Un lundi pluvieux de septembre, je retrouve la moitié de Corridor (Dom et Jo) dans un hôtel cosy du nord est parisien. Le contexte est inédit : je les interviewe et ils répondent à mes questions. La dernière fois que j’ai vu Jo, c’était après son concert de l’Espace B organisé par La Veillée Pop, nous avions partagé une bouteille de vin avec le reste du band en devisant les différentes entre le Québec et la France. Dom était quant à lui au concert de ses potes Jesuslesfilles, quelques jours plus tôt au Supersonic, inratable avec sa veste à frange toute nord américaine (et excentrique) qu’il porte également le jour de l’interview. Je déclenche mon enregistreur, et nous voilà parti pour trente minutes de conversation, autour de moult sujets passionnants, comme la place du rock dans la pop ou les différentes scènes canadiennes. Mais revenons au préalable sur la genèse du groupe.
Une cadence d’horloge suisse
Le groupe existe depuis 2013. Dès leurs premiers pas, la formation compose et s’attelle à la création d’un premier EP, Un Magicien en Toi, autopublié en 2014. À raison d’un disque tous les deux ans, le gang québécois publie trois albums entre 2015 et aujourd’hui. Au commencement, Le Voyage Éternel, fut plus qu’un galop d’essai : il constitue une pierre angulaire du son de Corridor, même si la production y est un peu moins aboutie que sur les suivants. Les guitares, marque de fabrique du groupe, s’entrelacent et se croisent dans de mystérieux ballets (Plasma Fontaine). Certaines des influences majeures du groupe y sont déjà perceptibles (Television, XTC, The Feelies, College rock, Jangle pop) mais comme sur les albums ultérieurs, elles semblent déjà filtrées et éloignées (Passage Secret). Corridor semble les avoir attrapées sur des ondes AM et les avoir retranscrites ainsi.
Le long jeu se conclue sur la plus sublime contribution du Voyage Éternel : Retour au Bercail 3D. En un peu moins de cinq minutes, les Québécois signent un des morceaux de rock en français (et non de rock français) les plus intéressants des dix dernières années. La chanson nous plonge dans une ode mélancolique aux entrelacs de guitares tourmentées, et expire dans un fracas sonore. La carrière du groupe connaît heureusement une situation inverse : l’album, bien que non distribué en France, connaît un petit succès d’estime grâce à La Souterraine qui le publie sur sa page bandcamp. Le premier batteur du groupe, Marc-André Chapdelaine, quitte alors le navire, angoissé à l’idée de devoir tourner, mais Corridor y gagne son line-up actuel.
Supermercado
Désormais formé de Dominic Bethiome (basse/chant), Jonathan Robert (guitare/chant), Julian Perreault (guitare) et Julien Bakvis (batterie), Corridor enregistre Supermercado avec l’aide d’Emmanuel Ethier du groupe Chocolat. Les Québécois y gagnent en assurance, affinent leur propos et sortent, en cette année 2017, un grand album. Publié par Michel Records (au Canada) et Requiem Pour Un Twister (en France, c’est à dire par mon frère et moi, d’où le lien particulier que j’entretiens avec ce groupe), le disque confirme l’intérêt du public et de la presse pour la jeune formation canadienne. La connexion avec eux s’est effectuée par l’intermédiaire de Laurent Bajon de La Souterraine et Chloé Legrand, la moité de Michel Records. Dès les premières écoutes, nous avons été emballés par le disque et avons eu envie de faire partie de leur histoire. Le groupe travaille déjà selon le même rituel, c’est à dire ensemble, comme nous le confirme Jo : « On a toujours composé en groupe, chacun apportant sa contribution. Par exemple, Dom s’intéresse au groove et au mixage de la batterie et je viens souvent avec les idées mélodiques ».
Comme Le Voyage Éternel, ce second album brille par la manière dont les guitares de Jo et Julian se croisent et tricotent des mélodies aigre-douces, associant l’espoir à la mélancolie. Pop (Coup d’épée, L’histoire populaire de Jonathan Cadeau) ou plus rock (Le Grand Écart et ses accents à la Television), le groupe sonne juste, selon la volonté des intéressés : « Un souci d’authenticité » et « Une question de vocabulaire », nous disent-ils. Le chant y forme un bloc avec les autres instruments, un choix justifié par les deux membres de Corridor : « Nous produisons les albums comme les groupes américains que nous aimons, nous avons un pied dans la chanson française et l’autre dans le rock indépendant américain. » Le résultat peut perturber à la première écoute mais offre, comme le souligne Dom et Jo, « Plusieurs lectures à travers les différentes couches sonores ». Cette approche singulière permet en tout cas au groupe montréalais de signer avec le vénérable label Sub Pop, après Histoire Naturelle, la parenthèse solo de Jo.
Première signature francophone chez Sub Pop
L’arrivée d’un groupe francophone sur le label de Seattle qui a hébergé Codeine, Sebadoh, Nirvana ou désormais J Mascis et Low est en soi une petite révolution. Certes, il y avait eu les Thugs d’Angers dans les années 90, mais ces derniers se pliaient à l’idiome anglais. Corridor est donc le premier groupe de rock en français de l’un des roosters contemporains les plus impressionnants. La chose s’est déroulée de manière très fluide et naturelle comme nous le raconte Dom : « Notre agent de tournée avait envoyé les demos de Topographe, Junior, Domino et Microscopie. Ils ont accroché et sont venus nous voir à NYC deux semaines après en live. Le label a aimé, et 3-4 jours après ils nous envoyaient un contrat de disque par e-mail. Aussi simple et boring que ça ! » Ils rejoignent l’écurie nord américaine en même temps qu’une autre formation avec laquelle ils partagent certains points en commun : Omni. Les deux groupes mélangent en effet dans leur rock indépendant un référentiel proche à travers des guitares anguleuses et râpeuses, se confrontant à des rythmiques rebondissantes et marquées. Pourtant, il y a quelque chose de presque plus poétique dans l’imaginaire de Corridor, un truc propre à la francophonie peut-être. Le groupe, désormais trentenaires (ils sont tous nés dans les 80’s), ne s’est en tout cas pas trop posé de question et a foncé : « Sub Pop ne nous a pas mis trop la pression. Les gens paraissaient impressionnés de l’extérieur, mais ça ne nous a pas bloqués dans le processus créatif ».
Junior
À l’écoute de Junior, Corridor y excelle toujours dans les mélodies à tiroir, les cavalcades entre kraut, post-punk et rock indépendant et des textes abstraits que n’aurait certainement pas reniées R.E.M. à l’époque de Murmur (1983). La première moitié de l’album est ainsi une succession de grandes chansons débitées à un rythme effréné. Chaque composition irradie par sa singularité dans le paysage actuel. Certes, de nombreux éléments de la recette sont connus, mais Corridor arrive toujours à offrir un angle inédit et aventureux à une langue électrique que nous avons parfois tendance à trouver un peu terne à force d’être parlée de la même manière. Topographe démarre sur un canon de guitares, il est impossible de déterminer qui joue quoi du coté des six cordes, mais la basse et la batterie offrent un contrepoint solide à l’ensemble. Les voix y sont particulièrement soignées. La chanson titre s’enfonce dans les ténèbres à travers un couplet nébuleux. Le refrain vient littéralement déchirer cette chape de plomb, offrant à l’auditeur un rayon de lumière aveuglant. Domino complète la trilogie ouvrant Junior. Plus uptempo, nous y retrouvons le goût des québécois pour les guitares à la fois jangly et crunchy se répondant. Corridor y développe aussi un long passage instrumental absolument dément quelque part entre Neu!, Television (toujours) ou les rave-up des Yardbirds. Loin de ralentir la cadence, le groupe enchaîne les chansons mémorables (Goldie, Microcoscopie, la planante Grand Cheval). Junior ne sera peut-être pas une surprise pour ceux qui ont suivi le groupe depuis Le Voyage Éternel ou Supermercado, mais Corridor y perfectionne son art et y maintient sa verve intacte. L’effervescence est saisissante, elle donne l’impression d’être au milieu d’une centrifugeuse, projeté contre les parois.
Speak white !
Si le groupe a pris les choses simplement et sans se focaliser sur un quelconque enjeu, la signature d’un groupe francophone sur un des bastions de l’indie américain a quelque chose de réjouissant et excitant. Au Canada, la situation ne fut pas toujours rose pour les francos, Jo racontait ainsi pendant l’interview que du temps de ses grands parents, les anglos demandaient à son grand père de speak white, c’est à dire de s’exprimer en Anglais. Le Français fut donc là-bas pendant les années soixante / soixante-dix un enjeu politique et culturel dont nous autres hexagonaux aimons parfois un peu caricaturer le propos (le joyeux festin, poulet frit du Kentucky, les titres de films au Québec…) Aujourd’hui, les choses sont somme toute plus simples pour la nouvelle génération. Si à Montréal, les communautés ne se croisent pas nécessairement tout le temps, y compris dans la musique (chaque langue a sa scène), l’une vivant à l’est (les francophones) et l’autre à l’ouest (les anglophones), elles cohabitent bien et trouvent dans la zone autour du Boulevard St Laurent un terrain cosmopolite. Corridor n’est certes qu’un groupe indépendant de rock, un truc dont la majorité des médias s’en foutent puisque le rap étant devenu la nouvelle pop, mais les voir légitimer par les voisins étasuniens offre une forme de reconnaissance pour toute une musique souvent méprisée, y compris parfois par les francophones eux mêmes, notamment en France. En cela, et pour beaucoup d’autres raisons, Junior est singulier.
Junior de Corridor est sorti cette semaine sur Sub Pop.