Il existe des moments de télévision pendant lesquels, on aimerait – avec une once de sadisme et beaucoup de naïveté – que tout dérape, comme à la grande époque. Le 17 mai dernier, les trublions de Fat White Family étaient les invités du Quotidien de Yann Barthès sur TMC. Puisque « le groupe le plus trash et bordélique de tout le Royaume-Uni » (sic) est le dernier héritier d’une longue lignée de musiciens situationnistes qui semblent avoir lu Lipstick Traces (Greil Marcus, 1989) et en avoir fait leur livre de chevet, on pouvait rêver d’un bel incident télévisuel. A quoi peut bien ressembler leur tentative d’entrisme dans la société du spectacle ? On s’imaginait déjà chanter Where’s Yann Barthès Now? comme les Television Personalities ironisaient jadis sur le sort du pauvre Bill Grundy. Au lieu de ça, le spectateur a eu droit à une simple interprétation du single Feet, dans une performance conforme à toutes les règles du CSA et dans une mise en scène parfaitement sous contrôle.
Plutôt que Johnny Rotten, on se demande un instant si Lias Saoudi ne risque pas de devenir la caricature nommée Johnny Public telle qu’elle est mise en scène par Jon Moritsugu dans Mommy, Mommy, Where’s My Brain? C’est une inquiétude cruelle, mais pas totalement infondée… Jusqu’ici les frasques de Fat White Family étaient bien senties et collaient parfaitement à leur style musical et à leur relatif anonymat. Soit un noble exercice de perversion, cet art délicat de retourner les valeurs morales, comme Saul Adamczewski sait si bien renverser les imaginaires musicaux. Chez Fat White Family comme chez Insecure Men (son autre projet), les chansons sont ambivalentes et occupent toujours deux versants. Le premier est mélodique et presque rassurant avec ses citations pop, alors que le second claudique, est malade et satirique. C’est ce curieux mélange des genres qu’on aime retrouver depuis le premier Champagne Holocaust paru en 2013 sur le label londonien Trashmouth Records.
Dès l’inaugurale Auto Neutron, une idée fait écho au drôle de nom « famille de gros blancs ». Dans leur écrin de saleté lo-fi, le rock et la soul sont fiévreux mais jamais sexy… Ils prennent un air cadavérique, des allures dérangeantes (et comiques) de fin de race. L’emblème du groupe figure certes une faucille et un marteau (tenus par un cochon), mais Lias Saoudi est le double nihiliste de Ian Svenonius. Lorsqu’il susurre dans son micro, on entend dans le souffle un sourire pervers. Sur ce disque très représentatif de la discographie de Fat White Family, le meilleur (les paires Auto Neutron / Cream Of The Young et Borderline / Garden Of The Numb qui ressemblent à s’y méprendre à des chansons de jeunesse de Beck) côtoie l’insipide (Is It Raining In My Mouth?, Who Shot Lee Oswald?) et le grotesque (les concerts à poil). Depuis ce disque, on sait qu’on devra pardonner au groupe ses errances pour pouvoir profiter de ses éclairs de génie qui écrasent toute la concurrence. De génie, il est encore plus souvent question dans l’album suivant, Songs For Our Mothers (2016) produit entre autres par… Sean Lennon. Ici, la bande à Lias s’aventure sur les terres décadentes de Throbbing Gristle et Laibach. Les clins d’œil sont nombreux. Le single de Whitest Boy On The Beach pastiche la pochette de 20 Jazz Funk Greats avec sa falaise des suicidés (Beachy Head) alors que le clip évoque la sublime parodie Opus Dei (Life Is Life) et son culte dérisoire du Surhomme nietszchéen. C’est con, mais c’est aussi hilarant que l’originale. On se dit qu’un tel album n’aurait pas déparé le catalogue Mute des années 80. En fin d’album, Lias et Saul imaginent les adieux pleins de larmes d’Hitler à Goebbels. La fin d’une idylle, en somme.
La suite de l’histoire est une litanie faite de drogues dures, de fâcheries et de cirque rock n’ roll de bas étage largement commentée qui laissait imaginer le pire de Serfs Up!, le premier album accueilli par un gros label indé (Domino). D’autant plus qu’en 2018, Saul Adamczewski avait fait paraître avec ses autres copains un excellent disque sous le nom d’Insecure Men. L’album déclinait de façon impeccable la recette de Fat White Family dans le tropisme de la pop lounge. Alors, Serfs Up! , l’album de trop ? Le travail a déjà bien commencé quand Saul Adamczewski rejoint le groupe et met un terme à sa brouille avec les frères Saoudi partis enregistrer l’album dans leur nouveau studio de Sheffield. C’est le grand nettoyage. Lias et Nathan semblent avoir abandonné la lo-fi en même temps que l’héroïne. Le premier single Feet (un brin faiblard) laisse craindre le pire, mais les titres suivants à l’image de Tastes Good With The Money (avec Baxter Dury en invité) sont très rassurants. Curieusement, l’emballement médiatique est immédiat et les interviews se succèdent. Aujourd’hui, seuls le train et moi semblons ne pas leur être passés dessus (alors que je cherche à interviewer la bande depuis 2013). Depuis trois mois, on a donc déjà beaucoup glosé sur Serfs Up!, ce disque politique sur l’Angleterre périphérique, celle de Sheffield, du Brexit et de la précarité. Cette Angleterre qui a entamé une petite révolution à l’inutilité programmée. Pourtant, on oublie souvent de préciser que le groupe, comme leur idole Mark E. Smith, évite soigneusement de se poser en donneur de leçons. « On dit que tout va sauter. Oui, ça nous fait rigoler » pourraient aussi citer Lias et Saul. Kim’s Sunsets, par exemple, présente un magnifique moment d’épiphanie dans l’esprit de Kim Jong-un pendant qu’il songe à la permanence de l’univers. Après plusieurs écoutes et du recul, Serf’s Up! est un disque dont on préfère les trésors cachés (Kim’s Sunsets, Vagina Dentata, Oh Sebastian, Rock Fishes…) aux singles parfois poussifs. Une nouvelle fois, il y a autant à admirer qu’à jeter dans ce Serfs Up!, mais ce n’est pas grave puisque Fat White Family reste le groupe de rock le plus excitant et mal élevé du moment. Et puis, comme dit le pervers : « Quand on aime, on pardonne tout. »