On pourrait établir une généalogie des musiques expérimentales en France à partir de quelques moments ou séquences emblématiques : le tournant des années 1960-1970 avec l’hybridation free-jazz/psych-kraut/early-electro (Heldon, Jean-Jacques Birgé, Red Noise, etc ; merci Le Souffle Continu !), le moment punk/post-punk et ses expérimentations early-indus (Metal Urbain, Pacific 231, Art & Technique, Déficit des Années Antérieures, le label Sordide Sentimental, etc.) ou encore la période 1990-2000 qui voit fusionner post-rock, free-noise et Extreme Computer Music (Le Syndicat, Sister Iodine, etc.). Avec des lieux emblématiques comme les Établissements Phonographiques de l’Est ou Les Instants Chavirés, les disquaires Wave et Bimbo Tower ou encore la librairie Un Regard Moderne.
Une scène qui aujourd’hui convoque artistes, labels et collectifs selon une logique réticulaire et affinitaire : Non-Jazz, Broken Impro, Sonic Protest, Scum Yr Heart, Tanzprocezs, Bruit Direct disques, etc. Les récentes Chroniques du bruit de Sarah Benhaïm parues chez Artderien en rendent compte de manière précise et passionnée : c’est un espace communautaire qui se compose et recompose de manière continuelle, et qui permet à une scène d’une radicale souveraineté de s’épanouir.
Au sein de cette constellation de têtes chercheuses et aventureuses, un nouveau venu occupe d’ores et déjà une place notable : le label L’eau des fleurs, fondé en 2023 par Félix Gatier. Un label qui se revendique de la triple influence des écrivains et poètes Jean-Marie Reynard, Roberto Bolaño et David Foster Wallace ne peut en effet qu’inspirer confiance.
Déjà repéré il y a un an avec Mirrors de Michel Henritzi et Michael Morley ou encore eerie breedings de Los Lichis, il nous revient cet été 2024 avec deux sorties impeccables d’audace et de cohérence esthétiques : Transmissions des fluides par la double entité Smegma et L’AARQLMEDAL’A, mythique groupe noise-expé US d’un côté et un supergroupe composé d’Alan Courtis (Reynols, Origami Republika, etc.), Franq de Quengo (Dragibus, Mahayoni Mudra, Bimbo Tower, etc.), Nicolas Marmin (Osaka Bondage, French Doctors, etc.) et Sebastien Borgo (Ich Bin, Sun Plexus, etc.) de l’autre ; et Quatre soliloques de Ravi Shardja (Xavier Roux), compositeur français multi-instrumentiste et figure historique des musiques obliques – membre fondateur de Goloka/GOL et plus tard Couloir Gang, Oleo Strut, Art & Technique, etc.).
Deux disques qui tranchent par leur liberté formelle : leur caractère hors-norme renvoie à un art consommé du sabotage et du détournement. On pense évidemment ici à une rencontre entre contre-culture noise et anti-art post-fluxus. Mais surtout, il convient de jouer avec des dispositifs contraints, à partir desquels il s’agira de méthodiquement dissoudre ce qui peut parfois faire office de cahier des charges « expé » : bruitisme, improvisation libre, bugs analogiques, feedbacks et circuiteries hétérodoxes, collages ou détournements sonores.
Un texte de Georges Perec (La chose) évoquait ce problème posé à toute forme improvisée ou expérimentale par la « naturalisation des contraintes » – le risque de s’enfermer à l’intérieur de schémas convenus et in fine caricaturaux. Et c’est précisément toute la grandeur de Transmissions des fluides et de Quatre soliloques que de pratiquer de manière aussi subtile que déjantée un art du pas de côté, qui impose ces deux disques comme parmi les plus libres du moment.