A la fin, se rapprocher de la scène, tout devant, pour voir du plus près possible le groupe, qui vient d’annoncer qu’il jouerait là maintenant son dernier morceau de la soirée. Tout jusqu’ici, s’était déroulé comme dans un rêve et il fallait, avant que ça ne s’achève, être proche pour être certain, en se postant au plus intime possible, de la véracité de tout ceci, comme pour se frotter à l’air même du groupe. C’est que, durant une petite heure, depuis l’entrée dans cette salle située, dissimulée presque, au fond d’un bar de Ménilmontant, rue Oberkampf, et puis durant tout le set du groupe, quelque chose s’est cristallisé. On connaissait la musique, on avait écouté et adoré les albums, passé du temps en leur compagnie, tentant de trouver les ponts, les distinctions, les évolutions d’écriture de l’un à l’autre et la même chose aussi avec ceux sortis par la chanteuse Karina Gill sous un autre nom, Flowertown, empli d’une instrumentation plus minimale, réduite. Voir Cindy, donc, ce soir-là, était un prolongement de l’écoute des albums, mais c’était une joie inédite aussi, menant ailleurs : celle de découvrir face à soi un groupe qui semble, comme dans les années 1980, vivre très loin – San Francisco, étrangement, possède des airs de bout du monde désormais et Cindy, atterri à Paris, évoque d’un coup l’étrangeté miraculeuse des groupes américains indés surgissant, quasi d’un autre monde, pour jouer en France.
La venue de Cindy renouait donc avec les promesses d’existences autres, d’ailleurs, de rêveries et de possibles, toujours, encore, là, à portée de songes. On savait que François avait organisé cela, du haut de son courage et de son énergie pour faire venir cette musique à nous. On savait que, dans ce bar, cette salle, se trouvaient des filles et des garçons dont la seule présence tous ensemble formerait communauté d’affects, au moins en pensée. On savait que Christophe avait écrit à propos du dernier disque et qu’Helene en Bretagne regrettait de ne pas avoir fait le voyage. Emmanuel, Matthieu, Alex, Maxime et les autres sont là comme nous, face à Cindy : absorbés par les chansons, la voix de celle qui tient tout cela depuis ses mots et ses phrases en apesanteur, sa façon d’être, au milieu des musiciens et de mener son esthétique à son comble : sa pop à la fois si raffinée, délicate, sensible avait aussi quelque chose, sur scène encore plus que sur disque, de dense, touffu. Elle était réverbérée par elle-même, disant au public une forme d’amour condensée dans le brouillard des premières rencontres, des premiers rendez-vous. Était-ce une machine à remonter le temps ? On pourrait le croire mais on est aussi persuadé que ce n’est pas en écoutant le passé que l’on peut réellement entendre le présent de Cindy. Et sur scène, le groupe est extrêmement présent, concentré, habile, souple et suffisamment fragile pour tenir en haleine ceux qui l’écoutent et avancent sans cesse sur une ligne de crête, de tension aussi, qui pourrait se briser là, sans aucune autre forme d’alerte. Que dit-elle, cette musique ? Elle trace des lignes en nous, des artères en musique, qui se passent des discours explicites pour leur préférer des impressions reliant le coeur, les sentiments, à un espace de l’esprit, où se réfugient les élégies amoureuses, les tendresses récusées, les souffles abandonnés. Cindy, sur scène, ne paraît chanter et jouer que ces choses-là : les promesses brisées, les nuits passées à s’échanger des messages dont on ignore l’effet qu’ils font de l’autre côté, les absences aussi – celles de ces personnes que l’on aurait aimé avoir à côté de nous, face à eux. A qui pense-t-on durant un concert qui nous touche tant ? Est-ce parce qu’il nous touche autant, à la fois par ce qu’il évoque du passé et ce qu’il invoque du présent et des lendemains, qu’il permet aux fantômes des absent.es d’être là, avec nous ? Il n’y a rien de plus rare que ces moments : communier avec ceux qui se tiennent comme vous dans la même musique, celles et ceux qui la jouent, celles et ceux qui l’écoutent, et toucher aussi les fantômes de celles et ceux dont l’absence ne fait qu’ajouter à l’envie viscérale de partager le moment, le son qui vous traverse. Après la dernière chanson, devant le groupe qui range son matériel, on traine, échange des regards avec eux et une fille que je ne connais pas, me dit deux mots, s’empare de la set list qui traînait entre les pédales d’effets et me l’offre avant de s’en aller. Si elle lit ces lignes, j’espère qu’elle sait que son cadeau était un présent de l’avenir, un écho parfait à la beauté délicate des morceaux joués là et qui résonnent encore en moi. Un geste sans égal. Et comme le demande la chanson qui donne son titre au dernier album de Cindy, il n’y a qu’une question qui résonne encore : Why Not Now?