Ils ne sont pas là pour les funérailles du poète parce qu’ils sont célèbres, mais « parce qu’ils sont mes amis » dit Cocteau au générique de son Testament d’Orphée (1959). Disons-le ici : Jeanette, Karina, les Gibb, Hepburn, Jobim… ils sont mes amis. Alors certes, ils sont célèbres mais qu’importe ?
Cocteau toujours : pour ses vraies-fausses funérailles, autour de lui, personne d’autres que les tziganes pour pleurer le poète. Ceux-là même qui plus tôt l’accueillaient dans le monde des nôtres : homme-cheval et feu follet de la photo de Cégeste, imprécations et flamenco nuptiale ou funéraire, célébrant une vérité ancienne que les nomades conservent sur la terre. Le vieux cinéaste, qui en est à sa dernière excentricité, sait la chose très bien : cinéma donc feu donc épreuve de la joie fugace et crépitante — enregistrement = mort.
Le poète n’a qu’une famille : les nomades. Il n’a qu’une amitié : les sons les plus anciens, les plus triviaux, les plus impurs, la musique populaire. On dit ici populaire en son sens vrai : pas le genre Spotify, mais bien le plus vieux creuset de l’humanité, le son de la voix. Celle-ci qui fut enregistrée et dont vint la déraison, la passion, l’excitation, la mort. Enfance de l’art dit Godard du cinéma. Enfance de l’art dirons-nous pour la pop.
La rencontre de ces deux arts impurs était inéluctable. Au point que l’un verse dans l’autre dès lors que le premier n’est plus muet : reconnaissance immédiate par Bresson de la musique populaire des auto-tamponneuses de Mouchette (1967), reconnaissance immédiate par Mizoguchi de la musique populaire du kabuki. Le reste : égarement. Nicole Brenez sur Apocalypse Now (1979) : il faut s’opposer à « l’iconographie wagnérienne grâce à laquelle Hollywood a regagné la guerre que l’armée américaine avait perdu ». Carlos Saura sur Carmen (1983) : dialectique primitive entre l’art gitan et l’art autorisé de l’opérette. La dualité amoureuse même de la figure de Carmen s’y superpose : Don José, Escamillo. On sait où le cinéaste accorde sa vérité, on sait où va l’amour de la bohémienne, on sait la voix que l’on prend. Cecil B. DeMille et Preminger ont choisi Bizet. On choisit le gitan.
Égarement encore des institutions qui organisent des ciné-concerts et autres pompeuses cérémonies pour tuer l’art déjà mort. La vraie musique du cinéma parlant est enregistrée et elle ne commence pas lorsque le piano parle, elle commence quand la bobine s’éveille sur l’écran : quand Rossellini orchestre l’arrestation de Manfredi, quand Vigo fait entendre la fanfare et que les mioches détallent dans les rues. Comment a-t-on pu oublier ça ? Autre sujet. On l’a dégommé. « Quelle horreur, quelle horreur ! » dit le poète mourant.
Wagner : on coupe dedans comme dans du Chantal Goya. Le cinéma nous apprend cela : pas de transition, que du raccord. Et si l’on doit sauter par dessus le temps, tant mieux. Jump-cut, disque rayé : même plaisir, même vérité. Il nous apprend aussi que les amis célèbres, Bowie, Travolta, ne sont que des acteurs. Oui, on les a vu ailleurs, oui, il résiste un parasite d’autres spectacles, d’autres vies, mais croire qu’on les aime pour ces souvenirs là, c’est se condamner à faire jouer un cinéma de fétiches, de playlist.
La pop musique est enfance de l’art quand elle est l’horrible Go West des Pet Shop Boys joué à plein gaze par Zhao Tao chez Jia Zhangke en introduction et en conclusion (Au-delà des montagnes, 2015): le signifiant est détaché du signifié, ne reste que la vibration du son, les Pet Shop Boys n’ont jamais existé. Vestige de fétiche aussi : orgueil bouffon du cinéma américain de Badham sauvé et rendu juste par Mazuy et sa cassette des Bee Gees qui passe dans la boulangerie de Travolta et moi (1994).
Cette sélection enfin, elle tente une réassignation du son au souvenir d’une image en mouvement. Or elle s’y essaye à un moment précis : quand le cinéma n’est plus. L’écran blanc fut notre mappemonde. Frontières fermées dit la loi, frontières condamnées dit l’écran vidé de sa lumière. Que celui qui croit voir les films alors que le monde est éteint sache une chose : les entendre peut-être, les voir, c’est encore une autre affaire. Alors ici, on fait le choix de les entendre. Déraison, passion, excitation, mort. Tu mets un disque ? Vite. Vite. Avant que la mélancolie…
La pop aussi, c’est la mort au travail.
Texte remarquable. Je m’empresse d’écouter le son.