« Ce qui compte, c’est pas d’être prêts, c’est d’être là »
Filmer la musique, épisode 2 (ou 3, si on compte le texte sur le merveilleux On ne va pas se quitter comme ça de Jean-Louis Comolli pour les amis de Musique Journal) : après mes réflexions sur le documentaire La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est, j’ai par hasard enchaîné sur Le monde de demain d’Hélier Cisterne et Katell Quillévéré, qui passe en ce moment sur Arte. Six épisodes de moins d’une heure chacun racontent les débuts du duo vénère et de leur entourage plus ou moins proche (Lady V, Assassin, Dee Nasty…) dans un style relativement modeste avec tout de même de belles reconstitutions de ferveur collective (les soirées notamment, on y reviendra) et de sacrées performances des acteurs, dans les moments de danse et de musique. Mention à Andranic Manet, fiévreux et toujours au taquet comme dans Rap Contenders où parfois il s’amuse à fermer des caquets. Le programme est respecté dans le sens où, comme dans chaque aventure musicale, il est question de choc de personnalités (l’investi et habité Kool Shen vs le surdoué j’m’enfoutiste JoeyStarr), d’alchimie, de rivalités fraternelles (NTM / Assassin), de mouvement en formation, de membres oubliés (DJ Détonateur S), des galères des pionniers peu récompensés (Destroy Man & Jhonygo), de renouvellement de générations, de figures féminines dont l’importance est justement ré évaluée (Patricia et Virginie Sullé, Brigitte-Béatrice Dao) et qui apportent un regard neuf sur les enjeux de l’époque (et de la nôtre)… Si tout se tient, c’est par la qualité et le soin apporté aux détails. Et pourtant qu’en est-il de ce qui nous intéresse ici, à savoir le rapport de l’image et du son, de ce qui fait parfois – pas souvent – vibrer un écran ?
Si un format peut permettre certaines libertés, c’est sans doute la série ; dommage que Le monde de demain se pose quand même dans un certain classicisme, dans sa volonté de RACONTER UNE HISTOIRE, même si elle n’était pas loin de nous faire lever de notre divan, par certains aspects. Parce que : qu’est ce qui m’électrise quand je regarde un biopic musical (le genre en jeu ici), qu’est ce qui me met les frissons et la chair de poule ? C’est l’envie d’être là, avec les personnages, de vivre ce qu’on n’a pas vécu, pour diverses raisons (on n’était pas là, on n’était pas nés). Il y avait dans un roman de science-fiction – je ne sais plus lequel – une idée démente : des agences de voyage spatio-temporelles permettaient d’assister à un événement historique. J’ai pensé aux concerts auxquels j’aurais voulu assister : je ferais la liste de trucs bien précis genre, tiens, aller au concert d’ AH Kraken au bunker de la Porte des Allemands à Metz par exemple, revoir la Purée Noire de Sun Plexus dans la cave de Stimultania à Strasbourg, ou… Je suis sûr que vos esprits vagabondent bien au-delà de ces propositions. Ce que je veux dire, c’est que finalement, peu m’importe les petites histoires, l’évolution des personnages, les ressorts du scénario, les rebondissements, on a déjà vu et archi vu tout ça, et à quoi bon, sérieux : Bruno sur un chantier, ou à la banque, Joey au service militaire, les histoires d’amour et de lit, la fête chez je-ne-sais-qui avec Nina Hagen, tous les portraits de cadres des maisons de disques… C’est de l’a-nec-do-te. Ce que j’osais espérer, c’était ressentir plein pot le son, l’ambiance, le frisson de l’instant : et on y était presque ! Une après-midi au terrain vague de la porte de La Chapelle, un set de Dee Nasty chez Roger Boite Funk, un Deenastyle dans les locaux de Radio Nova, le premier concert de NTM…
Je veux être présent quand ça se passe, pendant les grands moments, le vivre par procuration SUR LA LONGUEUR, DANS LA DUREE, et être débarrassé de tous les temps faibles et les scories, les déviations, les contournements. D’ailleurs, le chapitrage des épisodes était plein de promesses et pouvait laisser présager ce genre de dispositif, car chaque épisode tourne autour d’un événement majeur (où pour le coup, les moyens mis en œuvre pour la reconstitution semblent conséquents). On ne va pas tourner autour du pot : c’est le dispositif que Steve McQueen a inauguré, théorisé et réalisé brillamment avec son chef-d’œuvre de l’année dernière, l’immense Lovers Rock (dont je vous parlais ici déjà) qui nous immerge dans un endroit où l’on ne pouvait être, un sound system au début des années 80 dans la banlieue londonienne, pendant lequel fond et forme fusionnent, avec des enjeux plastiques assumés à un point d’incandescence tel que la leçon d’histoire suinte des hommes, des femmes, du décors unique, des corps, au-delà des vêtements, des accessoires, fétiches dérisoires. Pas besoin d’explications, pas besoin de trop de dialogues, ou si peu. Juste de l’action. De l’action et de l’attention documentaire portée aux gestes infimes des cuisinières aux DJ, des toasters aux danseurs, à leur transe, aux basses et aux rythmes, aux chants qui traversent les images en flot continu, aux enjeux du moment et de l’endroit, ici et maintenant. Un voyage dans le temps, donc. Finalement, on peut attendre ça, le moment, ce qui s’y passe, ce qu’on ressent. Parce que c’est ça que la musique telle qu’on l’écoute depuis le milieu du XXème nous transmet : des frissons de quelques minutes, des sentiments condensés. Quitte à être dans la technique, voir un jack se brancher, un ampli transporté, des gars qui zonent autour avant que la fête ne prenne place. Ok, c’est cool de voir Joey face à son père (l’acteur, Izm, effrayant, est génial d’ailleurs), mais on n’avait déjà lu ou vu ça. Dans le film Suprêmes (qui était bien aussi) ? Abrégé et digest, le format voulait ça, on dira. D’ailleurs la série a pressenti tout cela et tente comme on le disait plus haut de thématiser ces épisodes autour d’un fait central, qui pouvait faire l’objet d’un tel dispositif (choisir un moment et s’y poser), et il me semble qu’on reste au milieu du gué et c’est dommage, parce que, s’il y a un mouvement aussi vaste et dense, visuellement, c’était bien le h.i.p. h.o.p. à papa (et maman).
Si on sort de la série idéale et rêvée (je sais qu’on peut me renvoyer aux contraintes de production d’un tel bins, « t’imagines même pas »), et qu’on revient à la série telle qu’elle est, il n’en reste pas moins des choses intéressantes, notamment le rapport à l’industrie du disque et à la création. Loin des fantasmes sur le succès et de l’idée du groupe de génie auquel rien ne résiste, la série nous confronte à quelque chose de bien plus insaisissable, quelque chose comme un air du temps qui se cristallise de façon imprévue. Avec cette idée qu’il y a quelque chose comme l’idée de gagner au loto, avec toute l’injustice que cela comporte pour les uns et les autres. Un des personnages, l’un des plus terre-à-terre et sans doute le plus important dans cette construction du hasard qui mène au succès puisqu’elle travaille dans le milieu du disque : « si vous ne signez pas tout de suite, ils passeront vite à quelqu’un d’autre » dit en substance Patricia Sullé (qui deviendra leur attachée de presse) aux gars de NTM. » Comme quoi, il faut saisir l’occasion. OU savoir le faire. Et fissa. Parce que l’industrie n’a pas que ça à faire. Attendre, elle ne sait pas. Et puis sur le papier, pourquoi NTM et pas Assassin : Solo et Rockin’ Squat semblaient mieux armés, en flow, en lyrics, et pourtant, la série n’est pas sur eux. Pourquoi Dee Nasty n’a pas parachevé quelque chose d’aussi fort, alors qu’il ouvrait la voie inlassablement, gratuitement à la nouvelle génération sur Le Deenastyle ? Pourquoi pas Lionel D (personnage toujours maltraité) ? Plus de questions que de choses résolues, la musique et son accomplissement toujours aussi mystérieux. On peut parler don, talent, travail, obsession, perche saisie ou non, à temps, ou trop tôt, ou trop tard, tout cela reste vertigineux et mystérieux et c’est tant mieux. La série reste d’ailleurs très modeste sur ce point et n’embellit jamais l’un ou l’autre de ces aspects, laissant une place importante au hasard, aux rencontres (Virginie Sullé, Patricia Sullé d’un côté, Franck Chevalier, Nina Hagen, Canal Plus de l’autre…), et à un enchaînement relativement clarifié des faits.
Il est vrai, et les historiens les plus chevronnés vous le feront remarquer, il manque du peuple sur la photo de ces débuts. Pour cela, l’internet regorge de sources de première main impeccables pour reconstituer l’immense puzzle de ce début de mouvement où tout allait très vite et où des « nouvelles » générations se marchaient sur les pieds à quelques semaines de distance. Deux des personnages principaux, Dee Nasty (A jamais le premier) et Solo (B-boy Madness) se sont expliqués avec Sear dans Clique, tandis que Jhonygo déroule son parcours sur StayTuned et que Sheek du groupe Nec Plus Ultra, passé à la moulinette de l’histoire, raconte pendant deux heures (Sheek TCG le gardien du temple) dans le podcast So Fresh sa version de ces mois qui ont changé le paysage à tout jamais. Comme je le répète souvent (notamment au moment des Années Lithium), l’Histoire ne s’écrit pas d’un seul bloc, il y a des mouvements de balanciers, de l’affinage, et pas mal de ce que veut retenir une époque d’une autre. Et la série a fait des choix, et c’est déjà pas mal : parmi ceux-ci, l’idée d’un Joeystarr, efficace socialement et plus traversé par son monde intérieur que par le combat militant. Il reste à distance géographiquement (il navigue très vite plus à Paris intra muros qu’en Seine Saint Denis) : il y a cette très belle scène où il va délivrer son premier disque à son père, et sniffer de la colle, laissant ses amis du quartier battre la pavé et défier les CRS en faction). Tout comme le rapport à la criminalité est tourné en dérision subtile : Kool Shen se prend de vendre du shit, le dealer du quartier lui conseille alors gentiment de s’en tenir au rap. « Ya pas de gangsters dans les studios », dira plus tard Doc Gynéco. L’état du pays, comme tout le monde à l’époque, c’est par la télé et la radio que Bruno et Didier en tâtent le pouls.
Je repensais à ce moment où j’ai vu en famille NTM à la télé dans mon Zénith à moi. Un peu perdus, mes parents m’avaient demandé ce que je pensais de leurs interventions. Je leur avais répondu, parcouru par frissons, que j’étais d’accord avec tout ce qu’ils disaient. Et puis plus rien ou plus grand chose, leur musique, jet d’énergie pure – un vieil ami me disait que c’était eux les derniers punks, plutôt que les premiers rappeurs, ça peut se défendre -, était trop rude pour moi, les cités me semblaient lointaines, le rap n’était pas mon univers. Merci à la série de me permettre de ressentir les prémices de cette belle révolution, que j’ai manquée, comme plein d’autres et dont j’aurais volontiers embrasser la cause si… Si quoi déjà ? Eh, on n’a qu’une vie.
Le Monde de Demain de Katell Quillévéré et Hélier Cisterne est en ligne sur le site d’Arte.
Merci Romain pour tes lumières sur le sujet.