Lawrence dans tous ses états

Alors que Go-Kart Mozart devient Mozart Estate, retour sur le début d’une parenthèse qui aura duré finalement plus de 20 ans

Lawrence / Photo : Olivier De Banes
Lawrence / Photo : Olivier De Banes

Il y a un mois jour pour jour, l’homme était de retour sur une scène parisienne, pour le même festival – le Paris Popfest – et dans la même salle – le Hasard Ludique – où il avait donné son dernier concert français quatre années plus tôt. Sous une nouvelle identité – adieu Go-Kart Mozart, bonjour Mozart Estate –, le toujours fascinant Lawrence a décidé de bousculer les règles parfois absurdes qu’il s’est longtemps imposées à lui même : pour la première fois d’une histoire commencée à la toute fin des années 1970, il ne s’interdit pas de jouer des chansons de son précédent projet. Rien de bien surprenant cela étant car si les musiciens ont changé – un gars au clavier qui sort tout droit du Human League de 1982, un guitariste qui aurait pu jouer avec Adam Ant –, le propos lui n’est pas si différent : des chansons montées sur ressorts électroniques et riffs électriques pour porter des slogans qui claquent, dans lesquels Lawrence martèle ses obsessions, ses craintes, son second degré et embrasse la société par le petit bout de sa lorgnette.

Alors que le premier disque officiel de Mozart Estate voit le jour vendredi prochain – un 25 cm fort de deux titres déjà identifiés, Relative Poverty et Record Store Day –, l’homme fait ces derniers temps feu de tout bois, vend quelques-uns de ses précieux livres, donne des concerts en Scandinavie, investit les Internets (il a même un compte Instagram, c’est dire le changement de cap) et annonce la sortie d’un album pour le 27 janvier 2023, dont le titre laisse la part belle à l’imagination (et à la société de consommation) : Pop-Up! Ker-Ching! And The Possibilities Of Modern Shopping. L’occasion était donc parfaite pour aller rechercher l’interview qu’il avait donnée à la RPM à la fin du siècle dernier, alors qu’il occupait à Londres un petit studio non loin de la gare de Victoria.


C’est lors de l’hiver 1999 que nous partions retrouver Lawrence, alors porté disparu depuis deux ans et la compilation de Denim, Novelty Rock, épitaphe malgré elle d’un projet rétrofuturiste incompris. Ce génie pop précurseur de nombre de tendances était sur le point de revenir avec sous le bras un disque farfelu mais addictif, Instant Wigwam And Igloo Mixture, premier disque du chapitre Go-Kart Mozart – nom clin d’œil aux paroles de Blinded By The Lights de Bruce Springsteen (“And go-cart Mozart was checkin’ out the weather chart to see if it was safe outside”). L’ex-tête pensante de Felt – et l’un des artistes le plus doué et respecté de sa génération – racontait alors dans le détail un itinéraire semé d’embûches, sans oublier de parler des femmes et de Lou Reed.

Tu étais censé avoir signé sur Creation et voilà que l’on retrouve ton nouveau disque sur ton propre label, West Midland Records, via Cherry Red : que s’est-il passé exactement ?
Oh, c’est une longue histoire, mais j’ai effectivement signé un contrat avec Creation l’été dernier, un contrat solo. En fait, EMI s’est débarrassé d’Emidisc et de Denim, juste après la non-commercialisation du single Summer Smash, en août 1997. Une nouvelle fois, j’étais dans une impasse… Heureusement, Alan McGee m’a donné de l’argent pour que je puisse enregistrer un nouvel album de Denim, même s’il n’avait aucune envie de le sortir… On a fait écouter le résultat, non mixé, à deux personnes, qui n’ont pas du tout été intéressées… En fait, c’était pire : elles n’en pensaient rien. Ensuite, j’ai essayé aux États-Unis, au Japon, mais les structures prêtes à s’engager n’avaient pas assez de moyens… J’étais au fond du trou. C’est alors que je suis entré en contact avec Cherry Red, en leur proposant d’enregistrer un disque, sans trop savoir ce que j’allais faire. Ils ont accepté, m’ont donné de l’argent, ce qui m’a permis de régler mes dettes ! Et puis, cette idée d’album m’est un peu sortie de l’esprit même si les gens de Cherry Red ne cessaient de m’appeler pour savoir où j’en étais ! Au printemps 1999, Alan m’a recontacté pour m’offrir cette fois un contrat solo. Il ne voulait plus entendre parler de Denim, et ne voulait pas qu’il y ait quelconque aspect comique dans les chansons. Il m’a suggéré d’enregistrer une sorte de Berlin moderne. Et j’ai trouvé l’idée extraordinaire… J’ai signé l’été dernier. Depuis, tout me paraissait fantastique, Creation payait même mon loyer. Et puis, il y a deux semaines, Alan m’a annoncé qu’il quittait le label. Ce qui fait que je me retrouve sur Sony… Maintenant, ce que je veux, c’est rompre ce contrat pour pouvoir suivre Alan ! J’adore Sony, j’adore les grosses majors, mais je crois que ces gens-là ignorent jusqu’à mon existence… Ils ne s’en rendront compte qu’au moment de me virer.

Et Cherry Red dans tout ça ?
Ah oui… En juillet dernier, je me suis rappelé du disque. Comme ils m’avaient avancé cet argent, j’ai mis un point d’honneur à leur livrer un album. Bien sûr, j’aurais pu enregistrer mon Metal Machine Music, leur refiler un truc inaudible. Mais je ne suis pas comme ça. Ils ne m’auraient rien dit d’ailleurs, car ils m’avaient laissé entière liberté ! Mais je voulais faire de mon mieux. Il fallait juste que je puisse enregistrer avant la fin de l’année, pour débuter l’année 2000 sur de nouvelles bases. J’ai recontacté tous les musiciens de Denim pour réunir toutes les idées que l’on avait ébauchées. Bien sûr, j’avais dilapidé le budget que Cherry Red m’avait donné quelques mois auparavant. Alors, j’ai enregistré chez les musiciens qui avaient des home studios. Et puis, Brian O’Shaughnessy, qui a travaillé avec moi sur les Denim, et Brian Pugsley m’ont prêté leurs studios.

Retrouve-t-on sur ce disque des morceaux qui étaient destinés au quatrième album de Denim ?
Non… Mis à part Here Is A Song, ce ne sont que des nouvelles chansons ou des morceaux qui n’avaient jamais été achevés. Mais sur ce disque, j’ai réalisé des choses que je n’avais jamais essayées avant ou depuis longtemps, comme d’enregistrer sur un matériel très basique… C’était un excellent exercice ! Ensuite, on s’est arrangé pour que l’ensemble sonne de façon identique, pour apporter une certaine luxuriance dans le son. Je ne voulais que cela sonne lo-fi, même si je crois que le public adore ça. Moi, je déteste : j’aime quand un disque donne l’impression d’avoir coûté très cher.

Pourtant, tu adores les Make-Up
Ils sonnent très années sixties, n’est-ce pas ? Je ne m’en suis aperçu que récemment en fait. Mais ce ne sont pas les sixties que tous les groupes, au début de Creation, essayaient de recréer : ils voulaient tous ressembler aux Byrds. Quelle originalité ! Le problème, c’est que les Byrds enregistraient dans les meilleurs studios, avec les meilleurs ingénieurs, et avec d’extraordinaires musiciens de session comme Glen Campbell. Alors ils pouvaient toujours rêver, surtout en travaillant dans un studio minable de Waterloo sous les ordres de Joe Foster… Les Make-Up ont une approche tellement différente, un son extraordinaire. Ils sont très intelligents.

Tu évoquais Here Is A Song tout à l’heure. Or, au départ, cette chanson ne devait pas figurer sur Instant Wigwam & Igloo Mixture.
C’est Terry Miles (ndlr. qui est, pour celles et ceux qui suivent, le cousin de Martin Duffy), mon collaborateur le plus proche, qui m’a suggéré l’idée… J’ai réécouté le morceau le soir même et je l’ai trouvé fantastique. Ça tombait bien car je n’étais pas content du mix d’England And Wales, le titre que j’ai écarté. Mais il sera sur le prochain de Go-Kart Mozart, un mini-Lp de cinq titres. D’ailleurs, après ce disque, ce sera la fin de ce projet, qui est juste un petit groupe pour un laps de temps très court.

Lawrence / Photo : Olivier De Banes

Pourquoi avoir créé ton propre label, West Midlands Records ?
Dès le départ, je savais que je ne sortirais pas directement ce disque sur Cherry Red ! Il existe une sorte de malédiction qui pèse sur ce label : chaque disque qu’il réalise est voué à l’échec. C’est comme ça depuis le début. À un moment, Mike Alway, l’homme qui a signé Felt sur Cherry Red en 1981, a évoqué la possibilité de réactiver Èl… Finalement, ça ne s’est pas fait et j’ai trouvé que l’idée de Momus de créer sa propre structure, puis laisser Cherry Red se charger de la distribution était loin d’être sotte. Mais je suis allé encore plus loin car je leur ai interdit de mettre leur logo sur ma pochette. Ils l’ont toujours mis en énorme ! Même sur les disques de Felt. Nous faisions nous-mêmes le design et le placions en tout petit, mais quand nous recevions la pochette finie, il avait doublé de taille parce qu’ils le modifiaient dans notre dos. Heureusement, ils ont changé. En fait, ils commencent à comprendre que leur intérêt est d’agir comme une banque pour des gens dont la démarche artistique est intéressante. Comme ils passent leur temps à rééditer des vieux trucs punk, qu’ils ont récupéré les catalogues de labels disparus et qu’ils sortent des compilations de foot qui vendent énormément, ils sont très riches. Et le fait d’avoir des gens comme Momus et moi leur permet de retrouver une place dans les médias, qui les ignoraient depuis un bon bout de temps.

Et que comptes-tu faire avec West Midlands Records ?

Oh, c’est une structure minuscule qui n’a pas beaucoup d’ambition. Il ne s’agit pas de faire beaucoup d’argent… C’est plus un hobby. Mon vrai travail, c’est de me consacrer à mon prochain album solo. Je cherche des groupes avec des filles, des filles qui en veulent et, surtout, qui aiment lire. Je n’en connais pas. J’ai envie qu’elles m’envoient leur démo. Musicalement, j’adore les Period Pains ou Ping Pong, un trio féminin dans lequel joue la petite amie de Bobby Gillespie… Elles n’ont pas de contrat, mais je suis sûr qu’elles vont signer très vite sur une major.

Dans le livret, tu mentionnes deux groupes déjà signés : existent-ils vraiment ?

Tout à fait… Newspaper Joe est un trio féminin, a cappella, qui ne fait que des reprises. L’une des filles chantait sur le Brumberger de Denim On Ice. Physiquement, ces filles sont d’une laideur dingue, mais ce sont de fantastiques chanteuses. Elles me rappellent une formation de trois choristes dans les années 70, The Ladybird, qui intervenaient dans les Top Of The Pops… Elles portaient d’immondes robes à fleurs. Les Newspaper Joe leur ressemblent de façon incroyable, même pour le style vestimentaire. Elles sont tellement horribles qu’elles en deviennent cool. J’ai rarement rencontré des gens aussi peu en phase avec leur époque.

Tu sembles toujours autant obnubilé par les filles : sur le disque, tu as même écrit une chanson dédiée à Wendy James…

C’est une idée que j’avais depuis des années. C’est une sorte d’hommage… Non pas parce que j’aimais Transvision Vamp, je trouvais même ce groupe minable, tout comme je trouvais pathétique la façon dont elle s’habillait. Mais quand elle s’est lancée en solo, je me suis dit qu’elle pouvait peut-être réaliser quelque chose d’intéressant. Et puis, Elvis Costello lui a composé cet album ridicule et il a ruiné sa carrière. Heureusement, elle a épousé Mick Jones : ils forment un beau couple. En fait, par cette chanson, je veux lui faire comprendre que c’est moi qui aurais dû composer son disque. En plus, Costello a eu honte quand il a vu que la presse n’aimait pas Wendy James. Il a déclaré qu’il avait tout écrit en un week-end, ce qui est faux, bien sûr… Il n’y avait que deux bons morceaux. Ils n’auraient dû sortir qu’un 45 tours. Moi, j’aurais pu lui composer des morceaux très rock, c’est ça dont elle avait besoin.

Qui est cette Mrs Back-To-Front ?

C’est un personnage que j’ai créé, et qui est d’une maladresse confondante… Je l’ai imaginé à l’époque où je fréquentais Rose McDowall (ex-Strawberry Switchblade, qui a collaboré avec Felt et Death In June, entre autres, NDLR). Elle fait toujours le contraire de ce qu’il faut faire. Peut-être qu’à cinquante ans, j’utiliserai cette Mrs Back-To-Front comme protagoniste principale d’un livre pour enfants que j’envisage d’écrire.

Lawrence / Photo : Olivier De Banes

Sur ce morceau, on a l’impression qu’au beau milieu débute une autre chanson…Mais c’est une autre chanson ! L’histoire est assez drôle… Quand Terry a quitté l’école, il a rejoint le groupe de son père, qui ne joue que des reprises, dans les pubs, chaque week-end. En fait, Terry a arrêté il y a peu, quand il a rejoint la formation de Bernard Butler. Un jour, une galerie marchande de Birmingham a organisé un concours pour célébrer son 21ème anniversaire. Quelle idée stupide… Le premier prix devait être un voyage aux Bermudes. Mais comme le groupe du père est tout aussi ridicule, il a décidé de participer et a enregistré le morceau que tu peux entendre. La première fois que je l’ai écouté, j’ai failli mourir de rire… Parce que le père de Terry avait fait tout ça en se prenant très au sérieux ! Je l’ai utilisé au moment où, dans la chanson, est censée éclater une bagarre. L’effet est plutôt bien rendu, je trouve. Tu as remarqué, j’ai affublé mes musiciens de surnoms ridicules dans le livret : celui de Terry, Milestone Express, est en fait le nom de ce groupe.

On trouve également une reprise, Today.

Je ne savais pas que c’était une vraie chanson au départ… Pour moi, c’était juste le générique de cette émission de télé, Today. Ado, je vivais à Birmingham et elle n’était diffusée que sur Londres. Il s’agit de la fameuse émission animée par Bill Grundy où les Sex Pistols ont prononcé des mots grossiers, ce qui avait choqué toute l’Angleterre à l’époque. Je n’ai récupéré l’émission que bien plus tard sur une vidéo pirate. Je trouvais que ce générique ressemblait à du Denim et je m’étais promis d’en faire une reprise. Ensuite, en parlant de ce projet à Gary Ainge, l’ancien batteur de Felt, j’ai appris que c’était une vraie chanson, intitulée Windy. Je n’en avais jamais entendu parler ! Et à Londres, quand tu ignores tout d’un morceau, tu appelles Martin Green, un DJ réputé, responsable de la compilation Sound Spectrum. Il m’a dit posséder plus de cinquante versions de ce morceau, qui est un des plus gros tubes du début des années 1970 ! j’ai quand même décidé de garder le titre que j’avais prévu initialement car j’ai voulu faire cette reprise à cause de ce programme télé. Cherry Red a accepté car je ne risque pas de vendre suffisamment de disques pour craindre d’être poursuivi…

Comment juges-tu la scène musicale actuelle ?
En général, les gens de ma génération se plaignent du fait qu’il ne se passe plus grand chose, il regrettent que ce ne soit pas comme au… bon vieux temps. Mais je ne suis pas d’accord ! C’est juste qu’ils n’ont plus le même appétit de découvertes. Je trouve qu’il y a d’excellentes choses, en particulier dans ce que j’appelle la deuxième révolution électronique. Parce qu’on a quand même tendance à oublier que la première a eu lieu au début des années 1970. J’étais un grand fan d’Eno. Quand le punk est arrivé et que l’on a tous décidé de jeter nos collections de disques, c’est le seul artiste que j’ai conservé. Dans les années 1980, avec Felt, j’ai refusé d’utiliser des synthés parce que je haïssais les formations de l’époque qui en utilisaient. Aujourd’hui, on retrouve un prolongement de ce qu’Eno ou les groupes de la scène allemande ont pu réaliser. D’ailleurs, en 1977, Eno a sorti un disque extraordinaire avec Cluster… Actuellement, j’aime bien Plone, même si je ne sais pas à quoi ils ressemblent. Je trouve Squarepusher extraordinaire et je suis ce que réalise Warp en général. J’adore aussi Aphex Twin et son label Rephlex… Sinon, je suis toujours convaincu que l’avenir de la musique passe par l’union parfaite entre l’électronique et le rock. Tu as écouté le nouvel album de Primal Scream (ndlr. Il parle d’XTRMNTR, NDLR) ? Il est absolument bouleversant. J’adore Bobby Gillespie, car c’est un type qui croit vraiment en ce qu’il fait…

Et que devient Denim ? Car normalement, il te reste un album à sortir, Denim Takes Over
Denim va hiberner pendant cinq ans. Ce sera, littéralement cette fois « Denim On Ice ». Mais on ne se sépare pas. On va attendre que les gens nous comprennent, comprennent notre démarche. Comme avec Felt, nous étions bien trop en avance, pour le grand public, en tout cas. Mais dans cinq ans, ce devrait être bon. Entre temps, je vais enregistrer des albums solo, où je vais insister sur le côté songwriting. Mais ce sera du rock quand même, pas du folk, surtout pas… Le premier disque sera l’œuvre la plus sombre que j’ai jamais enregistrée. J’y parle d’un poète du XVIIe siècle, très doué, qui est mort à 17 ans, seul, affamé. Tu te rends compte, il était encore plus jeune que Rimbaud ! Ce sera donc un Berlin de l’an 2000. J’ai mis beaucoup de temps à apprécier ce disque… Mes mélodies seront plutôt évidentes, mais les textes seront très intenses. Il va s’intituler In The Pursuit Of Death… Ce sera mon roman russe, en quelque sorte, comme si Dostoïevski enregistrait un album. Je sais, c’est un titre très dur… Quand je pense que les gens voient en Radiohead un groupe sombre et inquiétant ! Je vais leur montrer, moi, ce qu’est un album dur et ténébreux.

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