Pourquoi ? Pourquoi, un beau jour, un disque se rappelle-t-il à votre bon souvenir, presque sans crier gare, sans que l’on en sache les raisons exactes ? Pourquoi un disque que l’on a écouté sans doute plus que de raison pendant un temps plus ou moins long, puis remisé (au mieux) au fin fond de sa discothèque ou (au pire) au fin fond d’un carton sans raison a priori valable se pointe-t-il donc, accompagné qui plus est d’une foultitude de souvenirs (plus ou moins incertains) pour mieux redevenir une bande comme originale de notre quotidien ?

Je n’ai bien sûr pas de réponse à ces questions. En tout cas, pas dans le cas présent. Je ne ne me souviens absolument pas comment un matin de ce mois d’août, bercé par une chaleur parfois caniculaire, le nom de Dusty Trails m’est revenu à l’esprit et avec lui, l’envie de réécouter cet album, chroniqué de façon plutôt élogieuse dans les colonnes de la RPM canal historique – l’autre étant à peu près ce que Canada Dry est à l’alcool (attention au cri d’orfaie). Je ne m’en souviens pas donc, mais je sais que j’ai tout de suite eu à l’esprit la pochette, la photo aux couleurs un peu passées, le nom des deux protagonistes ; j’ai tout de suite eu l’intuition que ce disque-là serait parfait pour bercer cet été qui commençait à décliner. Je ne m’en souviens mais je me suis tout de suite rappelé que Vivian Trimble et Josephine Wiggs étaient très bien placées sur l’échiquier des musiciennes qui comptent, en particulier la première nommée, ancienne membre de Luscious Jackson et de cet autre groupe éphémère nommé Kostars (autre album unique enregistré en tandem avec sa comparse Jill Cuniff, Klassics With A K, absolument indispensable – nous y reviendrons prochainement je crois), deux projets signés sur le label Grand Royal des Beastie Boys, qui incarnaient alors (comprendre la seconde moitié des années 1990) l’épitome du cool. Josephine Wiggs n’avait grand chose à lui envier cela étant, citoyenne britannique passée par The Perfect Disaster et surtout, bassiste de The Breeders – l’intro historique de Cannonball, c’est elle.
Ensemble, elles ont donc imaginé dans les derniers soupirs du siècle dernier Dusty Trails, avec comme ambition de composer la bande originale d’un film imaginaire – alors que cela aurait pu / dû être la BO parfaite de la série Mad Men. Mais avant cela, elles avaient donc révisé les classiques – Lalo, Ennio, Quincy (ce dernier, invité DeLuxe par deux fois en fin de parcours, sur Conga Style et l’épique Dusty Trails Theme) – et épousé l’air d’un temps qui avait érigé le rétrofuturisme en manifeste, un temps où l’on (re)découvrait les chansons miraculeuses de Burt Bacharach, la pop aventureuse d’Esquivel ou les effluves bossa nova des années 1960. C’est tout cela que l’on retrouve dans les quatorze chansons de cet album en équilibre parfait entre classicisme et modernité, comme d’autres œuvres de certains contemporains, Stereolab en tête.
Alors, Spy In The Lounge a pris les atours un instrumental qui s’étire sans manquer d’Air – et ressemble étrangement à un inédit tombé de la fusée Moon Safari –, un autre duo avec lequel les deux femmes partagent le même amour des instruments analogiques, la même capacité à créer des espaces pour mieux offrir à l’imagination la possibilité de vagabonder où bon lui semble, au moins jusqu’à St-Tropez. Avec la mélancolie en guise de règle de vie, le disque égrenne son charme suranné, dessine au fusain la silhouette d’Astrud Gilberto sur Freed Yourself, compte comme invitée en chair et en os la légendaire Emmylou Harris sur Order Coffee, une chanson aux accents country que Stuart Staples aurait sans doute rêver de composer. Si l’un peu plus musclé Roll The Dice – qui compte sur la présence de Jill Cuniff – rappelle le passé alors récent de Vivian Trimble, c’est dans un passé plus lointain que puise aussi cette dernière, francophile avouée et ancienne élève du lycée international de Saint-Germain-en-Laye. Pas étonnant, donc, que l’on pense ici et là au chef d’œuvre de Françoise Hardy, La Question, et que l’une des plus belles réussites du disque soit chantée avec une élégance timide dans la langue de Molière, l’attendrissante et douce-amère Est-ce Que Tu…, chanson magnifique sur les doutes de l’amour – et dont j’ai remarqué, après tout ce temps, que l’intro à la guitare acoustique ressemblait à s’y méprendre à celle d’un autre chef d’œuvre de la mélancolie moderne, le 86 TV’s de I Am Kloot.
Album unique – et qui le restera, puisque en le redécouvrant j’ai aussi appris la triste disparition de Vivian Trimble en 2023 –, Dusty Trails est sans doute une œuvre irrémédiablement liée à son époque, mais entre nous ça tombe plutôt bien, tant l’époque en question jonglait avec un talent certain avec les influences, les références et tentait souvent de conjuguer le passé au présent pour mieux s’inventer un futur. Et sans prétendre à l’atemporalité, ce disque se dévoile aussi (et surtout) comme un compagnon idéal pour mieux faire le point, entre chien et loup, entre été et automne, sur les choses de la vie.