Depuis plus d’une trentaine d’années, Felix Kubin élabore une œuvre parmi les plus iconoclastes de la scène électronique allemande. Creusant une esthétique kraftwerkienne à la théâtralité rétro-futuriste encore plus marquée, son travail a pu s’imposer en jouant sur quelques motifs obsessionnels orchestrés au gré d’une discographie pléthorique et de prestations scéniques joyeusement décalées, comme en à témoigné un passage mémorable au festival BBmix à Boulogne en 2013.
Motifs obsessionnels – la conquête spatiale et sa futurologie soviétoïde (mentionnons son label Gagarin Records), les synthétiseurs analogiques, l’early electronic et la library music – caractérisant une démarche qui multiplie les médiums d’expression. Langage pop traditionnel, dance music bruitiste, art sonore, pièces radiophoniques, comme autant de formats qui investissent cette frontière étroite entre kitsch passéiste/science-fictionnel et entreprise conceptuelle/arty. Car c’est tout l’intérêt du film de Marie Losier que d’explorer cette double dimension : l’ouverture et la clôture de Felix in Wonderland mettent d’ailleurs en scène un Felix Kubin menant d’étranges expérimentations sur des microphones, dont on peine à distinguer le sérieux de la blague potache et dadaïste.
Habituée à l’évocation de figures marquantes des marges contre-culturelles, comme Genesis P-Orridge (Throbbing Gristle, Psychic TV) dans The Ballad of Genesis and Lady Jaye (2011) ou Tony Conrad dans DreamMinimalist (2015), Marie Losier s’attache ici à évoquer ce type du créateur solitaire, à la singularité radicale. Et ceci précisément en soulignant cette ligne de crête si délicate qu’emprunte une œuvre à l’excentricité revendiquée. La beauté formelle du film, saisissante, réside de fait dans l’évocation de cet aspect bancal, toujours fragile, d’un Kubin dont le dandysme et l’intransigeance semblent trop souvent menacés par l’ironie typique d’un autre Kubin, incarnation d’une œuvre fondamentalement postmoderne. Bien évidemment, Marie Losier se refuse de trancher trop dogmatiquement entre ces deux incarnations. Tout l’équilibre de son film réside dans l’exploration de ce point de tension. L’un de ses moments les plus importants évoque les répétions d’une œuvre orchestrale accompagnée par l’instrument fétiche de Kubin, un Korg MS20. Une manière de souligner les deux orientations d’un travail, toujours guetté par ce grand écart entre sérieux conceptuel et prise de distance extravagante. Or nous pouvons le comprendre, l’ambition n’est pas ici celle de l’évocation biographique exhaustive, de la monographie, mais bien plutôt celle du portait sensible censé nous dire quelque chose de fondamental à propos d’une œuvre. Et c’est à ce titre que Felix in Wonderland se révèle être une très belle réussite.