Fortunato Durutti Marinetti : derrière ce pseudonyme aux résonances anarcho-futuristes, se dissimule – ou s’expose, c’est selon – Daniel Colussi, un songwriter d’origine turinoise, installé au Canada et qui est parvenu en quelques albums – celui-ci est déjà le quatrième – à édifier l’une des œuvres les plus originales et les plus passionnantes des années 2020. A l’instar de quelques-uns de ses plus illustres prédécesseurs – Leonard Cohen, Baxter Dury – Colussi s’est engagé tardivement, la trentaine déjà bien entamée, dans cette non-carrière solo d’interprète presque réticent, après plusieurs décennies de tâtonnements collectifs au sein de diverses formations confidentielles – The Shilohs, The Pinc Lincolns. Trop tard en tous cas pour se bercer encore des illusions adolescentes communément associées à la reconnaissance publique ou pour songer à s’excuser de chanter sans être vraiment chanteur.
En contrepoint à des canevas musicaux d’une richesse et d’une diversité admirables – les arrangements de Brandon Gibson De Groote y sont pour beaucoup – où s’entremêlent les références au jazz et les cordes baroques, la voix joue du décalage, comme pour mieux laisser les longues ruminations poétiques dans leur état le plus juste, en suspension. « Pas à côté, pas n’importe où » comme aurait dit celui auquel on songe aussi parfois. Elle fredonne parfois puis s’installe tant bien que mal en équilibre, entre la scansion poétique et la mélodie. Mais la nonchalance n’exclut pas la précision dans l’évocation des situations et des sentiments.
Comme le suggère le titre de l’album, inspiré par les réflexions de la poétesse Anne Carson sur les ambivalences du désir et la naissance de la figure d’Eros dans la Grèce antique – Eros, The Bittersweet (1986) – il est beaucoup question ici de passions insatisfaites et de nostalgie amoureuse. A partir de ces thèmes universels et donc rebattus, Colussi est parvenu à élaborer une série de méditations mélancoliques, originales et inspirées. Comme pour mieux préserver la continuité narrative et respecter la logique si particulière de ces monologues musicaux, aucun refrain ne vient artificiellement en interrompre le déroulement. Les souvenirs, les questionnements, les intuitions se superposent pour donner forme aux énigmes des sentiments inassouvis sans pour autant les résoudre. Les traits d’esprit les plus saisissants surgissent ainsi de manière impromptue, comme dans ces conversations de fond de bouteille quand, à une heure plus qu’avancée de la nuit, l’interstice qui sépare le coup de génie de la pure divagation éthylique semble parfois s’abolir.
« Average does not kill / It wounds for life » (Beware) ou « When you’re not here/ I measure my solitude by the ice cubes melting down in the tumbler » (A Rambling Prayer) pour ne citer que deux de ces punchlines qui ponctuent ici ces chansons à la dérive et pourtant irréprochables de tenue. Elles rappellent parfois – beaucoup même pour les sonorités presque kitsch de A Perfect Pair – les mini-opéras indie de Dan Bejar – Colussi a plusieurs fois tourné en première partie de Destroyer – débarrassés d’une partie de leur flamboyance et de leurs artifices. Ou encore une version des Tindersticks où l’humour empièterait un peu sur le pathos. Références mises à part, Bitter Sweet, Sweet Bitter confirme brillamment que Colussi n’a rien à envier à ces maîtres confirmés en matière de sophistication musicale ou d’intensité dans la restitution poétique des émotions les plus brutes.