De l’amitié entre le photo-reporter Seamus Murphy et la singer-songwriter PJ Harvey, nous savions déjà qu’il en avait résulté un album de cette dernière (Let England Shake en 2011) mis en images par une série de courts films réalisés par ce dernier. Cet album ajoutait une corde inattendue à l’arc discographique de la mythique recluse du rock britannique qui, parmi les multiples masques souvent introspectifs égrenés au fil de sa solide carrière, nous offrait cette fois-ci un visage tourné vers une observation grave mais poétique du monde extérieur, sous la forme d’un portrait de l’Angleterre qu’on ne savait pas encore pré-Brexit. Puis en 2015, leur association donna lieu à un recueil de photographies et de poèmes issus de voyages accomplis ensemble depuis 2011 au Kosovo, en Afghanistan et à Washington D.C., intitulé The Hollow Of The Hand (disponible en traduction française sous le titre Au creux de la main aux éditions L’Âge d’Homme), et en 2016 à l’album The Hope Six Demolition Project, qui à la suite d’un enregistrement conçu comme une installation d’art contemporain (le public pouvait venir observer les sessions des musiciens enfermés dans une pièce aux vitres-miroir sans tain à la Somerset House de Londres) mettait en musique une sélection des textes précédemment publiés. Enfin, en 2019, soit presque aujourd’hui, Murphy et Harvey proposent une énième variation sur le même thème avec le documentaire intitulé A Dog Called Money, qui pousse à s’interroger sur ce qu’il pouvait bien rester à dire ou à montrer de cette double collecte d’images et de mots passée.
On trouve quelques éléments de réponse dès le début du film, un assemblage de scènes semblant nous faire comprendre que les images qui suivront seront bien celles d’une mise en scène, et pas réellement celles d’un document-vérité. Un plan large laisse découvrir la scène vide d’un théâtre détruit. Un homme glisse une affiche derrière la vitre d’un haut panneau publicitaire qui découpe un ciel complètement blanc. Plus bas, un autre homme invite la foule à entrer derrière une porte. Derrière, de très près, une main anonyme sort d’un guichet opaque, saisit un billet de banque et l’échange contre un billet de spectacle. Plus loin, à l’intérieur, une affiche peinte nous montre une femme enlaçant un homme et, derrière eux, en gros plan, un visage ensanglanté à la bouche entrouverte. Tous lèvent les yeux au loin vers le ciel. Un plan plus tard, on nous montre un avion au loin s’échappant derrière une chaîne de montagnes vers un soleil couchant. Le chant de PJ Harvey s’élève en voix de tête, comme au-dessus des images que nous voyons, avec les quelques vers de la chanson The Orange Monkey : « A restlessness took hold my brain / And questions I could not hold back […] I took a plane to a foreign land / And said, I’ll write down what I find ». Si la promesse décrit bien le projet — réitéré après le bandeau-titre, « He collects images, she gathers words » —, le montage omet de nous faire entendre que dans la chanson, « Beneath a mountain’s jagged shelves », ce que l’on trouve c’est « The pain of fifty million years », et se dresse alors une première impossibilité assumée dans le sous-texte et non dans les images : comment sera-t-il possible d’apporter des réponses à ces questions pressantes, urgentes face à la découverte glaçante d’un monde qui se délite et souffre depuis si longtemps ? Comment résoudre la douleur de cinquante millions d’années ?
Nous accompagnons ensuite nos protagonistes au début de leur voyage à Kaboul, un long plan nous les fait suivre de dos comme si nous marchions avec eux. En voix off, PJ Harvey récite des notes prises au fil : des débris, des voitures, des personnes qui marchent aussi. S’active alors une sorte de paradoxe et, telles les trois chaises de Joseph Kosuth, le montage documentaire nous fera seulement voir en superposition sémantique une chose du réel, et les mots entendus ne feront que décrire inlassablement ce que nous voyons et ce que nous savons déjà. Plus tard, au Kosovo, nous suivons de nouveau quelqu’un de dos, par le biais d’un gros plan sur des mains tenant quelques clés. Nous devinons ainsi qu’elle est la femme qui a inspiré la chanson Chains Of Keys (« Fifteen keys hang on a chain […] The chain is old and forms a ring […] The ring is in a woman’s hand […] She’s walking on the dusty ground […] The woman’s old and dressed in black […] She keeps her hands behind her back […] Imagine what her eyes have seen »). Nous n’en apprendrons pas plus sur cette femme, à peine si nous verrons son visage. Nous resterons dans la stupeur d’imaginer ce qu’elle a pu subir, trop effrayés pour s’y confronter. Et, dans cette articulation entre les regardeurs et les observés, c’est une deuxième impossibilité qui se noue : à presque aucun moment du film n’est proposé de dialogue avec ces personnes que l’on nous montre. Dans les quelques moments où nous les entendons s’exprimer, nous les suivons encore de dos, accablés par l’énumération des épreuves douloureuses qu’ils ont traversées. Le dialogue se fait un peu plus aisé et foisonnant lorsque nous nous rendons à Washington D.C. — l’anglais aidant —, où nous suivons une petite bande de jeunes des quartiers pauvres de la ville. Cependant, les regards face caméra n’existent que par l’attrait d’être filmés et par l’opportunité de montrer la prouesse ingénieuse et juvénile de leur flow. Par-dessus, en voix off, on s’extasie sur la beauté de leur poésie franche et authentique. Jamais n’est expliquée la nature du projet de restructuration du quartier nommé The Hope Six Demolition Project, qui pourtant a donné son titre à l’album. Nous devons nous contenter d’un plan sur un collage contre les murs de la rue Good Hope demandant « EQUITY NOT EVICTION ».
Toujours à Washington D.C., nous traversons la rivière Anacostia, à l’abri d’une voiture confortable. Au volant, un journaliste du Washington Post explique que cette rivière sépare les quartiers défavorisés des quartiers privilégiés de la ville et qu’on la traverse bien peu souvent. L’image de la voiture est récurrente, on parcourt les villes en restant à l’intérieur, suivis un moment par deux jeunes filles afghanes qui frappent à des vitres désespérément fermées. On ne verra d’ailleurs jamais le visage du jeune garçon qui mendie dans la chanson Dollar, Dollar (« All my words get swallowed / In the rear view glass / A face pock-marked and hollow / He’s saying dollar dollar »). Ces espaces clos et motorisés semblent faire écho à un autre espace clos, conçu pour l’enregistrement du projet-disque. On observe tout et on restitue tout de cette réalité, mais toujours confiné dans un espace protégeant de tout, même du public invité à observer ce qui s’y passe. Dans le montage du documentaire, au milieu des scènes de voyage sont juxtaposées des scènes prises sur le vif dans cet espace construit spécifiquement à Londres, où l’on retrouve les habituels musiciens amis de PJ Harvey (John Parish, Flood et Mick Harvey), et d’autres encore. Ce sont peut-être les rares moments où une sorte de magie opère, on y voit quelques prises de son réjouissantes et quelques bribes des expérimentations et tentatives qui ne font que souligner le talent indéniable de PJ Harvey en tant que compositrice. Mais la confrontation cruelle des images du réel avec la pauvreté et la timidité du matériel des sources d’inspiration en gâche presque le plaisir. Plus grave, la juxtaposition d’un dispositif artistique de mise en scène contrôlée de soi avec des personnes en situation d’urgence et de souffrance extrême, réelle, donne la nausée. Ce sont la permanente absence de contextualisation des images de cet ailleurs qu’on a voulu visiter, le témoignage de rencontres ratées ou omises avec les musiciens de là-bas, le contraste avec la crainte de se confronter à la réalité cruelle d’un autre monde, qui rendent la moindre note jouée ici bien pauvre et peu inspirée. Des scènes lointaines vaguement musicales, on retiendra les quelques notes au clavier en compagnie d’un musicien afghan, puis, au même endroit, PJ Harvey qui tente de jouer d’une guimbarde qui ne fonctionne pas. Ou pire, d’un 45 tours trouvé parmi les décombres d’une maison au Kosovo, recouvert de poussière et déformé par les éboulis. Scène terrible qui semble inconsciemment nous faire part de la prémonition d’un naufrage discographique annoncé. On voit de loin des chœurs d’homme en prière (qu’on tente de reproduire sur un titre par la suite abandonné pour l’album), des chœurs de spirituals glanés ici ou là aux États-Unis, mais dont le seul lien avec nous existe par un téléphone portable tenu par le pasteur-maître de chant, et dont on ne saura jamais qui était réellement au bout du fil. De retour en studio à Londres, on reprend un gimmick de blues-zone-de-confort pour enrober le tout, mais à l’aune de cette chronique, le choix du titre That’s What They Want de Jerry McCain & His Upstarts sonne un peu comme un aveu de défaite, nous confirmant qu’il a bien fallu en finir et donner quelque chose à manger à ceux qui attendaient avec ferveur, de tout cela, quelque chose.
On a du mal à imaginer que des personnes très certainement et sincèrement sensibles au destin tragique du monde aient pu se fourvoyer autant, au point de se demander pourquoi Seamus Murphy et PJ Harvey ont persisté à trouver nécessaire de le prouver via trois supports différents — la plus convaincante des tentatives demeurant le recueil de poèmes et de photographies, soit la première impulsion. Au mieux, il pourrait s’agir de faire amende honorable ou de montrer une sorte de difficulté ou d’embarras à évoquer des sujets plus grands que soi. Mais l’absence de toute explicitation du processus créatif même — à aucun moment il n’est question de doute ou de difficulté, émotionnel, artistique… — fait que nous restons cois face à ce qui sans contexte ressemble à une déconnexion frivole ou, pire, à de l’orgueil mal placé. Si le secret entretenu par PJ Harvey elle-même autour de la construction de son travail a pu autrefois nimber son œuvre d’une aura de mystère séduisante, ce silence la dessert ici totalement. On ne retient que ses bribes de notes descriptives en voix off sur un plan de solitude au bord d’une rivière au Kosovo, tout en contraste et à mille lieues de la puissance évocatrice et poétique qu’elle est capable de créer dans le confort d’une maison qu’elle a choisi pour travailler de façon isolée. L’artifice de recréation de ce cocon par le dispositif de mise en boîte de l’enregistrement échoue hélas pleinement.
Cependant, attribuer à PJ Harvey seule le couac embarrassant que constitue ce projet raté serait injuste. Une scène-clé dans les premières secondes du film semble révéler un autre élément important à propos de la démarche du documentaire. Nous y voyons un plan serré sur le visage d’un enfant, le nez écrasé contre une vitre, comme s’il voulait regarder d’encore plus près ce qu’il observe déjà, et quand bien même la matérialité de la paroi de verre lui rend la tâche impossible. Et la place de ce regardeur qui regarde les regardeurs dévoile symboliquement le positionnement ambigu de Seamus Murphy, qui dans son montage voulu comme ambitieux glisse tout un tas d’images évocatrices autour de la transparence et des jeux de miroirs : ici un homme qui sert en mimant un verre avec une théière vide, là les buildings transparents (notre journaliste américain rencontré plus tôt nous précise d’ailleurs : « The city of secrets is trying to go transparent »), mais aussi le visage de PJ Harvey derrière la vitre de son cube clos avant qu’on y dépose les miroirs réfléchissants, les spectateurs qui la regardent mais dont les vitres ne reflètent que leur propre visage, le plan sur la lentille de l’appareil d’un photographe de rue, un homme qui danse un verre plein sur la tête et s’éloigne de nous au fur et à mesure que le verre se vide… comme s’il voulait nous dire qu’il est celui qui maîtrise ce qui est vu à travers les parois transparentes, ce qui est contenu ou non dans le récipient de son film. Dans le montage, que par politesse nous qualifierons de maladroit, Murphy glisse aussi des images hors-contexte, hors-voyage, hors-projet, comme si le commentaire social et politique n’était pas assez clair. Cette prévalence symbolique des images sur des mots aussi descriptifs que quasiment dépourvus de sens, couplée au choix indéfendable de la mise en scène de soi face à l’horreur du monde, ne fait que souligner le fait que cette transparence affirmée n’est qu’une transparence voulue par lui, et par elle, et que nous l’avons bien vu : le confusion sémantique entre les mots « transparence » et « sincérité » est tout à fait grossière.