de temps à les filmer. Il m’a emprunté les cassettes pour les ajouter aux autres documents de son projet. J’en ai profité pour lui parler de ma vidéo. Il m’a dit que de son côté il remixait ses propres bandes pour en faire des collages psychédéliques. Il m’a envoyé ses vidéos en me proposant d’en intégrer des extraits aux miennes. J’ai ajouté quelques touches et le tour était joué.

J’ai entendu que tu avais arrêté de jouer de la musique pendant un moment. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Mon dernier album en date, Names of North End Women, est une collaboration avec Raül Refree. Il est sorti pendant la première semaine de la pandémie en mars 2020. Nous avons travaillé pendant un an pour aboutir à ce projet dont nous étions vraiment fiers. Janvier et février 2020 ont été consacrés aux répétitions pour la tournée. Les morceaux étant complexes, nous avons travaillé dur pour en offrir la meilleure version possible au public. Nous avons joué trois titres à la radio la veille de sa sortie, puis trois titres le lendemain lors d’une fête. Et puis plus rien, tout le monde a dû se confiner. J’étais dévasté. Je n’ai pas touché un instrument pendant les cinq mois qui ont suivi. J’étais perdu, je ne savais plus quoi faire. J’ai préféré dessiner, assis à la table de la cuisine, et faire des aquarelles des fleurs que ma femme ramenait à la maison. Je ne faisais que ça et des sorties à vélo d’une cinquantaine de kilomètres dans des rues désertes avec mes amis. Fin août, l’envie de jouer est revenue. J’ai composé et enregistré In Virus Time en septembre. J’ai eu l’impression de devoir apprendre à nouveau à jouer de la guitare. Pour cette raison, mon jeu sur ce titre est très simple. Je jouais parfois une note que je laissais flotter dans l’air pour lui donner de la résonance.

Lee Ranaldo / Photo : Alain Bibal

Tu as l’air d’être un grand fan de vélo !
C’est une obsession. Je regarde l’intégralité du tour de France et d’Italie à la télévision. C’est un sport que je pratique et que je prends très au sérieux. Je connais tout sur les cyclistes, sur le matériel. Je ne fais pas de courses, je me promène à un rythme soutenu. Partout où je vais, je m’arrange pour avoir un vélo à disposition. Récemment, nous avons passé une semaine en Espagne avec ma femme. Je devais jouer dans un festival. J’en ai profité pour faire trois ou quatre sorties. C’est ma façon de méditer, de prendre du recul. Je réfléchis beaucoup aux paroles de mes futures chansons en faisant du vélo. Le bonus, c’est que ça m’aide à rester en bonne santé (rire). Pour la dernière tournée de Sonic Youth, Steve Shelley, Mark Ibold et moi avions emmené nos vélos avec nous. Tous les matins, nous partions faire du vélo pendant quelques heures. Nous avons traversé des paysages magnifiques, que ce soit dans l’Iowa, le Nevada ou d’autres États. Parfois, nous allions au soundcheck à vélo, et dès que le concert était fini nous rentrions également à vélo. Ça nous a permis de découvrir les rues de grandes villes comme Chicago complètement désertes. C’était à la fois fun et magnifique. Thurston Moore avait un vélo pliable dans le bus qui lui permettait d’aller acheter des disques et des livres en toute liberté. C’est une vision différente du vélo (rire). Quelle tournée ! C’était sans doute la meilleure pour moi.

Tu as récemment publié un morceau sur l’ambitieux projet For The Birds, un coffret de 20 lp pour lequel tu as également été co-producteur. Pourrais-tu nous en dire plus ?
C’est un projet de Randall Poster, un superviseur musical pour le cinéma. Il a travaillé avec Wes Anderson, Todd Haynes et beaucoup d’autres. Je collabore avec lui depuis longtemps. La dernière fois c’était pour la série Vinyl. Il nous avait engagé avec Don Fleming pour être les producteurs musicaux. Nous avons joué avec plein de gens fabuleux pour la bande son. Lenny Kaye, Iggy Pop, Charlie XCX, Alison Mosshart par exemple. J’avais aussi travaillé pour lui pour le film de Todd Haynes sur Bob Dylan, I’m Not There. Sonic Youth jouait à la fin du film, mais j’ai composé la majorité de la bande son tout seul. Randall a marché jusqu’à chez moi pour me rendre visite pendant la pandémie. Il avait lu un article sur la menace qui règne sur l’habitat des oiseaux. Des espèces sont en voie de disparition. Il a voulu agir et monter un projet pour lever des fonds. Il s’est dit qu’avec mon carnet d’adresses, j’allais pouvoir mobiliser beaucoup de monde. C’est comme ça que Circuit des Yeux ou Terry Riley ont participé. Il a fallu un an pour tout organiser. J’ai mis en musique un poème de Michael McClure. Les disques sont sortis par série de quatre. Chaque album est limité à deux mille exemplaires. J’espère qu’il va tout vendre pour récolter des fonds pour le National Audubon Society. Deux cent musiciens ont participé au projet, beaucoup de poètes, de graphistes et bien d’autres ont donné de leur temps. On y trouve de tout, de la pop, de la musique industrielle, des expérimentations. C’est un magnifique projet.

Tu évoquais récemment une citation d’un membre de Suede ou Pulp dans un de tes posts sur Facebook. La scène Britpop semble tellement éloignée de la musique que tu joues. Quel regard portes-tu sur ce mouvement ?
J’aime quelques titres de Blur, mais mon groupe préféré de ce mouvement est Pulp. Si je reste honnête, ce n’était pas vraiment un type de musique qui m’intéressait. Sonic Youth partageait un tour manager avec Suede. J’ai entendu de ces histoires à leur sujet ! Un des membres n’arrêtait pas de dire que “voyager c’est fatiguant”. C’est une expression que nous avons souvent reprise avec Sonic Youth pour rigoler un coup dans les aéroports.

De plus en plus de fans de Sonic Youth considèrent que Washing Machine est votre meilleur album. Quel souvenir gardes-tu de sa création ?
C’est aussi un de mes favoris. Pour certains fans, il est du niveau de Daydream Nation. Je préfère la cohérence de ce dernier sur son ensemble. Je suis particulièrement fier du titre The Diamond Sea. Nous commencions à nouveau à expérimenter et ça s’entend. Nous avons sorti Goo et Dirty sur Geffen. Nos chansons étaient devenues plus courtes, plus polies. Certainement parce que nous avons travaillé avec la même équipe que Nirvana. Nous jouions le jeu des grosses maisons de disques. Au moment de créer Washing Machine, on s’est dit que tout ce cirque était fini pour nous. Nous avons commencé à travailler dans un studio sans envoyer la moindre maquette à Geffen. C’est pour moi le début de la deuxième grande période de Sonic Youth. Celle du retour à l’underground et de l’exploration. Je comprends parfaitement pourquoi les fans l’adorent.

C’est votre seul album à avoir été enregistré en dehors de New York, pourquoi ?
C’était lié à un ras le bol général vis-à-vis de l’industrie. Nous avons bénéficié d’un studio vraiment cool à Memphis. Nous voulions abandonner le nom de Sonic Youth pour nous appeler Washing Machine. En parallèle, nous commencions à en avoir marre d’entendre les médias comparer tout ce que nous sortions à Daydream Nation. A tel point que nous avons eu une idée de génie, changer de nom sans prévenir personne et attendre la réaction des médias à la sortie de l’album. Geffen a bien entendu refusé. Nous avions déjà imprimé les t-shirts Washing Machine qui figurent sur la pochette avant même d’entrer en studio. Nous les vendions aux concerts. Les fans ne pouvaient pas comprendre le message. A la fin de l’enregistrement nous avons rejoint le festival Lollapalooza. Nous n’avons presque joué que les chansons de Washing Machine que personne n’avait jamais entendu puisque l’album n’était pas encore commercialisé. C’est probablement les dates pendant lesquelles nous avons joué devant le plus de monde de toute notre carrière. Ça nous a rapporté beaucoup d’argent. Chaque centime a été dépensé en matériel pour notre studio d’enregistrement à New York. C’était un soulagement, car à partir de ce moment, nous n’avions plus de comptes à rendre à personne, plus de contrainte de temps ni d’argent. A Thousand Leaves, l’album suivant, a été enregistré dans les meilleures conditions possibles. C’est aussi un de mes préférés.

Pourquoi le documentaire sur la tournée Evol n’est-il jamais sorti ?
Il est presque terminé depuis 1988 ! Et puis nous sommes passés à autre chose. Je m’y suis remis il y a une dizaine d’années. Le matériel étant de meilleure qualité que dans les années 80, j’ai transféré toutes les bandes sur un ordinateur. J’ai tout édité, synchronisé, mais il reste du travail à accomplir. Je suis déterminé à tout boucler avant la fin 2023. Je préfère ne pas attendre l’anniversaire de l’album en 2026. Les documentaires sur les groupes datant de cette époque sont rares. Nous avons eu de la chance car ma femme était chorégraphe à cette époque. Elle avait acheté un des premiers caméscopes pour son travail. On imagine que c’était une petite caméra, mais c’était du matériel énorme. Nous l’avons emmené pour filmer la tournée d’été de Sonic Youth. On y retrouvera des extraits de chansons, des scènes avec le groupe, certaines drôles, d’autres plus étranges. Saccharine Trust et Dinosaur Jr qui ouvraient pour nous y figurent également. Nous avons diffusé le documentaire en l’état deux fois à New York. Je le trouve vraiment cool. Nous étions des gamins pas vraiment connus. C’était avant Daydream Nation, album qui nous a fait passer dans une autre dimension.

Lee Ranaldo / Photo : Alain Bibal

Quel souvenir gardes-tu des débuts de Sonic Youth ?
J’ai une excellente mémoire de toute la carrière du groupe. Je me revois très clairement partager mon temps entre Sonic Youth et Glenn Branca, pour qui j’étais musicien, à partir de l’été 1981. J’avais déménagé à New York avec un groupe fondé pendant mes études, The Flucts. Nous nous produisions au CBGB, au Max’s Kansas City. Le premier groupe de Thurston jouait dans les mêmes endroits, parfois nous partagions l’affiche. Nous avons commencé à nous fréquenter. Nos groupes respectifs ont fini par se séparer. Thurston a organisé une série de dix soirées pendant l’été 1981. L’événement s’appelait le Noise Fest. Tout l’underground New Yorkais y jouait, des plus réputés aux plus obscurs. Tous les concerts avaient lieu dans la même salle à Soho. C’était l’occasion de rencontrer beaucoup d’artistes. Un certain nombre d’entre eux, sans se consulter, m’ont incité à proposer à Thurston de faire de la musique avec moi. Ils étaient convaincus que nous allions matcher. Je me suis lancé. Le lendemain du festival, nous avons commencé à répéter en trio avec Kim dans une salle de la galerie d’art que Thurston avait loué pour l’événement. Les premiers concerts ont suivi peu de temps après, toujours en trio, sans batteur. Pendant six mois nous avons sorti les sons les plus extrêmes de nos guitares, tentant toutes les idées qui nous passaient par la tête. Richard Edson nous a rejoint à la batterie. Glenn Branca a assisté à notre premier concert en quatuor. Il nous a aussitôt proposé d’être la première signature du label qu’il venait de créer, Neutral Records. Tout est parti de là.

Avec une telle mémoire tu n’as jamais pensé à écrire un livre ?
Thurston en écrit un. Je l’aide énormément, principalement pour ce qui s’est passé au tout début du groupe car cette époque n’est pas aussi documentée que l’on pourrait l’imaginer. Nous avons tous les deux mis le nez dans nos archives personnelles, ouvrant boîte après boîte pour trouver des flyers ou autres documents nous permettant de reconstituer la chronologie des événements jusqu’à 1984. En retrouvant mes carnets de note, j’ai su précisément quels jours nous répétions, où, avec quel matériel. C’était fascinant. Un jour je prendrais peut-être le temps d’écrire mes mémoires, mais avouons-le, je suis tout de même plus intéressé par ce que me réserve le futur.


Lee Ranaldo est en tournée en France à partir du 16 mars 2023. Il jouera au Sonic Protest à Pantin le 22 mars.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *