Quand les Beatles sortent Love Me Do en 1962, le rock britannique n’a certainement pas l’aura de son équivalent nord-américain en dehors des frontières de l’île. La British Invasion a cependant vite pris une ampleur inédite, y compris aux États-Unis, inscrivant le pays européen comme l’une des grandes nations du genre, la seule capable de rivaliser avec les frangins du nouveau monde dans un duel esthétique relevé. Le cheminement de la soul, et plus généralement la musique noire de l’autre coté de la Manche n’a cependant pas été aussi immédiat. À quel moment les Britanniques ont su s’affranchir du modèle étasunien, s’approprier cette sweet soul music et développer leur propre esthétique ? L’histoire commence avec les débuts de la Brit Soul, des années soixante au milieu de la décennie suivante.
Les Mods et la Soul Music
Si les Beatles ou les Rolling Stones trouvent leur propre identité, un syncrétisme entre Elvis Presley, skiffle et folk, les Anglais ne parviennent pas aussi rapidement à développer leur propre version de la soul. Contexte différent, sociologie éloignée, les raisons sont nombreuses mais une en particulier semble être un obstacle important à l’émergence d’un son britannique : la notion d’authenticité. Valeur cardinale dans la soul music, la production anglaise est systématiquement comparée à sa consœur américaine. Cette dernière touche en plein cœur la jeunesse mods britannique qui fait sienne cette musique à la fois dansante et mélancolique. Le mouvement moderniste s’éprend de musique noire, d’abord le jazz, puis la soul. Esthètes, amateurs de la Nouvelle Vague française, les jeunes adeptes mods exaltent et subliment leur quotidien de la classe moyenne et prolétaire à travers les fringues et la musique. Cette quête de la modernité se traduit par un goût immodéré pour les disques d’import nord-américains, à la recherche des nouveautés les plus excitantes du moment. Les mods, chargés aux amphétamines, se donnent corps et âmes sur les pistes de danse au son des dernières productions estampillées Motown ou Stax. Il émergera de tout cela la Northern Soul bien sûr, mais également les premières tentatives d’appropriation et réinterprétation de cette musique si séduisante.
British Invasion
Nombres de groupes de la British Invasion intègrent des standards soul à leur répertoire. Souvent issu de leurs routines en concerts, ces morceaux se glissent dans les répertoires des premiers albums de groupes aujourd’hui considérés comme majeurs. Les Beatles empruntent beaucoup au catalogue Motown : ils reprennent Money de Barrett Strong, Please Mr Postman des Marvelettes, ou encore You’ve got really a Hold on Me des Miracles avec Smokey Robinson au chant. Les Who se servent chez James Brown, leur premier album dévoile deux réinterprétations de standards du génial showman (I don’t Mind et Please Please Please). Les Stones, puristes blues, ne dédaignent pas la musique de l’âme et notamment celles de Marvin Gaye (Can I Get a Witness, Hitchhike) ou Otis Redding (Pain in my Heart etc). Presque tous les autres groupes britanniques rock sont de la partie. Les Kinks jouent Dancing in The Streets sur Kinda Kinks en 1965, The Creation s’éprennent de Cool Jerk en 1967…
Blue Eyed Soul
Au delà des groupes beat ou pop art, des formations ou artistes vont développer un son plus proche de la soul sans toutefois (généralement) parvenir à ce subtile équilibre entre intensité, brutalité, émotion ou délicatesse. Le terme Blue Eyed Soul apparaît dans les années soixante pour qualifier des groupes blancs se rapprochant des sentiments de la soul. Aux États-Unis, Righteous Brothers, Mitch Ryder, Young Rascals, Cannibal and the Headhunters ou Box Tops amènent une nouvelle couleur à la musique pop, la relevant de Rhythm & Blues et de voix passionnées. L’Angleterre n’est pas en reste et développe aussi ses propres obsessions pour la soul nord-américaine. Des groupes comme, Spencer Davis Group, The Action ou Love Affair, en plus de piocher dans le répertoire étasunien (Chris Kenner, Marvellettes, Robert Knight etc.), amènent par l’entremise de leurs chanteurs respectifs (les remarquables Steve Winwood, Reg King et Steve Ellis) chaleur et ferveur. Artistes sans groupe attitré ne sont pas en reste, en dehors de Tom Jones, citons peut-être la plus brillante d’entre toutes : Dusty Springfield. En 1969, la chanteuse britannique enregistre à l’American Sound Studio le classique Dusty In Memphis, peut-être un des meilleurs albums de l’époque. Son of a Preacher Man est un des moments de grâce de cet album à part. Grâce au cinéma (Tarantino notamment), la chanson continue aujourd’hui d’être dans notre inconscient collectif.
Des interprètes nés sur le sol américain
Les Britanniques, toujours à la recherche de la vérité soul s’adressent à la source et permettent à des artistes américains de faire carrière en Angleterre dans les années soixante. Le label Immediate, fondé par Andrew Loog Oldham, manager des Stones, signe PP Arnold. La chanteuse est née à Los Angeles en 1946 et débarque à Londres à 20 ans comme choriste des Ikettes qui accompagnent Ike et Tina Turner. Très vite, elle apparaît sur les singles des Small Faces (Tin Soldier) ou Chris Farlowe. Elle publie deux albums et une dizaine de singles dans le sixties. Pour l’anecdote, à la fin des années quatre vingt, elle fait un come-back et chante sur les classiques de KLF (3 AM Eternal et What Time Is Love ?) ainsi qu’E-Vapor-8 d’Altern-8. The Flirtations illustrent également le phénomène. Le trio originaire de Caroline du Sud sort quelques singles aux États-Unis avant de débarquer en Angleterre et être signé par Parrots (Tom Jones) puis Deram… Elles ne sont pas les seules, et d’autres interprètes vont faire le bonheur des clubs avec des prestations enflammées.
Le club, un révélateur
Deux chanteurs, marquent les années soixante de leur présence scénique, constituant des spectacles appréciés des esthètes de la jeunesse mods. Ils ont une influence durable sur la scène britannique et sont les premiers à démontrer l’importance de la culture live pour la soul du Royaume Uni, une caractéristique assez spécifique à l’île tant sa sœur américaine est avant tout une question de producteurs et songwritters. Jimmy James, chanteur d’origine jamaïcaine – il a notamment enregistré avec Coxsone Dodd – enflamme le Marquee et d’autres lieux emblématiques de Londres accompagné de ses Vagabonds. Dans les années soixante, la revue soul ouvrent pour le gratin du rock : The Who, Rolling Stones, Hendrix, Rod Stewart et bien d’autres. Geno Washington est quand à lui un chanteur américain stationné en Angleterre sur une base de l’US Air Force. Il pousse régulièrement la chansonnette dans les clubs londoniens. Il rejoint le Ram Jam Band avec lequel il signe chez PYE (comme Jimmy James & The Vagabonds). La formation sort plusieurs singles et deux albums live traduisant le succès auprès des mods de leurs concerts enflammés. En 1980, les Dexys Midnight Runners de Kevin Rowland lui dédient d’ailleurs une chanson (Geno).
L’hybridation avec le rock progressif
La musique noire britannique n’échappe pas à la vague progressive déferlant sur l’Angleterre. De nombreuses formations vont ainsi mêler aux rythmiques complexes, jeux de guitares recherchés des influences afro-américaines et caribéennes. Deux groupes symbolisent particulièrement cette période inédite où tout semble possible, avec comme seule limite le ciel. Demon Fuzz et Cymande, chacun à leur manière, développent de nouveaux langages musicaux, à travers des titres aux longueurs généreuses (Dove) avec de nombreux passages improvisés. Leur musique est faite de métissages, un pied sur deux voir trois continents (Europe, Amérique et Afrique). Les albums ne sont pas sans défauts mais gardent un voile mystérieux toujours aussi saisissant quarante ans plus tard. Sources intarissables de samples pour les rappeurs, ils sont entrés dans notre inconscient collectif malgré leur absence de succès certain à l’époque de leur production.
L’émergence d’une production locale populaire
À la fin des années soixante et la première moitié des seventies, l’Angleterre assiste aussi à ses premiers gros succès soul. La sociologie de cette musique y est différente des États-Unis. En plus des chanteurs américains installés aux Royaume-Uni et des divers artistes blue-eyed-soul , le pays peut compter sur l’immigration du Commonwealth. Cette singularité donne lieu à l’émergence de groupes mixtes comme les Equals et surtout les Foundations. La formation se compose de musiciens issus d’Angleterre mais aussi du Sri Lanka et des anciennes colonies britanniques des Antilles/West Indies/Caraïbes comme la Jamaïque ou la Dominique. The Foundations grimpent en haut des charts des deux cotés de l’Atlantique grâce à des chansons comme Baby Now That I’ve Found You (#1 UK, #11 US, #1 Canada) ou Build Me Up Buttercup (#3 US, #1 UK, #1 Canada, #1 Australie etc.). Le cas de Sweet Sensation est un peu similaire. En 1974, cette formation mixte d’anglais, jamaïcains et habitants de Saint-Christophe (Saint Kitts en anglais) ravit le public avec une balade sirupeuse et voluptueuse pas très éloignées des slows estampillés Philly. Sad Sweet Dreamers est un autre énorme succès à mettre sur le compte de PYE (#1 UK, #10 Canada, #14 US etc.). La même année, toujours chez PYE, Carl Douglas, un autre immigré jamaïcain écrit une page de la musique britannique avec une scie proto-disco aussi fascinante qu’agaçante mais ceci est une autre histoire à venir dans le prochain épisode !
Pour aller plus loin…
Pas forcément énormément de compilations sur le sujet à écouter, car le versant britannique de la soul est rarement traité à part. Nous retrouvons quelques rares morceaux sur des compilations northern soul et la majorité des morceaux sur des anthologies mods ou consacrées à des labels comme Immediate. À notre connaissance, The Northern Soul Scene, malgré son nom, est une des rares compilations consacrées à la production du Royaume-Uni. Editée en CD dans les années 2000, elle est également désormais disponible en vinyle (Decca Originals) chez certains disquaires indépendants, à la suite du dernier Record Store Day. Une compilation imparfaite, mais non sans charme, compte tenu de la prise de risque. En plus de celle-ci, retrouvez notre playlist qui trace l’évolution de la Brit Soul jusqu’à 1974.
Bonjour, la vidéo de Carl Douglas est morte. Très intéressant article – surtout pour un type qui n’y connait rien comme moi.
Vidéo remplacée, et merci du compliment pour l’article.