Les années soixante furent ô combien prolifiques en termes de formations essentielles. Dylan, Beach Boys, Beatles, Byrds, Kinks, Who, Pink Floyd, Rolling Stones, en moins d’une décennie, inondèrent les ondes et s’imposèrent durablement dans le cœur des amateurs de musique pop. À l’ombre de ces idoles jamais déboulonnées, en Amérique du Nord, une frange particulièrement concurrentielle se disputa de rares places au soleil des charts, à l’assaut du cœur de la jeunesse étasunienne. Certains y parvinrent, les One Hit Wonders, d’autres pas, mais beaucoup contribuèrent à ce qui sera défini rétrospectivement comme Garage Rock (ou 60’s Punk) soit une réponse bancale, pas très présentable et donc très cool à la British Invasion.
Si la période fut courte, la production, elle, fut intense. Entre 1963 et 1967 (pour être large, le cœur étant 65-66), des milliers de groupes enregistrèrent un ou deux 45 tours pressés par un label local, parfois enregistrés en direct sur deux pistes dans un studio de fortune. Il est ainsi facile de dresser le portrait type du Garage Band : quatre ou cinq jeunes hommes au lycée ou au college, le manager est le père de l’un des musiciens, le groupe répète dans le garage familial, et le samedi, il joue dans les bals de promo des établissements scolaires aux alentours, ou pour une soirée étudiante dans une fraternité. Généralement, l’histoire se termine quand l’un des jeunes adultes part au service militaire ou à la faculté… Ces centaines de parcours semblables racontent en creux de la petite histoire la grande : le Vietnam (2 + 2 = ? du Bob Seger System), le Baby Boom ou l’émergence de la figure du teenager (ni enfant, ni adulte). Sorti en 1996 et réalisé par Tom Hanks, That Thing You Do ! offre une vue juste quoique romancée sur le phénomène. Inspiré entre autres par les Chartbusters, un groupe local influencé par les Beatles – comme tant d’autres : Knickerbockers, Remains – gravit les différentes marches vers le succès sans toutefois parvenir à rééditer l’exploit, et s’évanouit dans les limbes, dans la foulée. Certains continuent leur chemin dans la musique quand les autres y renoncent, une conclusion très proche de la réalité. Tant de nombreuses figures pop ont démarré dans des groupes de ce genre : Todd Rundgren et Nazz, Ted Nugent et les Amboy Dukes, Alice Cooper et les Spiders, Steven Tyler et les Chain Reactions, Merry-Go-Round et Emitt Rhodes, ou encore CCR et les Golliwogs.
Au delà d’une définition presque sociologique du garage band, il y a l’esthétique que nous associons désormais au terme. D’abord esquissée par Lenny Kaye et Jac Holzman (futur guitariste de Patti Smith) à travers la compilation Nuggets, le son garage se précise à la fin des années soixante dix et début quatre vingt grâce à une salve de compilations mythiques, posant clairement les jalons du genre (de manière rétrospective, donc). Back From The Grave et Pebbles en tête contribuent ainsi à raffiner le concept. Combo Organs (Farfisa, Vox Continental) et Fuzz presque obligatoire, le garage-rock est la contre-attaque aux groupes les plus violents, brutaux et agressifs de la British Invasion. Les Américains dupliquent les riffs powerchords des Kinks (The Rationals, The Sparkles), ils singent les rave-up chers aux Yardbirds (Count Five, Kenny and the Kasuals, Blue Magoos), bouffent la morgue des Stones ou des Animals au petit déjeuner (Chocolate Watchband, Standells), sans oublier d’y ajouter moult cris (The Tamrons), des guitares bourdonnantes prêtes à charger pour piquer et orgues particulièrement aigrelets et saillants. Bien sûr, cette musique se fit dans un contexte particulier, et il faut ainsi ne pas occulter l’importance de la surf music (The Trashmen, The Rivieras) ou du Frat-rock (Kingsmen, The Premiers) dans le son garage, qui au fond est typiquement américain, malgré ses influences britanniques. Ainsi, en cherchant à égaler leurs homologues anglais mais sans en avoir les talents, beaucoup de groupes développèrent un son unique qui fut par la suite maintes fois copié. Musique généralement considérée comme violente, si nous nous en tenons à une définition esthétique restreinte, elle se pare de nombreuses autres tonalités dans une perspective plus large, parfois très régionalisées : folk-rock (The Leaves, The Dovers, Cryan Shames, Beau Brummels), R&B (Sonics, Wailers), Tex Mex (The Hombres, Sam The Sham and the Pharaohs, Sir Douglas Quintet), pop bubblegum (Ohio Express, The Music Explosion, The McCoys) ou psychédélique, sur la fin (We The People, Music Machine, 13th Floor Elevators, Human Expression…).
Deux morceaux expriment peut-être la quintessence du genre. Abba des Paragons est une de ces obscurités chéries par les collectionneurs. L’original se négocie ainsi à plus de 1000$, alors qu’une copie pirate (en vinyle à l’unité) peut déjà atteindre la somme astronomique (et totalement stupide) de 120£. Au delà du prix, Abba (1967) est un grand morceau, le chef d’œuvre d’un groupe mineur de Charlotte en Caroline du Nord, qui ne publia que ce 7 pouces. Dès le riff de douze cordes au son crunchy, le chose est pliée, ça sonne comme un hymne ! La suite est un festival d’orgues criards et de voix adolescente répétant yeah, toute la beauté du garage en 3 minutes et treize secondes, à la fois super accrocheur et vicelard comme il faut. À l’inverse, Liar Liar des Castaways est un des hits du genre avec une incroyable douzième place au Billboard 100 en 1965. Le groupe n’en fut pas moins avare en albums, puisqu’ils sont au nombre de zéro. En moins de deux minutes (un enfer pendant les dj sets !), le groupe créa une scie pop super fun portée par un orgue hanté et une voix de falsetto inhabituelle dans le garage. Presque à l’opposé en terme de succès populaire à l’époque, les morceaux n’en ont pas moins de nombreux points communs, à commencer par les carrières météoriques des groupes et l’absence de long format. L’occasion de rappeler une évidence : le garage-rock se déguste avant tout en single (ou compilation) et rarement en album (même si certains tiennent à peu près à la route), bref, tout pour éviter une muséification cireuse.
Si la période historique des garage-bands fut courte, quelques années à peine, son influence ne s’est pas démentie depuis cinquante ans. Proto-punk et rock High Energy (genres typiques de Detroit, également un haut lieu du garage) lui empruntèrent certains traits au moment-même où les tous premiers groupes garage revival firent leurs débuts (Flamin’ Groovies et Droogs). À la fin de la décennie, en parallèle au punk (terme qui fut aussi utilisé pour le garage), des formations redécouvrent aussi l’héritage de ces modestes formations, notamment grâce à la réédition de la compilation Nuggets par Sire Records. Au tout début des années quatre vingt, Greg Shaw réunit ainsi les forces vives de ce renouveau au sein de la compilation Battle of The Garages. Très vite, le revival prit une ampleur mondiale que ne connut jamais sa source d’inspiration, des groupes émergeant en Suède (The Backdoor Men), en Espagne (Los Negativos), en Angleterre (The Barracudas) ou même en France (Vietnam Veterans). Dans les années quatre vingt dix, le garage-punk s’éloigna progressivement de l’esthétique sixties en y injectant plus d’énergie et de puissance, souvent au détriment des mélodies et des sonorités plus sixties (fuzz et orgue). De nos jours, le terme couvre ainsi une palette sonore allant d’un son fidèle à l’esprit (Ar-Kaics, Frowning Clouds, Black Lips) à des groupes qui le sont beaucoup moins… Cependant, peu importe les histoires de chapelle, le garage-rock sixties brille toujours par sa hargne, matinée d’une certaine élégance. À n’en pas douter, en ce moment, quelque part dans le monde, un adolescent découvre les Nuggets ou une Back From The Grave et a une révélation qui changera peut-être sa vie.
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