Vous vous en sortez avec les réseaux ?
Moi, non, d’ailleurs j’ai arrêté. C’est impossible. Ce n’est pas tenable. Ce n’est pas possible de s’en tenir à – je regarde – les cerveaux brûler – les cerveaux brûler.
J’ai passé des lustres à contempler et à me contempler, moi, ou des idées de moi, ou des idées d’un moi, dans les réseaux, sans parvenir à apercevoir toujours les chansons, ni qui les écrit. Pas toujours ne veut pas dire – jamais – pas toujours veut dire – pas toujours.
On y trouve de belles amitiés, beaucoup de chevaliers blancs – et le plus grand des chevaliers blancs, le moi, qu’il se tienne au-dessus de la bataille, le fier, ou qu’il y plonge – comme s’il y avait une bataille. Comme s’il y avait toujours quelque chose à rectifier.
À corriger.
Ainsi anime-t-on la persona au lieu de la lâcher – même quand on prétend le faire, lâcher, ne rien dire, on est encore en train de la travailler – au-dessus – sous le meilleur jour accessible.
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Mon travail, dans la vie civile, c’est de corriger. C’est un gagne-pain qui s’exerce caché, s’efforcer de vérifier la réalité de ce qui est écrit, dans un texte donné, une quantité d’heures relativement égale chaque jour qui passe. Puis c’est imprimé, puis souvent, si ça n’est pas vendu, lu, ça revient, c’est pilonné, place aux jeunes, aux vogues et aux « valeurs sûres » – cette expression est subtilement comique.
Dans les réseaux, je ne sais pas.
On y trouve de belles prescriptions et beaucoup, beaucoup, beaucoup de bruit, de bavardage, d’avis – quelle tristesse, les avis. Il faut juger, apparemment – il faut juger que l’on a assez raison pour dire quelque chose de – de quoi ? De drôle ? Ou d’important ? De réfléchi ? D’informé ? De libre ?
Fichtre.
Même quand on ne s’exprime pas, on trimballe souvent dans de petites poches, dans de petites valises, ce que fier on a dédaigné de dire, d’émettre – mais que l’on ne s’est pas privé de lire – au rythme du scroll – au rythme – quel rythme ? De l’avidité ? De l’aversion ? De l’ignorance ?
Comment lire ce merdier ?
Je n’y arrive pas et j’ai lâché l’affaire, en une semaine d’abord facile puis profondément libératrice, puis moins facile puis voilà cet article, un an plus tard.
Même quand on n’y est plus, on y est encore un peu.
On peut rester coincé.
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Dans la vie non civile, mon travail le plus altruiste, c’est de rendre compte de l’enthousiasme qui surgit parfois à l’écoute d’un disque. Ce n’est pas grand-chose à l’échelle de ce qu’est l’altruisme, vraiment pas, mais on m’a convaincu et j’ai constaté que je parvenais parfois à partager cette expérience à l’aide de mots. Et l’enthousiasme, voilà, c’est crucial : si on loupe ça, on se loupe et on peut s’attendre encore des plombes d’éternité.
Alors j’écris ça : je cherche des sources, je lis des bouquins si besoin, j’écoute en me regardant écouter, et je tâche de lire puis d’écrire l’expérience.
C’est toujours une démarche empirique : qu’est-ce qui bouge ? Et je n’écrirais pas une ligne si je ne pensais pas que le dire, le retracer, est un partage qui peut décapsuler des disques pour d’autres, des expériences qui rendent plus riche en monde, plus vrai en monde.
Le disque lui-même n’est pas toujours si important, ce qui est important c’est de signaler qu’existe un item qui, si on l’écoute, par sa beauté force à demeurer là – l’écouter – rien d’autre. Il peut parler de passé, de futur, on l’écoute – rien d’autre. Le maître en France, en cet art, en cette description, est François Gorin. Le lire, lui et quelques autres, permet de se débarrasser du goût d’être – professeur – professionnel – pour simplement dire.
Et tant mieux si certains ont pu par alignement des astres en faire un métier – ils sont rares, et savent que ce n’est pas le cœur.
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Une forme de la roue actuelle de l’enthousiasme pèse lourd.
Vous vous en sortez avec les réseaux ?
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À une époque, pour ce qui concerne le dématériel, on avait des blogs et des liens vers d’autres blogs « amis », et on lisait ainsi, on arpentait à fleur d’abysse les terres immergées, qu’elles soient des continents ou de modestes récifs pas moins fabuleux.
On osait parfois les forums, leurs us et leurs coutumes, leur fréquente violence.
Puis les réseaux ont donné le sentiment d’une démocratisation, d’une libération. Ils demeurent souvent perçus par les utilisateurs comme des prescripteurs créateurs de communautés à l’abri des algorithmes. Alors que leurs algorithmes sont les plus puissants, donc les plus pauvres, et que la violence y est extrême. On imagine depuis tout récemment qu’une condition cruciale de l’existence est la possibilité immédiate de rencontrer n’importe quel individu du monde entier et de s’adresser à elle. Enfin, dans une sphère culturelle et socio-économique précise. Dans une langue que l’on écrit sans trop d’erreurs. Afin de pouvoir débattre et juger. Sur l’un des genres musicaux que l’on accepte d’écouter, ou sur l’une ou l’autre actualité.
On peut s’interroger.
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Le problème de mon travail le plus altruiste, c’est qu’il est rendu compliqué par les réseaux, par ce qu’ils induisent d’illusion de savoir – et donc d’ignorance –, par ce qu’ils nourrissent algorithmiquement de biais – et donc d’aversion –, par ce qu’ils offrent à contempler de désirable – et donc d’avidité.
Certains écrivent sans problème tout en y lisant. Je n’y arrive pas, et j’ai constaté que ce n’est pas un problème, vraiment pas.
Le problème qui demeure, c’est que le lieu de mon écriture est immatériel, et « n’existerait pas sans les réseaux ».
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Le problème, c’est que j’ai voulu rendre compte d’une salve de grands singles sortis ces dernières semaines d’artistes américains, singles annonçant des disques alléchants pour cet automne, et que ça m’a paru subitement absurde : écouter, trembler, lire ce tremblement, l’écrire, convenir d’une date de mise en ligne, et quoi, balancer ça pour diffusion d’abord et majoritairement sur les réseaux ?
Ça a commencé tout doucement de m’éclater à la figure, d’abord en douce.
Oui, l’émotion ressentie à la découverte de Suicide is Murder d’Aimee Mann, d’Aquamarine de Hand Habits, ou de Sparrow de Big Thief, d’Awaken and Allow/Geist de Shannon Lay, est profonde. Oui, ça tremble et ça dit, autant de chansons qui n’existaient pas et qui existent désormais et sont d’un usage précieux.
Et quoi ?
Ce qui tremble aussi, vraiment, profondément, c’est que deux de ces quatre chansons me sont parvenues par les algorithmes qui me connaissent, que c’est bien confortable, et que je ne suis pas à l’aise avec ce confort.
À la suite de ce sentiment est venue une projection plausible mais invérifiable : chaque commentaire que j’aurais pu lire sur Facebook, le réseau des vieux, m’aurait plongé dans une bataille avec mon propre goût, ma propre émotion, ou m’aurait conforté, comme si j’en avais besoin. Au lieu de simplement écouter en boucle ces chansons comme je le fais depuis qu’elles sont « disponibles » – encore un drôle de mot – ou un drôle d’usage.
Ça a donc fini de m’éclater à la figure.
Et l’écriture s’est bloquée.
Et ce que je voulais dire, parce que je l’avais lu dans mon expérience – parler d’Audre Lorde, de bell hooks, mentionner en passant la lecture de Promethea, invraisemblable chef-d’œuvre d’Alan Moore –, dire ce que ces artistes si différent.e.s âgé.e.s de trente à soixante ans soulèvent d’évident – leur génie – leur exigence – leur joie – leur présence – la musique est formidable en 2021 comme chaque année –, je n’y parvenais pas sans qu’un certain sentiment de vacuité n’empêche mes tentatives.
Beaucoup d’intention, peu d’intérêt. Quoique.
Je ne savais plus. Le blocage.
Vraiment, le sentiment de vacuité.
Puis j’ai peu à peu aimé cette vacuité, saisissante, réelle.
Puis je me suis dit que c’était une histoire de ce qui tremble et comment, qui pouvait être dite, fidèle à mon expérience.
Que cette histoire ne serait pas très drôle, mais très réelle.
C’est donc une partie de mon travail. Personne n’est contraint de le lire, heureusement.
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Ces quatre chansons évoquent quatre perfections, paroles et musique. La cinquième, Little Things de Big Thief, est encore ailleurs.
Suicide is Murder d’Aimee Mann, d’Aquamarine de Hand Habits, ou de Sparrow de Big Thief, d’Awaken and Allow/Geist de Shannon Lay viennent tout juste de sortir, les voici :