C’est peut-être le moyen de revivre ça, donner un disque à (re)découvrir : se rendre le frisson de la découverte, de la sidération, de l’arrêt de toute chose séance tenante parce qu’il est là, événement, inouï. Et vraiment Construção est un inouï de premier ordre, un archétype dont la pochette chérie ne consent qu’aux sociétés les plus joyeuses, les plus sérieuses, les plus vraies. On ne le sort pas à la légère, pour faire joli, pour faire narquois : il décore mal, ne va pas bien avec les murs et les décorations du salon, il a d’ailleurs tendance à agripper, à arracher les papiers peints et les tentures, à planter ses crocs généreux dans la sérigraphie qui trône au-dessus du phono pour en faire les confettis qu’elle mérite.
On ne parle pas en même temps.
C’est un cri avant même le début du premier mot du premier couplet de la première chanson, d’ailleurs la première chanson n’en a pas vraiment, de couplet, ni de refrain, ni de rien, elle n’a qu’une gifle à coller, un coup de bâton vigoureux sur chaque épaule, une obsession qui tourne et qui passe ou qui casse.
L’auditeur objet de votre attention, à qui vous assénez la découverte de cet album, a certainement déjà bu un peu, parce qu’il est certainement déjà tard et que vous avez certainement déjà bu autant que lui. On ne sort pas ce disque en société sans avoir passé du temps ensemble. C’est impossible.
Il a certainement dit, aussi, quelque chose sur le Brésil ou autour du Brésil et de sa musique, tranché peut-être d’un « j’aime/j’aime pas la bossa », comme si la bossa nova était l’ensemble de ce monde. Celui qui sait mieux sait déjà Construção, c’est un classique. Et Construção à peine bossa nova – Construção est samba d’abord – suffit à dire que la bossa nova n’est pas tout le Brésil, et que le Brésil est monde, continent, créole, cosmopolite, un long rêve.
J’imagine parfois acheter le disque à sa sortie, le ramener dans un appartement d’un quartier de classe moyenne de Saõ Paulo ou d’ailleurs, là-bas, et le découvrir tandis que les gosses du coin jouent dans la rue. C’est impossible, mais c’est l’une des rares nostalgies qui me restent. Ce devait être quelque chose, tout de même, d’acquérir un engin pareil quand l’espoir s’efforçait chaque jour de vous abandonner et que vous deviez l’attraper par le col, le regarder gentiment mais fermement dans les yeux avant de lui rappeler, « Toi, tu restes là », et de parfois, ou souvent, ou toujours, ne pas y parvenir.
Parfois aussi, je chante un peu pendant Cotidiano mais c’est normal, c’est la deuxième chanson et c’est l’une de ces deuxièmes chansons de l’un de ces disques que, donc, on ne donne pas à la légère. On le donne parce qu’on donne tout avec.
Grands traits : Chico Buarque possède l’art de l’à-côté le plus concret des musiques populaires, un rêve de Lennon. Il naît et grandit en dehors de tropicalia dont il se défie, sans pourtant se revendiquer de quelque lignage ou tradition, de quelque autorité, même si les aînés et classiques régulièrement s’ébahissent. Il connaît son samba et sa bossa sur le bout des doigts, possède les amitiés et les estimes, dont celle de Vinicius de longue date – qui fréquentait la famille Buarque en ami d’abord du père –, mais se vit essentiellement solitaire, aux admirations discrètes, aux collaborations régulières mais ponctuelles. On boit des coups ensemble, on échange un peu/beaucoup des chansons, et voilà. On ne joue pas à la bande, surtout.
Il faut dire aussi qu’immédiatement, dès son apparition, c’est le meilleur. Ça n’aide pas à se faire des copains et ça attire l’attention des dépositaires de l’autorité, qui dès lors ne guettent qu’une chose : ses débords, ses écarts, trop heureux de pouvoir punir le bon élève avec les joyeux drilles du fond de la classe. Et donc, de même qu’un Gilberto Gil ou qu’un Caetano Veloso à qui ça pendait au nez plus visiblement, Chico en militant contre la dictature connaît lui aussi – et comme tant d’autres artistes ou non-artistes brésiliens à partir de 1968 et de l’arrêt AI-5 – l’itinéraire menant de la prison à l’exil. Sa notoriété le sauve alors sans doute d’un destin plus funeste.
Lui part pour l’Italie, où il a déjà vécu deux années – il a si jeune déjà vécu mille vies –, où il enregistre les voix de son No4 et où il travaille notamment avec Ennio Morricone pour un résultat sur le fil du lyrisme, le maître européen prenant ce projet moins à la légère que d’autres, l’ego – énorme – apparemment titillé par la densité dramatique des chansons de Buarque – jeter une oreille sur Lei No, Lei Sta Ballando pour s’en persuader. Buarque laisse pour la première fois sa musique pénétrée non seulement par la perfection – on a l’habitude –, mais par une profonde étrangeté : les oreilles d’après l’âge des samples peuvent y entendre une superposition qui n’est pas un mash-up, des éléments disparates, une audace extrême, un espace inédit au goût d’ensuite – post quelque chose, certainement, parfois même on pense à Broadcast sans alibis. Le disque n’est pas la somme de ses auteurs mais une émulsion digne des plus ésotériques fantasmes de Jorge Ben.
Retour au Brésil, par une porte dérobée, et à l’insupportable dilemme : quelles chansons écrire ?
Quelles chansons chanter ?
Quelles chansons enregistrer ?
Il y a un confort théorique certain à disserter sur la portée de la chanson engagée et sur sa supposée vanité, sa supposée lourdeur. C’est un confort souvent inaperçu que la démocratie permet. Pourtant, les chansons dites « non politiques » qui convenaient dans les dictatures du Brésil ou du Portugal – le fado favorisé et encouragé sous Salazar, la jovem guarda, équivalent brésilien des yéyés, appréciée un temps comme distraction par le régime militaire avant d’être détournée par tropicalia –, parce qu’elles se distinguaient par leur non-interdiction, avaient précisément une signification aussi profondément politique, celle de ce qu’elles ne disaient pas, celle de leur diffusion sans encombres, celle de leur autorisation, celle de ce qu’elles valaient à leurs auteurs – la non-persécution, le non-enfermement, la non-torture, la non-mort.
Il est toujours possible, même si pas toujours facile, de l’exclure de son propre biais d’écoute ; en revanche, il est de mauvaise foi de soutenir l’inexistence de cette signification, ou de la prétendre inoffensive : toute chanson, comme tout le reste, est politique. Quel que soit le régime politique qui régit le lieu où vit l’auditeur.
L’esthétique sonore de Construção, au-delà des paroles, est dictée par ces questions : place essentielle accordée au samba – la base, la langue de Babel –, explosion libertaire des structures nourrie de façon dialectique par tropicalia enfin toisée, digérée, dévorée amoureusement dans une flamme tardive – au point de collaborer pour la première fois avec son arrangeur essentiel, Rogério Duprat –, inclusion de chansons bossa nova antidécoratives.
Autrement dit : c’est la guerre, ça brûle, c’est sauvage. C’est à peu près Tolstoï, dans ma représentation – rejeter le confort du talent – écrire au journal qui transmettra, pour en débattre.
J’ai dit très vite la première chanson, Deus Lhe Pague, qui tord son samba initial dans une épopée de piano et d’orchestre, tandis qu’une pédale partagée entre la basse et le piano, sur tapis de percussions aux accents invisibles, visse lentement la tête et l’émotion : on ne va pas beaucoup rire. Chico chante avec l’ampleur des moyens qui sont les siens, infinis, virtuoses. Cotidiano suit, autre samba, autre leçon de mise en scène – et pas plus de refrain : par ses départs et arrêts type breakbeat, la batucada de machine à danse devient machine macabre, époustouflante, jusqu’aux violons qui arrivent comme les anges, toujours un peu tard.
On est presque rassuré par Desalento, bossa nova dont le fil musical, mélodie discrètement découpée, pont solaire qui module en majeur, laisse à rêver le meilleur et permettrait presque de souffler, si les paroles proposées par Vinicius n’étaient aussi scrupuleusement lugubres, et sans objet avoué. Car la situation est simple : il est rigoureusement impossible de s’attaquer nommément, de pointer, de signaler quoi que ce soit en rapport avec la situation politique ou la société au Brésil, sous peine de censure immédiate, voire plus si insistance. Il est tout aussi rigoureusement impossible pour Chico et Vinicius de prétendre chanter un monde inoffensif. Alors, comme depuis le début du disque, on contourne, on sous-entend, on floute, et on démultiplie ainsi la charge par la grâce de la connivence. Les sentiments et les couples métaphorisent, les histoires signifient, les accents et la prosodie disent ce que les censeurs ne parviennent à lire : l’antithèse de la bruyante réaction perpétuelle de nos boomers.
La chanson suivante, qui achève la première face et donne son titre à l’album, est reconnue au Brésil pour ce qu’elle est : un monument de l’art du XXe siècle, un cri, un Guernica. Il est permis de s’apitoyer en pensant lire de trop grands mots, mais seulement en connaissance de cause.
Chico raconte une histoire, une seule, trois fois de suite : un ouvrier dit au revoir à sa famille, quitte la maison, arrive sur le chantier où il travaille, un immeuble, tout en haut, il tombe, s’écrase au sol. Son cadavre gêne le trafic, là, tout en bas.
Cette histoire, trois fois de suite.
La première fois, calme, presque déjà morte. Puis Duprat convoque toute la folie possible que permettent des arrangements, cite et évoque, dessine, impressionne, dramatise, sur- et souligne, quand Chico, calmement, de toute la puissance de son art, fait de son détachement initial un cri impitoyable : la mort ne doit pas gêner la course aux buildings, paraît-il.
Fin de la première face, donc. Ça vaut mieux. Les oreilles supportent les quelques secondes nécessaires au retournement. Derrière, la seconde face joue l’apaisement malgré le phare du dansant Samba de Orly, conçu avec Vinicius comme un archétype de samba primesautier – cf. l’introduction – si ce n’est le thème : les aéroports de l’exil.
On s’émerveillera de Valsinha, ballade intemporelle, folk mondial.
Et on se passera toujours Acalanto trois fois de suite, fin trop courte, et on finira par l’apprendre quand il s’agira de connaître des berçeuses.
Les deux faces ne s’écoutent pas de la même façon, les deux sidèrent et libèrent, au moins musicalement : c’est la grande réconciliation qui explose les chapelles, accorde toutes les nuances d’expérimentation avec tous les arts et toutes les traditions, achevant ainsi de créer la MPB qui va régner sur la décennie à venir, une décennie d’or pour le mélomane après les passionnantes années pré- et post-tropicalia – sans parler du reste – sans parler de Tom Zé.
Derrière, il faudra monter un club entier pour atteindre de semblables hauteurs, et remplir le double de sillons pour dire une histoire aussi passionnante – le Clube da Esquina –, ou déconstruire le samba plus de dix ans avant le rock – quoi, Tom Zé, encore ?
MERCI