Il y a 30 ans, New Order sortait Technique, album annoncé comme hédoniste, voire résolument “house”, soi-disant enregistré à Ibiza en plein “été de l’amour”. Le bassiste Peter Hook, pourtant à l’origine de cette parenthèse enchantée dans l’histoire du groupe, l’ignore alors mais il s’agit là de son chant du cygne.
30 janvier 1989. New Order sort son cinquième album Technique, classé d’entrée en tête des ventes du Royaume-Uni, une première pour le groupe de Manchester, champion du label indépendant local Factory. Technique a été annoncé deux mois plus tôt par Fine Time, extrait avant-coureur qui va accréditer l’idée d’un album résolument dansant voire carrément acid house. Il faut dire que l’année 1988 a été marqué par le premier été de l’amour électronique sous ecstasy et que le quatuor mancunien a commencé à l’enregistrer à Ibiza, île méditerranéenne des Baléares redevenue attractive deux décennies après l’odyssée hippie shootée à l’héroïne du film More de Barbet Schroeder (avec une BO signée Pink Floyd). Dix ans après Unknown Pleasures, album inaugural de Joy Division, le contraste semble total entre le noir et blanc de sa toujours plus fameuse pochette signée du graphiste Peter Saville et la statue baroque revue et corrigée en version psychédélico-futuriste par le même Saville.
Technique s’inscrit dans une certaine continuité pour New Order, groupe emblématique des années 1980. L’inaugural Movement en 1981 était selon Jean-Daniel Beauvallet dans Les Inrockuptibles, l’album d’un groupe qui ne croit pas en lui, et seuls quelques dingos new wave continuent à voir dans ce disque de Joy Division sans son chanteur Ian Curtis le meilleur de New Order. Power, Corruption And Lies en 1983 confirme sa mutation via les chansons précédentes Everything’s Gone Green puis Temptation et Blue Monday, maxi vinyle le plus vendu au monde avec 3 millions d’exemplaires. La réussite de Low-Life en 1985 précède celle l’année suivante de Brotherhood, malgré sa face électronique et sa face rock pour entériner le schisme en germe entre ses deux figures principales. Le chanteur-guitariste Bernard Sumner est paradoxalement attiré par l’italo disco, loin de l’imagerie torturée à vocation poético-artistique de Joy Division. A contrario, un Peter Hook attaché à la notion de groupe pur et dur s’affiche en musicien macho, mais a pour album préféré en 1988 le 16 Lovers Lane du quintette mixte australien The Go-Betweens emblématique d’une certaine idée de la pop. Dans le livre Substance : New Order vu de l’intérieur (Editions Le Mot Et Le Reste), il revendique l’idée pas vraiment originale mais rétrospectivement géniale qui vaut à Technique ce statut de disque miroir de son époque. Au début de l’année 1988, lors d’une répétition londonienne de New Order, jamais parti enregistrer à l’étranger (contrairement à ses compatriotes Echo & The Bunnymen avec Ocean Rain à Paris dès 1984 ou The Cure avec son Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me “provençal” en 1987), le bassiste chevelu à l’apparence de viking remarque dans un magazine professionnel une publicité pour un studio d’enregistrement sur l’île d’Ibiza, pas encore place forte d’une house de toute façon embryonnaire. Et obtient de faire le voyage pour repérer les lieux avec Andy Robinson, “tour manager” de New Order qui remplacera, en binôme avec Rebecca Boulton, le manager historique Rob Gretton après sa mort, en 1999. L’endroit est effectivement idyllique, avec piscine et bar avec serveur à demeure, sauf que le studio d’enregistrement lui-même n’est pas à la hauteur… Les deux émissaires envoyés en éclaireurs font à leur retour un rapport objectif, sans dissimuler l’état lamentable de l’équipement principal. Qu’importe : la perspective de vacances estivales emporte l’adhésion du reste du groupe.
Les quatre membres de New Order débarquent en mai 1988 à Ibiza accompagnés de Rob Gretton, Andy Robinson et Michael Johnson, leur ingénieur du son depuis Movement, avec son assistant, un cuisinier et quatre autres personnes attachées à leur service. Fin avril, Blue Monday 88, nouvelle version sortie fin avril du titre de 1983 à peine retouché par Quincy Jones (“Pour moi, New Order est le meilleur groupe anglais des années 1980”), légende afro-américaine du jazz devenu producteur de Michael Jackson, a atteint la troisième place des meilleures ventes au Royaume-Uni. De quoi espérer le même succès, voire mieux encore pour les prochains extraits du futur album. Mais le temps de découvrir qu’il se passe de drôles de choses dans cette île, et nos Anglais en goguette passent toutes leurs nuits puis matinées dans les différents clubs entre San Antonio et San Lorenzo : Pacha, Eden, Ku, Amnesia… La légende est en marche. Mais avec un tel rythme de vie, difficile de se concentrer un tant soi peu sur de nouvelles chansons. Sarah, la petite amie de Bernard Sumner, vient le rejoindre alors que Peter Hook accueille tour à tour sa compagne avec leur fille de 3 ans puis, sitôt reparties, sa maîtresse. Comme si le chaos interne à New Order ne suffisait pas, la petite troupe reçoit la visite amicale de Mark Berry dit Bez, membre des Happy Mondays, le temps pour ce dernier de provoquer plusieurs accidents de voiture. Les six justiciables en puissance des Happy Mondays ont jusque-là écumé Salford, quartier de Manchester dont sont aussi originaires Bernard Sumner et Peter Hook, qui les a recommandés à Factory avant des débuts discographiques en 1985 ; suivis un an plus tard par Freaky Dancin’ produit par Bernard Sumner. Autre visite, mais pas du même ordre, celle de Tony Wilson, homme de médias de formation universitaire et tête pensante de Factory, venu aux nouvelles et qui ne peut constater les dégâts d’un New Order au point mort en studio. Plus tard, ce maître dialecticien transformera ce qui n’aurait pu être qu’un coûteux désastre en épopée à la source de l’acid house. Rétrospectivement, les pièces du puzzle Factory sont enfin en place : selon Dave Haslam, un des DJ’s à l’Haçienda, dans le livre Sonic Youth Slept On My Floor : Music, Manchester And More A Memoir : avant même l’arrivée de l’ecstasy l’année suivante, cette grande boîte de nuit trop souvent vide commence à mieux marcher à la fin de l’année 1987 grâce à une programmation musicale éclectique où guitares indie et scansions rap sont relayées par des disques dansants et innovateurs en provenance de Detroit et Chicago sans appartenir à un genre déjà défini. Un autre DJ, Jon DaSilva, qui officie avec le débutant français Laurent Garnier, lui apprend incidemment que ces mystérieux vinyles américains importés au compte-gouttes sont qualifiés d’acid house, sans que puisse être encore établi un lien avec la drogue. Dave Haslam explique que quiconque serait venu à la Haçienda en janvier 1988, puis revenu en mars n’aurait pas reconnu l’endroit. Les membres des Happy Mondays et leurs amis habitués des lieux pour y vendre des substances illicites proposent désormais de l’ecstasy, un produit formidablement synchrone avec la musique acid house. Telle est alors la combinaison gagnante. Formule qui trouve ses tristes limites dès le mois de juillet l’année suivante lorsqu’une jeune fille de 16 ans, Claire Leighton, devient à la Haçienda la première victime au Royaume-Uni d’un décès par consommation d’ecstasy.
New Order, donc Factory, donc Tony Wilson lui-même, une fois de plus, étaient au bon endroit au bon moment. Mais en cet été 1988, si révolution musicale il y a, il ne se passe au mieux rien du côté de New Order, quand menace au pire un risque d’implosion. La drogue du moment avait beau ne pas être étrangère à New Order pour avoir enregistré une chanson baptisée Ecstasy, l’avant-dernière de l’album Power, Corruption And Lies. Avant l’acid house, pas grand monde n’en retient autre chose qu’une référence à l’imagerie religieuse liée à la figure suicidaire de Ian Curtis. Selon Bernard Sumner, dans son livre Chapter And Verse: New Order, Joy Division and me, c’est à Dallas, Texas, en 1982 qu’il y aurait goûté. L’ecstasy est alors en vente libre aux États-Unis et ne sera interdit qu’en 1985. Ce drôle de chanteur comme parolier à son corps défendant, raconte aussi que Terry Mason, l’un des “roadies” ami de jeunesse de Bernard Sumner et Peter Hook, éphémère chanteur de leur trio sans nom, puis premier batteur de Joy Division, avait organisé, avant d’être obligé d’y renoncer, trois visites hebdomadaires payantes du studio avec le groupe censé y enregistrer et surtout, un barbecue à la clé. “Censé y enregistrer” puisque que seule une chanson, Fine Time, un matin au retour de l’Amnesia, vaut à Michael Johnson de se faire réveiller par un Bernard Sumner en pleine fièvre (ré)créatrice, et surexcité à l’idée de ne plus se souvenir du titre house instrumental qu’il vient d’entendre pour en reprendre les grandes lignes directrices. Le reste du temps, le studio est déserté par les membres de New Order, à l’exception du batteur Stephen Morris, un peu plus sérieux que ses camarades, qui l’accusent de s’y réfugier pour fuir le soleil. Le 18 juillet 1988, selon le même Bernard Sumner dans la planche finale de la bande dessinée Le Chant de la Machine Volume 1 de David Blot et Mathias Cousin, lui et son camarade Peter Hook reprennent leurs esprits à une terrasse de café à San Antonio après avoir passé une nuit blanche à danser sous ecstasy. C’est le bassiste, grand fan du Chelsea Girl de Nico, qui reconnaît Christa Päffgen, la voix de l’album à la banane The Velvet Underground And Nico, son autre fait de gloire de l’année 1967, venue passer ses vacances dans l’île. Les deux hommes invitent à les rejoindre cette légende abîmée, qui vit depuis le début des années 1980 à Manchester. Une fois repartie en vélo, ni l’un ni l’autre n’imaginent qu’elle va mourir d’une chute consécutive à un arrêt cardiaque peu après leur avoir dit au revoir. Fin de la parenthèse des vacances balérariques : New Order retrouve l’Angleterre où Atmosphere, extrait de Substance: Joy Division 1977-1981, est mis en images par Anton Corbijn. Le groupe prend au cœur de l’été 1988 ses quartiers près de la ville de Bath, à 200 kilomètres à l’ouest de Londres, et y inaugure les nouveaux studios Real World de Peter Gabriel, ex-Genesis, pour enregistrer un cinquième album au point mort, après un trimestre de grand n’importe quoi…
Le bilan hispanique frôle le néant entre les batteries de Stephen Morris, la guitare acoustique point de départ de Guilty Partner, et une unique chanson complète, Fine Time. Et encore : elle l’était lors de leur arrivée dans les murs de Real World avant que Michael Johnson n’efface par erreur la voix de Bernard Sumner. D’après Peter Hook, le couple formé par Gillian Gilbert et Stephen Morris préfère rentrer chez lui, dans sa ferme de Macclesfield près de Manchester, à trois heures de route de là, plutôt que d’avoir à être présent quand le chanteur en sera prévenu… Michael Johnson perd définitivement sa place au mixage, où il est remplacé par un Américain du nom d’Alan Meyerson. Selon Peter Hook, la première version de Fine Time était sensiblement différente, avec couplet et refrain, et il y était plutôt question d’un clochard sur un banc, sans doute dans un accès de confraternité humaine post-ecstasy. Ledit morceau ne s’appelait pas encore Fine Time, puisque si les paroles sont du ressort du chanteur, les titres définitifs, jamais des extraits des chansons elles-mêmes, sont ensuite décidés collectivement sous forme de vote, au grand déplaisir des ses propres membres, dont Peter Hook, qui leur reproche un caractère uniforme et générique. D’après le batteur Stephen Morris, qui aurait proposé Fine Time, l’ironie est une fois de plus au cœur du processus. Il s’agirait moins ici de « bon temps » que de « régler la note », en l’occurrence celle de son garagiste. Pour ne pas oublier d’avoir à le payer, Morris avait noté dans son agenda « fine time »… Mais comme New Order est un groupe à tiroirs, l’ironie de passer à la caisse après avoir pris du bon temps se rapporte sans doute plus globalement au coût de cet album. En octobre, après six mois de studio, la facture finale est de 450 000 Livres pour Technique, référence Fac275 de son label. Factory doit tout à la fois composer avec les dissensions entre les membres de son groupe-phare et financer les envies de se disperser de Bernard Sumner (du point de vue de Gretton, car c’est moins évident pour Wilson qui espère une éventuelle diversification avant un retour à la raison comme à la maison), puis celles de Peter Hook. Dans un tel contexte, payer des vacances à New Order pour essayer de lui redonner un minimum d’esprit collectif et obtenir au retour un nouvel album du groupe indispensable à la pérennité de Factory s’est imposé comme solution à Tony Wilson, entrepreneur au management paradoxal. Ce qui va fonctionner avec New Order en 1988 échouera quatre ans plus tard avec Happy Mondays aux Barbades pour son quatrième album Yes Please, au point d’engloutir Factory fin 1992. Mais en cet automne 1988, quand le responsable en charge de Real World propose de fêter la fin de l’enregistrement, sans doute imagine-t-il de boire un verre autour de quelques menus apéritifs. Mais Rob Gretton invite les DJ’s de la Haçienda, loue une sonorisation capable de porter jusqu’à la ville voisine et accueille deux bus remplis d’amis venus de Manchester ! Bref, en fait de petite fête, c’est tout simplement une des premières raves privées et un cauchemar pour celui censé veiller sur un outil d’enregistrement flambant neuf…
Technique s’ouvre sur Fine Time, où Bernard Sumner évoque à sa manière très particulière une rencontre entre une jeune femme (“…I’ve never met a girl with her own teeth”) et un homme plus âgé dans le rôle du narrateur réticent (“You’re much too young”). Mais la délicatesse n’est pas celle du Il suffirait de presque rien, écrit et composé par Gérard Bourgeois et Jean-Max Rivière pour Serge Reggiani en 1968, quand le chanteur déclare finalement, selon un revirement façon Master And Servant à la Depeche Mode même si nettement moins explicite, son amour à sa cadette “… most of all/You’ve got love technique”. D’où le titre de l’album délivré par Bernard Sumner en pleine imitation caricaturale de Barry White quand votre serviteur avait d’abord cru qu’il s’agissait là d’un Peter Hook d’humeur badine. “Hey hey sophisticated lady/You know I’ve met a lot of cool chicks/But you’ve got style/And you’ve got class/But most of all/You’ve got love technique”, évoque l’univers raffiné des pochettes de Roxy Music cher à Peter Saville, grand fan de Bryan Ferry et de son groupe, plutôt que les nuits blanches d’une bande de Mancuniens à Ibiza. S’il faut peut-être voir là une licence poétique, Bernard Sumner se livre comme rarement dans Fine Time : notre trentenaire a effectivement rencontré à la Haçienda sa nouvelle compagne, plus jeune que lui. Sarah Dalton est une “it girl” de Manchester dont la meilleure amie a pour compagnon Gareth Evans, manager sans envergure des éternels espoirs locaux The Stone Roses. Mais Bernard Sumner se garde bien dans son livre de préciser s’il est alors déjà séparé de sa première femme, mère de leur fils né en 1983. De quoi raviver l’ironie du titre de la chanson : ce “bon temps” s’est peut-être “payé cher” à l’échelle d’un divorce. Comme pour mieux exorciser les huit chansons à suivre, nettement plus sombres, Bernard Sumner, via un effet sur la voix post-kraftwerkien et pré-Daft Punk, répète une douzaine de fois “The past doesn’t matter”, une constante dans ses paroles clairement résumée d’entrée de jeu dans Regret en 1993 (“Maybe I’ve forgotten/The name and the address/Of everyone I’ve ever known/It’s nothing I regret”). Les bêlements de mouton lors du final de Fine Time laissent libre cours à interprétation, d’autant plus que les paroles ne figurent sur aucun disque, et qu’il n’existe pas en 1989 de site, Genius ou autre, pour y avoir accès. La pochette de Peter Saville pour Fine Time fait explicitement référence à l’ecstasy sous la forme d’une pluie de pilules d’après une peinture de l’artiste new-yorkais Richard Bernstein.
Après Fine Time suit un All The Way dont la mélodie évoque irrésistiblement celle du Just Like Heaven de The Cure, extrait de Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me deux ans auparavant, et lui-même inspiré par le Sunlight Bathed The Golden Glow de Felt (entre-soi quand tu nous tiens) dès 1984. Bernard Sumner y chante dans sa trente-troisième année une déclaration d’indépendance, sans qu’il soit possible de savoir si elle est amoureuse, amicale ou professionnelle. “It takes years to find the nerve/To be apart from what you’ve done/To find the truth inside yourself/And not depend on anyone”. En ouverture de la chanson, “It doesn’t take a genius/To tell me what I am/Or lecture me with poetry” s’adresse probablement à Tony Wilson. Homme de culture, le responsable du label Factory encense d’autant plus volontiers ses artistes que cela le grandit. Mais Bernard Sumner, las de son ancienne vie de couple, de la vie de groupe avec New Order et de ses mentors Gretton et Wilson, évoque ici des “Parasites and literates”. Tony Wilson, plus encore que le manager Rob Gretton, est devenu la cible de l’insatisfaction d’une formation bercée de belles paroles, peu à peu déçue par le fonctionnement anarchique de Factory et l’investissement à perte de la Haçienda. Pour avoir travaillé en parallèle de Joy Division aux débuts du groupe, le chanteur-guitariste n’a jamais caché chercher à échapper à une vie normale avec des horaires de bureau et une hiérarchie. Devenus musiciens professionnels, sans non plus être d’abord riches, les membres de New Order affichent un certain mépris pour l’appât du gain et restent fidèles au label indépendant Factory. Ils ne perçoivent selon Peter Hook que 200 Livres par semaine, et la valse-hésitation reste donc de mise quand des opportunités financières se présentent. Oui aux 70 000 dollars pour jouer lors du UK LA Fashion show à Los Angeles en présence de Sarah Ferguson et de son mari le prince Andrew, non aux 300 000 dollars de la marque Swatch pour sponsoriser les concerts en venant avec une montre géante en fond de scène. Il va pourtant bientôt sonner l’heure des comptes entre New Order et Factory, plus vraiment sur la même longueur d’ondes. Seul groupe un tant soi peu populaire de son catalogue, il est devenu une vache à lait, avec pour double contrainte de financer les autres artistes du label de Manchester et le lieu nocturne local The Haçienda, référence Fac 51 déficitaire depuis son ouverture en 1982. Factory, qui a sorti la compilation Substance de New Order en 1987, vendue à 400 000 exemplaires au seul Royaume-Uni, et enchaîne avec Substance : Joy Division 1977-1981 pendant l’été 1988, n’est pas un empire, tout juste un royaume fragile et contesté à l’échelle de sa ville Manchester. Tony Wilson y partage son maigre pouvoir avec Rob Gretton, quand le banni Martin Hannett, sorcier des studios d’enregistrement, furieux du choix de financer The Haçienda plutôt qu’un outil de production discographique à sa (dé)mesure, accepte de renouer avec Factory et d’enregistrer, pendant ce même été 1988 décidément bien rempli pour les différents membres de cette famille dysfonctionnelle, Bummed, second album des Happy Mondays. Pour New Order, instrument de la vision grandiose politico-philosophique partagée par Wilson et Gretton d’un Manchester capable de rayonner musicalement sans passer par la capitale thatchérienne Londres, l’année 1988 marque peut-être la fin d’une longue marche. Un an plus tôt, de passage en Californie pour jouer sur la BO du film sur les guerres de gangs Colors de Dennis Hopper, supervisée par un Herbie Hancock trait d’union entre jazz et rap, Johnny Marr depuis peu ex-guitariste de The Smiths, est invité à San Francisco pour l’un des deux derniers concerts de la tournée américaine de New Order en septembre 1987. C’est une tournée commune avec Echo & The Bunnymen, dont le chanteur Ian McCulloch s’apprête lui aussi à fausser compagnie à ses musiciens. Bernard Sumner propose à son cadet Johnny Marr de s‘associer pour enregistrer ensemble à Manchester, une semaine après avoir annoncé à Los Angeles aux autres membres de New Order son intention de ne plus se restreindre au groupe : “I want to work with other people”. Au-delà du coup de poignard envers le manager Rob Gretton, diminué physiquement et même mentalement depuis 1986 par des soucis de santé dus à ses excès d’alcool et de drogues, c’est bien sûr le bassiste qui le prend le plus mal. L’histoire de New Order selon son livre Substance… est celle de l’émancipation de l’ancien ami d’enfance Bernard Sumner pour devenir, sinon un monstre, au moins un étranger.
D’un contentieux à l’autre, la troisième chanson Love Less vire à la complainte paranoïaque : au couplet sur un ton neutre au possible “I worked hard/To give you all the things that you need/And almost anything that you see/I spent a lifetime working on you/And you won’t even talk to me” succède le refrain à peine plus prononcé “Can’t you see/Why don’t you look at me/It’s not your right to be/So much my enemy”. La situation, si triste soit-elle, laisse espérer un signe en retour de la part de l’être aimé, contrairement à Round & Round. Le second extrait de Technique, choisi par Tony Wilson quand New Order aurait préféré distinguer une autre chanson, Vanishing Point, ressemble à un petit frère de True Faith remixé au goût du jour, avec sa pochette qui prolonge à partir d’un buste du roi français Louis XIV l’esthétique du chérubin de Technique. D’ailleurs, la version du 45 tours pour les radios et le vidéoclip est retouchée par Stephen Hague, producteur de True Faith. Si Round & Round perpétue donc l’orientation supposément dansante de Technique, le ton a changé depuis True Faith il n’y a pas si longtemps, Bernard Sumner y évoque sans trop de détours son divorce après dix ans de mariage avec son épouse déjà avec lui en juin 1976 lors du premier concert des Sex Pistols à Manchester. “I just can’t help thinking/What you’ve done to me/You built a wall of love and tore it right down/In front of me/And you think you know what’s going on/You keep telling me that I am wrong/I don’t care about what you do/’Cause if you mess with me I’ll get rid of you”. Récriminations, reproches, menaces de rétorsion, tout y est. Jusqu’à la référence à Love Will Tear Us Apart de “You built a wall of love and tore it right down” ? Bernard Sumner a 32 ans quand Ian Curtis en avait 23 en 1980, et la situation financière de New Order à la fin des années 1980 est bien différente de celle de Joy Division. La possibilité d’un divorce, aussi douloureux soit-il, reste une solution quand son camarade n’en assumait aucune. La déconnexion avec le vidéoclip, signé de la réalisatrice américaine Paula Greif, n’en est que plus frappante. À l’écran, loin de refléter les tourments des paroles, s’affiche une simpl(ist)e célébration de la beauté féminine d’après les canons esthétiques du moment via une douzaine de mannequins face à la caméra ou bien selon l’une ou l’autre version la seule Patty Sylvia, histoire d’accentuer le clin d’œil déjà appuyé aux Screen Tests d’Andy Warhol. Le chanteur de rock capable de prendre le monde à témoin de son divorce n’est en aucun cas une nouveauté en 1988, mais en l’occurrence le propre entourage de Bernard Sumner semble ne pas y prêter grande attention. Au point de donner raison au principal intéressé quand il estime être isolé, voire victime de l’hostilité des siens. “À qui la faute ?”, répondrait Peter Hook. Une question induite par le titre Guilty Partner, où son chanteur exprime une grande confusion le temps du refrain : “I’m not some kind of foolish lover/I couldn’t take this from no other/You’re not being cool with me/’Cause I always know you’ll come back to me/Yes, you’ll come back to me”. L’articulation entre sa propre faiblesse, avec la douleur amoureuse, et la certitude bravache d’un retour de l’être aimé a priori improbable, reste mystérieuse. À une guitare acoustique à mi-parcours succède le retour d’un refrain en boucle, comme si Bernard Sumner était incapable d’exprimer autre chose : cette insistance monomaniaque touche à la névrose. Sans jamais laisser entrevoir si le coupable est simplement l’autre, ou bien surtout soi-même.
Run, troisième et dernier extrait de Technique sous le titre Run 2, dans une version qui n’a de remix que le nom, ouvre la seconde face du vinyle. Sa durée originelle de quatre minutes et demie doit être rapporté aux seules deux premières minutes chantées. Run 2 est mis en images, avec à l’écran l’acteur David Warrilow et une adolescente d’origine latino, par l’immense photographe américain d’origine suisse Robert Frank, dont les fans de The Rolling Stones savent éventuellement qu’il est l’auteur de Cocksucker Blues, documentaire de 1972 financé par Mick Jagger, puis interdit. Run extrait de Technique vaut surtout à New Order des ennuis après une plainte des avocats de John Denver, chanteur folk américain très populaire de l’autre côté de l’Atlantique même si quasiment inconnu en France, pour cause de ressemblance mélodique prononcée avec sa chanson Leaving On A Jet Plane popularisée par le trio Peter, Paul & Mary. L’affaire est réglée à l’amiable par le label Factory, avant d’arriver devant un tribunal pour accorder à Denver un cinquième des crédits de la chanson au grand mécontentement des membres de New Order. Une telle situation a évidemment quelque chose d’ironique, par rapport à Fine Time, mais aussi parce qu’un Ennio Morricone n’a jamais rien réclamé pour Elegia et Blue Monday entre autres compositions… Si les paroles de Run sont du pur Bernard Sumner, il semble ici en pilotage automatique, avec un générateur de mots agencés de façon aléatoire, exception faite de “Well you don’t get a town like this for nothing/So here’s what you’ve got to do/You work your way to the top of the world/Then you break your life in two”. Le chanteur s’adresse-t-il à lui-même, à son ex-femme pour se rappeler leur relation difficile, à sa nouvelle compagne avec qui tout ne serait déjà pas si facile ? Pour peu qu’elle prête attention aux paroles de ses nouvelles chansons, il y aurait de quoi. Mr Disco, tour de force électropop par la force de ses seules programmations, avec un tapis sonore rehaussé par une paire d’accroches imparables en deux temps successifs au synthétiseur, le tout enrichi des motifs rythmiques habituels hors les percussions vers sa troisième minute, sera recyclé un an plus tard pour World In Motion, l’hymne officiel de l’équipe de football d’Angleterre lors de la Coupe du Monde en Italie. Elle est à la fois la chanson la plus apparemment optimiste et la plus désespérée de l’album. Le narrateur Mr Disco, derrière son masque d’amuseur perdu dans les plaisirs de la fête, se désespère de retrouver l’être aimé. Propos guère original, certes, mais inscrit dans son époque par la conclusion géographique “Ibiza, Majorca, and Benidorm too/I’ve searched all these places but never found you.” Allô le I Still Haven’t Found What I’m Looking For de U2 sur The Joshua Tree en 1987, le quatuor irlandais fan de Joy Division à ses débuts, brièvement produit par Hannett pour le 45 tours 11 O’Clock Tick Tock en 1980, et obsession avouée de Rob Gretton ? Mais au fait, ce Mr Disco apparemment si cool à la psyché troublée (“No I can ‘t find my piece of mind without you”) cherche-t-il quelqu’un ou bien un Graal ? Enfin, pour les familiers du répertoire d’un Serge Gainsbourg, à des années-lumière de quelque scène musicale de Manchester, ces trois destinations balnéaires hispaniques font écho au “Alméria” final de son Initials B.B. d’après La Symphonie du Nouveau Monde d’Anton Dvořák.
L’avant-dernière chanson Vanishing Point a beau tirer son titre d’un film-culte américain de Richard C. Sarafian en 1971, dont le titre français est Point Limite Zéro, son troisième et dernier couplet en cite un autre, anglais et méconnu de ce côté-ci de la Manche, Whistle Down The Wind, de Bryan Forbes en 1961, traduit par Le Vent Garde Son Secret, et fait écho via les personnages du film à son premier couplet avec en ouverture, au bout d’une minute et demie de musique, “Grow up children, don’t you suffer”. Un clin d’œil à Morrissey, parolier reconnu et célébré de The Smiths dont l’une des chansons s’intitule Suffer Little Children sur le premier album de son groupe en 1984 ? Whistle Down The Wind, d’après le livre du même nom de l’actrice Mary Hayley Bell publié deux ans plus tôt, raconte comment un fugitif barbu recherché par la police dans la campagne du Lancashire, aux environs de Manchester, va être un temps protégé dans une cachette par des enfants qui le prennent pour Jésus-Christ. A priori ce conte cruel n’a rien à voir avec l’histoire de course-poursuite à travers les Etats-Unis de Vanishing Point prolongé en 1997 par Primal Scream pour baptiser ainsi son cinquième album et en extraire Kowalski, le nom du personnage principal. Seul le refrain de la chanson de New Order, accentué par une guitare façon ska, peut se rattacher à l’idée d’une ligne d’horizon prête à se dérober et d’un point de non-retour : “My life ain’t no holiday/I’ve been through the point of no return/I’ve seen what a man can do/I’ve seen all the hate of woman too”. Spontanément, celui qui s’exprime ainsi semble être bel et bien Bernard Sumner, qui n’a jamais caché vouloir échapper à une vie de travail. Mais est-il cet homme capable de tout, donc du pire, face à son ex-femme pleine de haine ou bien aurait-il plutôt été victime de l’une comme l’autre figure parentale ? Dans son livre, le si secret Sumner évoque sans fard une mère handicapée clouée dans un fauteuil roulant par une paralysie cérébrale et surtout pas sympathique pour autant. Incapable de se déplacer d’un étage à l’autre de la maison familiale, elle charge son compagnon de punir son fils quand son comportement lui déplait : la maltraitance enfantine est un thème récurrent pour un chanteur de New Order capable dans ses jeunes années d’ignorer sa mère dans la rue pour ne pas avoir à subir les railleries de ses camarades. Sur une note plus légère, les nappes de synthétiseurs de la seconde partie du morceau avant le retour du chant sous forme de refrain ont sans doute retenu l’attention du collectif mancunien 808 State pour Contrique, morceau bâti autour d’un sample du She’s Lost Control de Joy Division, sur son quatrième album Gorgeous en 1993. En conclusion, la neuvième chanson Dream Attack s’ouvre sur “Nothing in this world/Can touch the music that I heard” et s’achève pour ses paroles, avant deux dernières minutes instrumentales, par “I don’t belong to no one/But I want to be you/I can’t be owned by no one/What I am supposed to do/I can’t see the sense in your leaving/All I need is your love to believe in/And for you I would do what I can/But I can’t change the way I am”. S’agit-il d’une chanson d’adieu de Bernard Sumner à son ex-femme ou bien de difficultés d’ajustement à la vie de couple avec sa nouvelle compagne ? L’une et l’autre semblent ici se confondre. Plus tard, un second mariage et trois enfants en 1992, 1994 et 2003 se conjugueront avec des années 1990 sous Prozac. Mort de sa mère à l’été 1991, liquidation de Factory fin 1992, fermeture définitive de l’Haçienda en 1997 après des années de déclin post-Madchester et mort de Rob Gretton en 1999 sont autant de coups durs à encaisser. Entre l’album Republic en 1993 et des concerts en 1998 à l’initiative d’un Gretton condamné, New Order est à ranger au rayon des souvenirs, et Bernard Sumner peut enfin selon ses dires se concentrer avec Johnny Marr sur leur supergroupe Electronic, dont l’album inaugural et éponyme en 1991 s’était bien vendu : son successeur Raise The Pressure en 1996 a beau précéder le final Twisted Tenderness en 1999, c’est un échec tout à la fois favorisé et entériné par l’absence de concerts.
Les 40 minutes de Technique, dont le titre est interprété à sa sortie soit comme un hommage, en digne héritier de Kraftwerk, à la technologie, soit tel un raccourci pour exprimer un savoir faire à force de pratique, vont indiquer la voie à suivre pour The Beloved, formation londonienne déjà particulièrement inspirée par New Order avant d’être réduite à un binôme, avec en guise de réussite inespérée son album inaugural Happiness en 1990. De ce côté-ci de la Manche, Technique bénéficie début 1989 d’un accueil critique où la bienveillance se dispute à des réserves aux limites de la condescendance, dans la lignée d’une année 1987, apogée commerciale de New Order grâce à la compilation Substance et à cette chanson True Faith mise en images par Philippe Decouflé. Symbole du flirt éphémère entre la France et New Order, son concert parisien à La Mutualité en 1987 a pour partenaire radio NRJ. Pour la presse, ce sont Les Inrockuptibles, un an d’âge, qui ont offert dès leur cinquième numéro bimestriel au printemps 1987 à Bernard Sumner sa première couverture de magazine en France. Moins de deux ans plus tard, Technique offre l’occasion d’une seconde couverture de la part du même titre pour son quinzième numéro en février-mars 1989, mais aussi celle du mensuel reconnu Best, moins à la ramasse que le Rock & Folk d’alors, pour son numéro 248 du mois de mars. Faute de vraie tournée française, New Order joue au Zénith de Montpellier le 20 janvier précédent, puis le lendemain pour la soirée d’ouverture du Transbordeur à Villeurbanne dans l’agglomération lyonnaise. Comment savoir qu’il s’agit des deux derniers concerts français du quatuor dans sa formation d’origine ? Douze ans plus tard à Paris, lors du festival des Inrocks à l’Olympia les 11 et 12 novembre 2001, Phil Cunningham, ex-guitariste de Marion, compense numériquement l’absence de Gillian Gilbert dont l’une des filles réclame une présence constante. Au Bataclan en 2011, elle est belle et bien de retour mais Peter Hook n’est plus là, remplacé à la basse par Tom Chapman, validé après être passé par Bad Lieutenant, avec un unique album Never Cry Another Tear au compteur en 2009, avec Bernard Sumner et Phil Cunningham. Mais pour entendre ne serait-ce qu’une seule chanson issue de Technique lors d’un concert français, mieux vaut préférer Peter Hook & The Light, avec le guitariste-chanteur David Potts en guise de Bernard Sumner. En tournée, New Order pas vu en France depuis le festival de Beauregard en 2013 se souvient désormais régulièrement de Vanishing Point voire Dream Attack. Le 30 janvier 2019, Kerry McCarthy, élue de Bristol à la Chambre des Communes, équivalent anglais de l’Assemblée Nationale, lit à son réveil un tweet de Dave Haslam pour célébrer les 30 ans de Technique. Illico presto, elle retrouve son t-shirt d’époque avec la pochette (décliné récemment par des marques comme Stüssy voire Raf Simons à l’attention des plus fortunés), qu’elle porte dans l’enceinte du parlement en plein débat sur le Brexit.
Dans la foulée du succès commercial de Technique, les trublions de New Order seront choisis un an plus tard en 1990 par la fédération anglaise de football pour encourager en musique l’équipe nationale avant la Coupe du Monde en Italie. Mission accomplie avec la chanson World In Motion et son refrain à double sens, officiellement “E for England” mais qui évoque aussi “E for Ecstasy”. Les footballeurs anglais ne s’inclinent qu’en demi-finale, leur meilleur parcours depuis la victoire à domicile de 1966. Hélas, la popularité de New Order dans son pays bien au-delà des premiers fans ne sera d’aucun secours lors de la faillite de Factory fin 1992… Technique reste donc le dernier album du groupe sorti par ce label, dont le principal responsable Tony Wilson évoquait, à propos de son enregistrement raté à Ibiza, “les vacances les plus onéreuses jamais prises par New Order”.
Pas sur que les gars de NO fréquentaient l’Eden a San Antonio car ce club a été fondé en 1999. Vous vouliez sans doute parler de l’Es Paradis aussi a San Antonio..