Joe Casey : « Il y aura toujours de la colère dans Protomartyr »

Joe Casey - Protomartyr, la Route du Rock 2024 / Photos : pardon.je.passe.devant
Joe Casey – Protomartyr, la Route du Rock 2024 / Photos : pardon.je.passe.devant

Difficile de ne pas sentir, au premier abord, intimidée par la présence de Joe Casey, leader charismatique de Protomartyr. Quand on a déjà vu le bonhomme sur scène, on se figure le costume noir, la bière glissée dans la poche, la clope à la main, le visage rougi par la puissance de ses esclandres. C’est bien ce personnage que les festivaliers de la Route du Rock allaient retrouver quelques heures plus tard sur la Scène des Remparts mais en attendant, cet après-midi-là, c’est un Joe calme et attentif qui s’est assis à côté de moi. L’occasion de discuter de Détroit, sa ville et son inspiration, de son ressenti face au récent boom de la scène post-punk, ou de la manière dont Formal Growth in the Desert, dernier album du groupe paru en juin, l’a aidé à faire face au deuil. Un échange honnête, dans lequel l’homme de bientôt cinquante ans, bien que toujours révolté, admet vouloir explorer d’autres voies que la colère, tout en continuant avec ses musiciens à « jouer vite », comme pour contrer le passage du temps.

C’est la troisième fois que Protomartyr joue à la Route du Rock. Est-ce que vous aimez jouer dans les festivals autant que dans les salles ?

Joe Casey : Oui, la première fois que nous avons joué ici, c’était il y a exactement dix ans, et c’était notre première fois en Europe. On est passés sans transition des clubs punk américains à ce charmant lieu en extérieur, et on est en quelque sorte tombés amoureux. C’est super de jouer en festival, particulièrement en Europe.

Vous venez de Détroit, dans le Michigan, où s’est développé le punk et le proto-punk à la fin des années 1960/début des années 1970 avec des groupes comme MC5 ou The Stooges. Avez-vous été inspirés par cette scène historique ?

Joe Casey : Pas tant que ça… C’était intéressant de voir qu’il en restait des vestiges. L’un de nos potes prenait des leçons de guitare avec l’un des frères Asheton des Stooges, donc ces vieilles légendes traînaient dans le coin. La scène était très intéressante quand on s’est lancés à Détroit, elle grouillait de ce que tu appellerais de l’art punk. C’était vraiment excitant… C’est une bonne ville pour le rock and roll, une bonne ville pour la musique en général.

Vous avez démarré Protomartyr en 2008. Depuis quelques années, on assiste à une explosion de la scène post-punk. De nouveaux groupes émergent sans cesse et en piochant dans les meilleurs – prenons Shame – on reconnaît immédiatement votre influence. Quel est ton ressenti face à cela ?

Joe Casey : Premièrement, cela me fait me sentir vieux [rires]. Quand on a commencé, il y avait des groupes comme… ils s’appellent maintenant Preoccupations [anciennement Viet Cong] ou Parquet Courts. On a joué avec Shame lors de l’une de leurs premières tournées en Amérique. Ils ouvraient pour nous à l’époque [rires] et je me disais : « Putain, je vais détester ces gosses ». En fait, ils sont adorables et j’apprécie vraiment – particulièrement chez Shame – la manière dont ils font évoluer leur son d’album en album ; c’est aussi ce que l’on essaie de faire. En vrai, je suis content, j’ai moi aussi été influencé par des groupes et ça fait plaisir quand un bon groupe te dit qu’il a été influencé par toi. Quand c’est un mauvais groupe, tu te dis : « Oh non ».

Greg Ahee

Même si votre son a effectivement évolué au cours des quinze dernières années, je trouve que vous êtes quand même restés fidèles à votre identité sonore des débuts : voix puissante, guitares tranchantes, rythme soutenu. Si je devais noter un changement récemment, c’est peut-être un ralentissement du tempo sur certains titres et l’introduction de morceaux plus lents comme Worm in Heaven sur votre avant-dernier album. Est-ce une tendance qui va se poursuivre ?

Joe Casey : Je sais que Greg [Ahee], notre guitariste, se pousse toujours à faire quelque chose de différent de ce qu’il a fait par le passé, ce qui amène de nouvelles structures. Je pense que c’est parce que nous avons plus confiance en nous maintenant. Souvent, au début, on s’est cachés derrière la distorsion et la vitesse – et je pense que c’est le cas de beaucoup de groupes. Mais quand on ralentit, je m’inquiète. Je ne veux pas qu’on ralentisse trop parce que j’ai l’impression que c’est ce que font tous les vieux groupes ; tout devient trop lent [rires]. Mais heureusement, notre batteur est très bon, il essaie de jouer vite. Je pense que ce que l’on veut, c’est que le son change un petit peu à chaque fois pour qu’au fil du temps, tu puisses voir une évolution.

Pour mieux comprendre comment vous travaillez vos chansons : ce sont les autres qui composent et toi tu apportes ensuite tes paroles, c’est ça ?

Joe Casey : Oui. Quand on a commencé, j’étais toujours là quand ils faisaient naître les morceaux mais cela peut être fastidieux et prendre beaucoup de temps. Souvent, ils travaillaient sur un passage, ça me plaisait et je me lançais dessus puis finalement en y revenant plus tard ils décidaient de ne pas l’utiliser. Je perdais du temps à écrire des paroles pour chaque truc qu’ils faisaient alors maintenant j’attends qu’ils soient vraiment sûrs d’eux pour m’y mettre. Alors oui, la musique vient d’abord, les mots ensuite.

Parce que tu as cette voix forte et grave et que vous avez cette noirceur, ces guitares et ce jeu de batterie très énergiques, votre musique est généralement perçue comme « énervée ». Aussi si l’on prête attention à tes paroles on entend tes revendications, contre le capitalisme notamment. Mais dans les deux derniers albums – le plus récent en particulier – j’ai l’impression qu’il y a un peu moins de colère. Es-tu moins énervé ?

Joe Casey : [Rires] Je ne crois pas être moins énervé, mais avec l’âge et l’expérience, tu réalises qu’il y a différentes manières de dire la même chose. Dès le tout premier album, il y avait de la colère, mais il y avait aussi une sorte de résignation, dans le sens où tu n’as pas d’autre choix que d’accepter ce qu’est le monde, ce qu’est la vie, que tu le veuilles ou non. Il y a toujours eu ces deux facettes-là.  Comme le reste du groupe, j’ai envie de jouer de la musique différemment au fil du temps et j’aime penser à d’autres manières d’écrire des chansons ou à comment aborder d’autres sujets sans trop m’éloigner… Je pense qu’il y aura toujours de la colère dans Protomartyr mais cela t’atteindra de différentes façons.

Je crois que tu as beaucoup écrit à propos de ta ville, Détroit. Est-ce une source d’inspiration pour toi ?

Joe Casey : Oui, ça l’est. J’ai toujours entendu dire qu’il fallait écrire à propos de ce que tu connais. Il y avait ce groupe à Détroit qui existe toujours, Tyvek. Ils chantaient principalement à propos de Détroit et j’ai toujours pensé que c’était la bonne voie à suivre : parler de ce qui t’entoure. Et depuis qu’on a commencé, la ville a beaucoup changé alors il y a toujours des nouvelles choses à propos desquelles chanter, de nouveaux angles à prendre. C’est excitant, comme inspiration.

Scott Davidson

Vous avez enregistré votre dernier album, Formal Growth in the Desert, au studio Sonic Ranch, dans le désert de la ville frontalière de Tornillo, au Texas. Tu évoques aussi le désert dans ce titre. J’espère qu’il n’est pas maladroit d’aborder ce sujet – j’ai lu que cela était un moyen pour toi d’évoquer, sous forme métaphorique, la perte de la vie. Tu as en effet perdu ta mère…

Joe Casey : Aucun problème. Elle souffrait d’Alzheimer donc elle n’allait pas bien depuis longtemps et cela faisait déjà une dizaine d’années que mes frères et moi prenions soin d’elle. Quand une personne proche traverse une longue maladie puis s’en va, c’est un sentiment étrange car ce n’est pas une mort soudaine. Quand mon père est mort c’était très soudain, mais quand ma mère est finalement partie, c’était dans la sérénité, et c’était presque un soulagement parce qu’elle souffrait tellement… Alors sur cet album, ça m’a aidé ; je n’étais pas aussi énervé contre la mort que j’avais pu l’être par le passé, j’avais eu le temps de me faire à l’idée.

Est-ce que faire cet album t’a aidé pendant cette période ?

Joe Casey : Oui parce qu’il y a cette chanson en particulier sur l’album, Graft Vs Host… En fait, quand mon frère et moi attendions l’ambulance qui allait emmener notre mère, je me disais – tu as des pensées très étranges lorsque quelqu’un meurt – « Il faut que je me souvienne bien de cet instant ; je ne veux pas oublier ». Pour créer une chanson il faut réfléchir aux émotions ressenties, les mettre par écrit et leur donner du sens, ce qui te force à analyser les évènements vécus.  Cela peut être source d’inspiration ou du moins t’aider à faire ton chemin.

Sur une note plus légère, j’ai aussi lu que le titre 3,800 Tigers, extrait du nouvel album, était une référence aux Tigers de Détroit. Es-tu fan de baseball ?

Joe Casey : J’essaie de l’être. Au baseball, énormément de matchs se jouent et si je suis occupé pendant l’été, par exemple si nous sommes en tournée, quand je reviens je demande : « Alors, comment vont les Tigers ? ». En ce moment, ils ne sont pas terribles… J’aime le baseball ; Greg [Ahee], notre guitariste, aime le football américain ; Scott [Davidson], notre bassiste, aime le hockey ; Alex [Leonard], notre batteur, n’aime pas le sport. On a chacun notre truc.

Vos pochettes d’album représentent toujours des portraits : des visages, des faces d’animaux, et même la tête d’une sculpture. Je pense que cela contribue à l’impression très frontale et directe que l’on se fait de votre musique. Est-ce intentionnel ?

Joe Casey : Oui, ça a commencé par accident. Je ne trouvais pas d’idée de pochette alors j’ai pris un vieux flyer annonçant l’un de nos concerts et j’ai dit : « OK, c’est ça notre pochette ». À partir de là, j’ai aimé l’idée d’utiliser une simple image qui possède ou non une signification particulière et de laisser ensuite la musique lui donner un sens. Avant je découpais des trucs dans de vieux magazines mais maintenant je connais suffisamment de bons photographes à qui je peux dire ce que j’ai derrière la tête ; j’espère pouvoir continuer ainsi pour les prochains albums. Mais effectivement, j’aime quand c’est simple.

Formal Growth in the Desert, Protomartyr

Peux-tu dire un mot sur la pochette du dernier album ?

Joe Casey : Je suis allé dans une librairie en tournée et j’y ai vu une vieille peinture représentant une femme enlaçant une statue, datant du début du 19è siècle. Cela m’a marqué et je me suis dit qu’il fallait que je garde cette image en tête. J’en ai parlé à Trevor [Naud], un ami photographe. J’ai essayé de lui décrire la scène puis il a réalisé plein de masques différents, il a embauché l’actrice et l’acteur, et il a pris cette photo. La rigidité de la statue, ou plutôt du masque, à côté de la femme ; cette combinaison, cette tension entre les deux éléments ; je trouve ça fascinant.


Formal Growth In The Desert, le nouvel album de Protomartyr, est paru le 2 juin 2024 chez Domino Records.

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