Le destin connaît parfois de mystérieux détours. Celui de Karen Dalton n’en aura certainement pas manqué et c’est sans doute pour cette raison que la chanteuse se retrouve aujourd’hui avec davantage d’œuvres produites sur sa vie (deux films, bientôt un troisième, et déjà plusieurs livres, dont une bande dessinée) que d’albums(deux) réellement sortis de son vivant. Ici, le mystère tient autant à la façon dont la chanteuse aura choisi de mener sa vie et sa carrière qu’à celle dont son œuvre aura très lentement cheminé vers la postérité.
En effet, voilà une artiste qui, au tout début des années soixante, était unanimement reconnue comme l’une des figures les plus magnétiques de la scène folk de Greenwich Village. Bob Dylan, Fred Neil, Tim Hardin, tous les témoins de l’époque étaient unanimes : Karen Dalton, dont la voix évoquait celle sublimement écorchée de Billie Holiday, était assurément l’une des chanteuses les plus captivantes de cette nouvelle scène. Malheureusement, alors que ses camarades signaient tous des contrats pour enregistrer et partir à la conquête du monde, la chanteuse retournait, dès 1961, dans son Colorado d’origine pour y vivre en pleine nature et s’occuper de ses chevaux. La suite, on la connaît : un premier album époustouflant et totalement atemporel, It’s So Hard to Tell Who’s Going to Love You the Best (Capitol), enregistré dans l’intimité d’un studio new-yorkais au printemps 1969, à un moment où plus personne ne se souciait de cette fameuse scène folk de Greenwich Village, un deuxième, In My Own Time (Paramount, 1971), enregistré à Woodstock avec beaucoup plus de moyens, puis le retour à l’anonymat. Disparue en 1993, Karen Dalton ne commencera à être redécouverte qu’à partir des premières rééditions de ses albums, dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix. Elle sera ainsi passée dans l’industrie musicale telle une comète : à peine visible de son vivant et déjà perdue dans le lointain au moment de sa redécouverte tardive.
C’est, en tout cas, ce que suggèrent les premières images de ce très beau Karen Dalton: In My Own Time, impeccable documentaire réalisé par Robert Yapkowitz et Richard Peete et produit par les labels Light in the Attic et Delmore Recording Society, et parrainé par Wim Wenders. En voyant défiler toutes ces images très intimes, des documents souvent saisissants collectés dans les archives personnelles de la chanteuse et de ses proches, on en vient vite à se demander si, au fond, Karen Dalton n’était pas vouée à n’être reconnue qu’une fois disparue, comme si seul le temps long, les souvenirs et les regrets pouvaient permettre à son œuvre de trouver sa pleine mesure. Ce qui est sûr, c’est que lorsqu’on écoute ceux qui l’ont côtoyée c’est souvent cette image paradoxale d’une personnalité à la fois très présente et toujours insaisissable, comme absente, qui semble prédominer. Plus riche et plus classique dans la forme que le très personnel Bright Lights : Karen Dalton & the Process d’Emmanuelle Antille, sorti en 2018, ce Karen Dalton : In My Own Time donne la parole à une pléiade de témoins de premier choix : Richard Tucker, marié à la chanteuse pendant ses années dans le Colorado, Dan Hankin, guitariste sur ses deux albums officiels, Dick Weissman, musicien et compagnon de ses années new-yorkaises, Peter Stampfel, légende de l’acid folk et des fameux Holy Modal Rounders, Peter Walker, guitariste de folk et ami de longue date, mais aussi Nick Cave, qui fut l’un des premiers à batailler pour faire sortir cette discographie majeure de l’oubli, et, plus étonnamment, la chanteuse Angel Olsen et Deer Tick, l’un des groupes de rock américains les plus sous-estimés de ces dernières années.
Au final, le film parvient à donner à cette histoire très singulière l’ampleur qu’elle mérite, mais aussi à faire résonner cette œuvre extraordinaire sur ce fameux temps long, celui que l’on perçoit dans les frémissements ancestraux de son inoubliable reprise de Katie Cruel, chanson traditionnelle venue de la nuit des temps (enfin, plus ou moins) et qu’elle a su sublimer sur son dernier album, In My Own Time, au point, selon Nick Cave, de subjuguer, quarante ans plus tard, un adolescent de 16 ans (son fils), né avec le XXIème siècle. Et, finalement, ce temps long est devenu le temps juste, le sien.