Fred Frith, guitariste anglais aux multiples casquettes peut se targuer d’être le fondateur du RIO (Rock in Opposition), créant le lien artistique entre John Cage et Frank Zappa. Résumer sa carrière en quelques lignes est tout bonnement impossible tant Fred Frith a passé les quarante-cinq dernières années à sans cesse ouvrir des portes à de nouveaux sons et à de nouvelles pratiques. Pour sa venue le dimanche 27 novembre au carré Bellefeuille, les équipes du festival BBMix ont demandé à une série d’artistes de dresser un court portrait de Fred Frith via leur morceau préféré. (Texte : BBMix)
Èlg, musicien : Èlg et la Chimie
Cheap at half the price, est le premier album solo de Fred Frith que je me suis procuré dans ma vie de music fan. Je l’ai trouvé en 1999 à Lyon en CD d’occasion pour 90 francs (le prix est encore derrière). C’est un opus qui joue clairement avec les genres (steady rock, garage punk, ambient…) mais se réapproprie absolument tout dans une liberté de ton et une couleur de production homemade qu’il devait être rare d’entendre en 1983 (tout est enregistré sur un 4 pistes cassette). Juste après Henry Cow, Slapp Happy, Art Bears et Massacre, cet album a dû être pour lui une sorte de petite libération pop et DIY dans son parcours. Les mélodies sont absolument irrésistibles et je sens cette joie enfantine et cette générosité débordante dans chacun des morceaux. J’ai retenu à l’époque comme leçon qu’on pouvait tout autant être un Fred Frith savant et tortueux qu’un Fred Frith qui saute partout dans sa cuisine et son salon (enfin c’est comme ça que je me le suis imaginé et ça a élargit ma vision des attitudes possibles en musique). En tournée solo aux USA en 2011, j’ai croisé l’original en vinyl pour 20 dollars chez Feeding Tube Records à Northampton. Et très sincèrement, à chaque fois que je regarde cette pochette CD en plastique triste, je regrette toujours autant d’avoir laissé ce vinyl là-bas, je ne l’ai jamais recroisé dans aucun bac depuis…
Sing Sing, musicien, moitié de Arlt
J’aime beaucoup de disques de Fred Frith ou auxquels Frith a participé, mais celui qui compte le plus pour moi, qui continue de me travailler sans cesse est certainement Cheap At Half The Price. Pauvros, Lindsay, Berrocal, j’aime quand les grands improvisateurs se piquent de rock n’roll, de pop ou de chanson, ça commence toujours par en contrarier quelques-uns ce qui est parfois bon signe – ça organise des malentendus heureux et pose parfois de petites questions bienvenues pour les années qui suivent : souvent c’est réjouissant. Je trouve que Cheap At Half The Price est un sommet de musique impure, frondeuse, légère, mais légère par profondeur. Les chansons sont hirsutes, drôlatiques, termites et dodelinantes, je reste toujours profondément charmé par les mélodies vocales en forme de riffs woodpeckers, par le casio cheap (at half the the price) les percussions de mille-pattes allumés et par quelques-uns des plus euphorisants soli de son œuvre entière. Je retrouve dans ce disque l’humeur et l’esprit des morceaux les plus enjoués de Skeleton Crew voire d’Henry Cow et Art Bears voir de Soft Machine, de Kevin Ayers, d’Ivor Culter voire des Residents. Il participe à me convaincre qu’il peut-être tout à fait excitant non pas de juxtaposer mille genres (ici la pop, le rock, les musique improvisées, les musiques traditionnelles des pays de l’Est, une certaine idée du jazz) mais de les suggérer de façon quasi subliminale pour mieux les contourner, les éviter, n’en donner que les échos, les rumeurs et les reflets dans une forme presque reconnaissable mais toujours ambigüe (et kiffante). Il me re-persuade éternellement que la chanson, ce vieux machin, est un art toujours accueillant et toujours à rajeunir, où tout est possible et désirable, pour peu qu’on l’envisage comme une pratique hérétique, radicale et joyeuse.
David Fenech, musicien
Ma rencontre avec la musique de Fred Frith a été un véritable choc. J’avais emprunté son album solo Speechless à la médiathèque de Grenoble et j’ai trouvé dans ce disque tout ce que je cherchais en musique… mais je l’ignorais ! J’écoutais alors en boucle le titre Domaine De Planousset, simple en apparence mais d’une grande profondeur. Sans doute happé par la ligne mélodique.
De l’expérimentation et de la mélodie : c’est assez rare pour le souligner. Souvent les expérimentateurs s’éloignent des formes classiques et sont difficiles à suivre à force de déconstruire et de désassembler, alors que Fred Frith expérimentait sur cet album autour de la ligne mélodique. La mélodie, c’est la base. Même un enfant de cinq ans peut en retenir une et la chanter. Et cette approche est finalement assez originale pour la souligner.
J’ai ensuite remonté le fil de sa discographie et suis tombé en admiration devant ses disques tous aussi passionnants les uns que les autres. De l’étrange équilibre d’Art Bears à la puissance du trio Massacre, en passant par son orchestre d’hommes orchestres (Skeleton Crew) et autres improvisations libres. Une musique toujours renouvelée, toujours passionnante. En mouvement.
(Et je dois ajouter qu’en tant que musicien, assister à un de ses concerts solos a été comme une grande leçon de musique, de créativité).
Marie-Pierre Bonniol, fondatrice et co-programmatrice du Festival BBmix
Mon rapport à Fred Frith est avant tout le rapport à une ville, Marseille, où j’ai vécu une adolescence dans les années 90 placée sous le signe des musiques expérimentales, que ce soit par la programmation très aventureuse du Centre Culturel de mon quartier (Mirabeau) où les choix de Marylin Tognolli m’ont permis de voir The Ex et God is my co-pilot, ou par les projets développés par Jean-Marc Montera et Ferdinand Richard, que ce soit par la création d’un opéra rock en 1992, Helter Skelter, avec Fred Frith ou la venue en résidence pour une création collective de Christian Marclay. Toutes ces choses étaient dans les magazines gratuits, à portée de bus, m’intriguaient, c’était une période où Sonic Youth ouvrait également à ces musiques, il y avait pour moi un faisceau qui se formait.
C’est peut-être pour cette raison que Tom Cora, collaborateur de Fred Frith, et Catherine Jauniaux avaient décidé de venir s’installer dans cette ville. J’avais lu une annonce de leur arrivée dans le journal gratuit local, Taktik. Ainsi, lorsqu’à 17 ans je vois dans la file du bureau de poste cet homme mince et grand, portant sous son aisselle une enveloppe adressée à Fred Frith, je savais que c’était Tom Cora.
Tom Cora me propose rapidement de devenir la baby-sitter de leur fils, Elia. Il me propose également que des baby-sittings soient payés en disques. J’accepte les deux propositions et serai durablement marquée par Learn to talk de Skeleton Crew, la collaboration de Fred Frith avec Tom Cora, qui fera partie d’un de ces lots de disques.
Cet album enregistré en Suisse durant les vacances d’hiver 1983/1984 s’ouvre par une articulation de deux morceaux, Que Viva / Onwards And Upwards, qui pourrait être l’équivalent en musique de ce que Foucault appelle un « livre-bibliothèque » : un morceau, placé sous le signe de la liberté, qui contient plusieurs espaces musicaux, plusieurs dynamiques, qui s’articule sous plusieurs formes à partir de deux mouvements principaux ; qui se démultiplie, croise le rock, la pop, le folklore, le plunderphonic, la chanson, emmène les instruments vers les champs opposés à ceux où nous pourrions les attendre, présente des rythmes complètement inédits et remodélise pour moi en profondeur « ce que la musique peut être » lorsqu’elle s’affranchit des classifications et essaie de les intégrer toutes, d’une certaine façon, dans des compositions absolument personnelles. Quel vent de liberté, imagination, talent et créativité ! Finalement en articulation avec l’énergie contemporaine du post-punk et son refus de figer au sein des groupes les instruments, les postes, les attendus.
La pratique du live aura aussi sur ce disque un impact important, avec la liste, au verso du vinyl, de toutes les villes où le groupe a joué à ses débuts pendant un peu plus d’un an, nourrissant probablement son vocabulaire, ses parti-pris, ses postures et son énergie. Il affirme finalement les concerts comme évènements et éléments de construction de la musique, jusqu’à ce qu’elle revienne jusqu’à nous par des concerts, des performances, des rencontres et des moments dans un mouvement perpétuel et pour toutes les parties enrichissant, modifiant la matière sensible comme la capacité d’action, d’activation vers l’engagement.
Learn to talk, disque-discothèque ? Un disque-liberté, transformateur et activateur, certainement, que je continue à écouter avec un grand plaisir encore, régulièrement.
Que viva !
Bonus : Fred Frith à Marseille, par Charles Castella
Jean-Sebastien Nicolet dit Jiess, co-programmateur du festival BBmix
Mon premier rapport à Fred Frith fut seulement discographique et franchement détaché de toute connaissance de l’artiste et du mouvement RIO… C’était le point de vue d’un nerd d’une quinzaine d’années qui mythifiait un peu tout ce qu’il lisait et qui n’avait jamais écouté, vu de concert de Rock tordu. J’aurai mis des années pour rencontrer Fred Frith sur scène au sein du groupe Massacre ou en format orchestral à Banlieue Bleues, où pieds-nus et petites cuillères en main il dirigeait un ensemble philharmonique. Je voyais aussi sur les flyers que Fred Frith jouait régulièrement aux Instants Chavirés à Montreuil, sans doute la seule salle parisienne dont je connaissais le nom avec l’Olympia et l’Arapaho.
En effet, mon adolescence musicale fut marquée sur le tard par la découverte du Rock Indépendant – si je compare avec mes amis de l’époque. J’étais resté un peu cloisonné dans mon éducation familiale et artistique, pratiquant le chant choral, le conservatoire, avec les oreilles pleines de références Classiques, Baroques, Renaissance, de musique ancienne.
Ma connaissance de Fred Frith s’avère vite parcellaire et uniquement basée sur mes lectures de fanzines, des listes de distributions papier de l’époque comme Orkhêstra ou Sugar n’ Spice que j’épluchais religieusement. Je n’avais que rarement les moyens de me payer les disques, alors on mutualisait nos achats entre amis et nous nous faisions des copies. Mon passeur : John Zorn qui figurait très haut dans mon panthéon musical d’alors. J’y étais entré par le biais de ses productions extrêmes comme Kristallnacht, Painkiller ou Naked City. Dans ce dernier projet y figurait « un nouveau nom » : Fred Frith que je m’empressai vite de tracer avec tous ces papiers polycopiés anarchiquement entreposés dans ma chambre.
J’ai hasardeusement débuté par Massacre, Killing Time qui me semblait sur la foi des chroniques et de son artwork troublant, l’album qui « devait » le plus me plaire. Ce fut effectivement une révélation. Ce son de basse dubbé, vibrionnant de Bill Laswell ; les guitares déstructurées de Fred Frith qui me ramenaient à mes premières impressions de Sonic Youth et à ce que j’appréciais déjà dans This Heat ou Captain Beefheart ; les beuglements étranges qui émaillent des lignes mélodiques indescriptibles ; cette batterie sèche, changeante et mathématique de Fred Maher plus tard reprise par Charles Hayward (autre grand Monsieur accueilli au BBMix)…
De pelotes de laine en pelotes de laine, j’ai suivi à rebours le fil discographique de Fred Frith, un fil qui me semblait infini, crochetant Art Bears avec Curlew, Henry Cow et Skeleton Crew, ébahi devant Step Across The Border… Je pensais pouvoir comprendre en quelques mois ce que Fred Frith défrichait depuis toujours mais aujourd’hui encore je continue mon digging inlassablement.