Colette, ma mère, ses parents, mes grands parents, étaient instituteurs. Elle est devenue institutrice, plus parce qu’elle nageait, depuis toute petite, dans ce bain socio-culturel que par véritable vocation. Elle ne détestait pas son métier, loin de là, mais ça n’était pas une folle passion. On n’en a pas fait un plat. Charlotte Gainsbourg est devenue chanteuse, on a l’impression, un peu comme ça. Héritant de la voix fluette et aux limites de la justesse de sa mère et de l’instinct redoutable de son père quand il s’agissait d’aborder l’art mineur de la chanson, elle est entrée sans forcer dans le métier d’abord par cette chanson scandaleuse mais sans doute incomprise (à l’époque, maintenant tout semble plus clair) Lemon Incest, en duo avec Serge sur son album Love On The Beat (1984). Deux ans plus tard, elle revenait avec ce disque Charlotte For Ever (1986), écrit et composé par son père en même temps que ce dernier l’immortalisait sur pellicule dans un film du même nom.
Si on se raconte l’histoire d’une gamine apeurée au pire, indifférente aux mieux, incapable de dire non à son compliqué de père, ivre la plupart du temps, on est sans doute pas loin de l’ambiance dans laquelle se sont passés les enregistrements, du moins les sessions vocales. D’après les quelques personnes présentes, dont les rares témoignages sont rapportés dans le précis et fabuleux Gainsbook (fabuleux, mais quel titre !), le disque s’est construit de façon chaotique, de bric et de broc, avec ce savoir-faire avéré du recyclage (de ses propres compositions) dans lequel Gainsbourg père était passé maître. Surtout, Charlotte, en provenance de sa pension suisse chic n’avait pas vraiment une motivation folle de chanter. Et pourtant.
Et pourtant. Avec le recul, c’est un disque abouti que l’on peut écouter aujourd’hui. D’une traite ou en petits morceaux de bravoure, il raconte l’histoire d’une fille dont le père, à côté de la plaque, forcément, fantasme le monde adolescent, une fille bien affirmée dans des paroles plus fines qu’il n’y paraît, attentives et amicales. Surtout la mécanique musicale déroulée par Serge est implacable : un mix entre slow à motif classique (souvent utilisé pour Birkin) et « funk new-yorkais » (qui n’existe que dans sa tête, comme l’Amérique de Nougaro, autre tête argentée soudainement épris de modernité « black », comme on disait) -avec ses musiciens du moment (à peu près les mêmes de Love On The Beat à son album concert Zénith (1989) en passant par You’re Under Arrest (1987). Une musique douce, parfois dansante, robotique dans sa façon répétitive, en boucle (sans réelle forme couplet-refrain), avec saxophone en option, et dont les choristes – c’est sur ce point que le génie a porté sa baguette magique – arrivaient à extraire le suc profondément humain et mélodique. Tapis de velours parfait pour une interprète toute en approximations délicates, mais portant le verbe, haute et fière. Un mélange parfait qui aboutit à une sacrée collection de petites perles au charme inusable : Ouvertures éclair, Oh Daddy Oh, Don’t Forget To Forget Me, Pour ce que tu n’étais pas, Plus doux avec moi et ses chœurs de refrain imparable – « ouhou ah ! » – qui habille ce nouveau duo père/fille.
Comme je l’écrivais, ma mère a pris goût à un métier qui lui est tombé quasiment tout cuit dans les bras. Elle y a même sans doute excellé (même si paraît-il, elle était assez froide avec ses élèves de primaire). Je ne sais pas si Charlotte Gainsbourg a pris du plaisir tout au long de sa carrière (qui n’est pas finie d’ailleurs) mais elle y excelle puisque le succès critique (et public) est au rendez-vous depuis trente ans : même si elle a fait des choix qu’on peut discuter, dans des collaborations attendues et pas toujours passionnantes (Air, Beck…), il paraît impossible de rivaliser avec cette première œuvre, réalisée dans le chaos d’une vie qui n’était pas la sienne et surtout de l’inconscience de sa jeunesse, décidément hors du commun.