De l’extérieur, Cate Le Bon a le profil type de l’artiste qu’il est facile de dénigrer. Sa musique est devenue plus cérébrale au fil des albums, son image plus travaillée et ses influences artistiques pointues largement étalées en interviews. On pourrait presque appeler ça “le syndrome PJ Harvey”. Pourtant, comme la prêtresse du Dorset, malgré des apparences souvent trompeuses, sa discographie sent la remise en question, la fragilité liée à l’écoute de son instinct et une forte envie de ne pas suivre la norme. En seulement six albums, Cate Le Bon a réussi à ouvrir de nouvelles pistes pop avec un son et une structure uniques qui ont influencé de nouveaux artistes et lui ont permis de gagner le respect des vieux briscards. Son compatriote Gruff Rhys en tête, qui a cru en elle dès le début et chez qui elle s’est réfugiée pour composer Pompeï, son nouvel album. Suite logique et aventureuse du fabuleux Reward, Pompeï est sans doute son album le plus cohérent soniquement à ce jour.
Si l’on pense beaucoup au son atmosphérique des années 80, l’utilisation d’un synthé DX7 et d’un saxophone y est sans doute pour beaucoup, Le Bon a une fois de plus réussi à digérer ses influences pour créer un album unique qui résume en neuf titres le malaise actuel de notre existence. Elle réalise un tour de force en tirant plus de beauté que de tristesse dans un disque qui, de par sa profondeur, a sur papier toutes les chances de nous désorienter. Rarement un album n’aura aussi bien porté son nom.
On a le sentiment que le point de départ de chacune de tes chansons est issu d’expérimentations. Plutôt que de les polir, tu sembles privilégier la recherche d’une atmosphère. Est-ce le cas ?
Quand je commence à composer, je considère toujours qu’un feeling suffit pour savoir si une piste est bonne à creuser ou pas pour un album. Avoir un plan concert m’empêche systématiquement de visualiser des options. Je ne fais qu’explorer librement des directions qui me paraissent authentiques. J’aime que ma musique soit un ciel ouvert que l’on peut explorer.
Les bases de l’album ont été composées à la basse. Était-ce la première fois et pourquoi ce choix ?
L’idée m’est venue quand je travaillais en Islande avec John Grant. Le monde commençait à se replier sur lui-même avec le confinement. Je me suis mis à jouer de la basse, car je lui trouve des qualités méditatives. Pour m’occuper et m’empêcher de devenir négative, j’ai appris des lignes de basse des Talking Heads. Ça m’a rappelé à quel point cet instrument est la colonne vertébrale d’un morceau. Il permet d’apporter un cadre enjoué, répétitif, relaxant. C’était pour moi un moyen de s’assurer que l’album ne sombrerait pas dans une ambiance intense et cafardeuse. Je voulais à tout prix éviter de sortir un disque qui serait le reflet du désespoir créé par la pandémie. Composer à la basse m’a aussi obligé à jouer de la guitare différemment, à orienter le sens de mes paroles. Cet instrument est un véritable dictateur qui m’a imposé un puzzle compliqué. J’ai adoré devoir imaginer mes chansons dans des termes différents.
On ne peut s’empêcher de penser à des influences 80’s en écoutant Pompeï. Cela est-il voulu ?
Le son de Pompeï n’est pas une ode à une période spécifique. Par contre, je suis tombée amoureuse du synthé DX7 qui était très utilisé dans les années quatre-vingt. On le retrouve sur tout le disque car j’aime le son qu’il produit, pas parce que j’aime les 80s. C’est la décennie de ma naissance. Mes premiers amours musicaux étaient Kylie Minogue et Debbie Gibson. Comme beaucoup, j’ai ruminé mon passé pendant la pandémie. Je n’ai jamais été aussi nostalgique. A bien y réfléchir, il n’est pas impossible qu’il y ait un lien subconscient entre la musique de mon enfance et ce nouvel album.
Quelle musique as-tu écouté pour te réconforter pendant le confinement ?
J’écoutais beaucoup de Japanese City Pop. Ils devaient utiliser des DX7 eux aussi. J’étais attirée par leur musique répétitive. A tel point que certains titres donnent l’impression d’être des machines. J’écoutais aussi Tears For Fears car leur intensité m’impressionne. Quand Roland Orzabal ou Curt Smith chantent, on ressent ce qu’ils nous racontent.
Tu produis des albums pour d’autres artistes. Ton approche lors de l’enregistrement en studio est-elle différente de celle de tes albums ?
Je ne produirais pas un album pour n’importe qui. Je suis très sélective. Comme pour mes albums, je ne me fixe pas de règles. Je ne souhaite pas utiliser des idées que j’ai exploitées par le passé. Il faut autoriser l’artiste pour lequel tu travailles à créer quelque chose d’authentique. On traverse toujours des périodes nébuleuses lorsque l’on produit un disque. Il ne faut pas hésiter à jouer avec l’inconnu. Je travaille toujours en duo avec Samur Khouja car notre relation de travail est exceptionnelle. On se comprend l’un l’autre. Je viens juste de terminer la production d’un album de Devendra Banhart. Nous étions à Laurel Canyon. C’était la plus belle des expériences, un voyage rempli de curiosités. Je me suis nourrie de cette collaboration. Devendra m’a guidé en me disant ce dont il avait besoin et j’ai essayé d’y arriver en lui accordant le plus de liberté possible.
Il y a une grande cohérence sonore sur Pompeï, plus que sur aucun autre de tes albums. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Je voulais qu’on ne retrouve qu’une seule humeur, mais aussi que l’on se sente en décalage temporel. L’idée était que Pompeï soit le reflet d’un moment qui n’en finit pas. Un peu comme cette pandémie que nous traversons. J’ai beaucoup écouté l’album Music For Saxofone & Bass Guitar de Sam Gendel. L’humeur figée du LP m’a fascinée. A tel point que je me suis dit que je pourrais moi aussi tenter quelque chose de similaire. Ne pas avoir de diversité ou de titre plus dépouillé qui se démarque a donné tout son sens à Pompeï. Ce concept a naturellement donné une autorité au disque, lui permettant d’échapper aux règles établies.
Tu as joué de presque tous les instruments sur l’album. Trouves-tu compliqué d’expliquer à d’autres la vision musicale que tu as en tête ?
Pas particulièrement. J’ai collaboré par le passé avec bon nombre de musiciens qui comprenaient où je voulais en venir. Nous avions des deadlines, la nécessité d’aboutir au résultat final a sans doute aidé. Quand j’ai débuté, c’était plus simple. J’ai commencé à jouer de la musique avec des gens qui m’ont accompagné un bon moment. Nous connaissions nos goûts. Au fur et à mesure que j’ai avancé dans ma carrière, mes choix et mes envies se sont affirmés. Jusqu’au stade où j’ai voulu tout jouer moi-même pour comprendre les étapes et connaître le fonctionnement d’une chanson sous tous ses angles. J’ai suffisamment gagné en confiance en moi pour me lancer dans un projet aussi intime. Je n’ai pas joué de saxophone. J’ai fait appel à un ami qui collabore avec moi depuis quelques années. Lui seul était capable de produire un son qui concentrait tout le chagrin que je voulais apporter à l’album. Son jeu apporte une dose d’humanité chargée en émotions. Quand j’écoute l’album, le saxophone me prend parfois par surprise. Avec la basse, c’est mon instrument préféré. Et ce n’est pas grâce aux solos génériques de sax entendus dans les pop songs des 80’s ! (rire)
Pourrais-tu nous parler des conditions de l’enregistrement de Pompeï ?
Je voulais initialement me réfugier dans un endroit coupé du monde. La pandémie a tout bouleversé. Retourner au Pays de Galles m’a paru être un bon compromis. J’ai pu séjourner à Cardiff, dans la maison d’un couple d’amis proches (chez Gruff Rhys, ndlr). Je leur ai loué la maison pendant leur absence. J’avais déjà séjourné chez eux quand j’avais vingt ans. C’était perturbant car j’ai dû enregistrer dans un cadre familier pour la première fois de ma vie. Nous avons travaillé tous les jours pendant deux mois dans une chambre minuscule. Nous n’avions plus le contrôle sur ce qui se passait à l’extérieur, nous nous sommes donc repliés sur nous-même. Je n’avais pas séjourné dans cette ville depuis si longtemps. Je n’y avais plus aucun repère familier car nous n’avions pas le droit de sortir. C’était étrange. J’ai soudainement été confronté à la Cate Le Bon du début des années 2000 et à ses rêves. J’avais l’impression que c’était hier, même si je n’ai plus grand chose en commun avec la personne que j’étais alors. J’aborde le futur d’une manière plus réaliste, même si j’ai accompli mon rêve de devenir musicienne. J’avais des idéaux à l’époque sur la carrière dont je rêvais. Ils ne sont plus du tout les mêmes aujourd’hui… (rire)
La pochette de l’album reproduit une peinture que Tim Presley a fait de toi. A quel point cette dernière a été réinterprétée et quel message souhaites-tu faire passer ?
Pendant que j’enregistrais, Tim passait beaucoup de temps à peindre dans la chambre d’à côté. Un jour, après avoir passé une matinée complète à peindre, il nous a montré ce tableau qui nous a tous pris par surprise. Lui inclus. Il n’avait aucune notion d’où l’inspiration lui était venue. Cette peinture a vite pris une place très importante dans notre quotidien. Elle représente une sorte de divinité dont la personnalité est palpable. C’est pour moi aussi bien une image du passé que du futur. Nous perdions tous un peu la tête et traversions des périodes de crises existentielles. Tous nos sentiments se sont focalisés sur cette peinture. Sans doute par facilité, pour éviter de sombrer. Avec Samur, nous voulions que l’album soit le reflet du tableau de Tim, c’était et c’est toujours au-delà de ce que les mots peuvent exprimer. Au début, je voulais qu’elle soit reproduite pour la pochette de l’album. J’ai préféré la réinterpréter, car elle diluait l’importance que je lui apporte.
Tu as grandi dans un endroit plutôt isolé. En quoi cela a-t-il marqué ta personnalité et impacté ta carrière ?
Je suis une solitaire obsédée par la nature. C’est parce que j’ai grandi en passant ma vie dehors, entourée d’animaux. Que ce soit une chèvre, un chien ou un chat, j’étais toujours collée à un animal. On oublie tout ça quand on devient adulte, par facilité. Mais dès que je commence à boire un peu trop, je veux aller courir dans les bois en pleine nuit, monter aux arbres, escalader des rochers. J’ai l’impression de redevenir moi. J’ai tout le temps envie de monter dans les arbres, mais ce n’est malheureusement pas possible (rire). Pourtant j’en ai besoin. Il n’y a rien de plus beau que de se retrouver seule dans la nature. Je m’y sens invisible. Cela me fait prendre conscience de ce que je crée en tant qu’artiste. Il m’est impossible de m’installer derrière un bureau et de travailler sur ma musique. Les longues promenades m’aident à m’éloigner de qui je suis et à me perdre dans mes pensées. C’est à ce moment précis que mes chansons deviennent concrètes et tangibles dans mon esprit. Je dois être une éternelle sauvage.