David Freel est mort et je peux faire un truc.
C’est ce que j’ai écrit dans le fil de messagerie de la rédaction de Section26 en lisant l’évocation par Lelo Jimmy Batista qui m’a appris la nouvelle.
Je peux faire un truc sur Swell et sur David Freel.
Commencer par : comme tous les disques qui changent la vie, Too Many Days Without Thinking, bénéficiant d’une exposition excentrique arrivant jusqu’aux oreilles des adolescent·es de recoins type Auvergne, de plis type banlieue pavillonnaire française, ce disque donc change la vie, profondément, de toustes les adolescent·es – et moins adolescent·es – qui l’écoutent, après un autre disque et avant un autre disque, selon ce mode : une musique folkish, psyché – San Francisco –, contemporaine, non clinquante. C’était ça qui nous plaisait tant et d’abord et ensuite, quand Beck était malin, Pavement frimeur et que le Royaume-Uni roulait de grosses mécaniques joyeuses mais souvent épuisantes – Swell ne brillait pas. Poudre aux yeux : néant.
Ombre et clair-obscur.
Dès la deuxième plage du CD, What I Always Wanted, on entend ce qui est si précieux et signe les plus rares des moments jusqu’à ce qu’on les reconnaisse partout, quand le temps devient de l’espace, ou l’inverse, que cela est palpable et pourtant file entre les doigts, et que l’on n’y trouve rien à redire.
Rien à dire.
On demeure assis, on écoute.
On partage au lycée, auprès de quelques élu·es, c’est une rare hécatombe. What I Always Wanted et tous les autres morceaux de l’album sont difficilement parables, tubes de leur genre. On ne saisit pas alors à quel point il s’est agi de nombreuses circonstances pour que ce disque, puis les précédents, atteignent nos oreilles sinon celles des États-Unis.
Et ça nous semble naturel d’apprendre que le groupe se produit l’été suivant au festival du coin, et donc, tandis qu’un nouveau disque a paru et a rejoint la désormais pile domestique de l’intégrale de leurs CDs, on y va.
Ils jouent l’après-midi, en plein cagnard, apparaissent douloureusement uncool les cinq premières minutes avant de tout emporter, évidemment. David Freel est la première personne que je ne trouve pas ridicule avec une moustache et du ventre : c’est une leçon précoce. Il y a Monte Vallier mais plus Sean Kirkpatrick, et Niko Wenner pour compléter les arrangements, que je trouve un peu trop remuant avant de l’aimer beaucoup, aussi. C’est à l’os.
Everyday Sunshine.
Ce genre de moment quand tout s’aligne avant de disparaître.
*
Une décennie plus tard, on s’agite dans un petit groupe de genre à intitulé présomptueux – post-folk –, on a la chance d’avoir un leader qui compose de bonnes chansons et de partager beaucoup d’amitié, on fait comme tout le monde – à peu près : on joue dans des bleds et à la maison, on conduit des heures, on sort des disques.
Et un jour, par l’entremise de Sean Bouchard de Talitres qui nous aide parfois à caler des dates, on se retrouve devant la perspective de faire dans notre hometown la première partie de la réanimation de Swell. Ce n’est pas la première fois qu’on doit ouvrir pour quelqu’un qui a compté, mais l’émotion est particulière : c’est la première fois qu’on doit ouvrir pour la personne qui a écrit Bridgette, You Love Me.
Évidemment, ça tombe un lundi soir donc il faut s’organiser – on est plusieurs à travailler de nuit en début de semaine, à surveiller des internats, gagne-pain classique alors de cette pratique quand tu ne veux pas te coincer dans l’intermittence.
Le lieu n’est pas idéal, aussi : un bar-boîte rock, tenu par un garçon aux cheveux très courts et très fan du PSG, qui mène son business sans beaucoup d’embarras. Le lieu ne sonne pas bien, et si on peut en potentiel hippie créer de “bonnes vibrations” partout, il y en a d’autres, tenaces et cruelles, qui imprègnent certains endroits.
Je ne conserve aucun souvenir de notre concert. Ça devait être OK-potable, on s’en fout.
Je me souviens par bribes et impressions de celui de Swell : ils sont alors trois, Freel est fatigué, apparemment saoul, plante deux ou trois morceaux, mais la musique est fantastique.
On se pince parce que la manière même dont il donne ce concert est une chanson, de lui, et pas la moins sincère : l’espoir s’y regarde la paume des mains, dépité, au fond d’une poche dont on ne le sort jamais. Il joue cette chanson accompagné par deux personnes qui visiblement l’aiment beaucoup malgré tout, tout ce qui peut être difficile, un lundi soir dans un bar-boîte rock glauque de Clermont-Ferrand.
Quand on est allés manger un quelconque truc dégueulasse et qu’on est revenus dans ce sous-sol, avant notre concert, on a vu David Freel tout seul, assis sur un tabouret de boîte de nuit, en train de manger un kebab acheté au coin de la rue. Le patron du lieu n’avait pas eu la décence de lui payer un repas.
C’est que je peux faire sur David Freel, dire cette chanson qu’il jouait au-delà de toutes ses chansons, et qui les tenait toutes : il n’y a rien d’autre.