Cassandra Jenkins, An Overview on Phenomenal Nature (Ba Da Bing)

An Overview on Phenomenal Nature Cassandra JenkinsAll I can do is offer up my own anecdotal evidence.
Alison Bechdel, The Secret to Superhuman Strength

Ça n’a pas fait un pli, ni deux, ni pléthore : quand j’ai écouté pour la première fois, de nombreux mois après sa sortie, An Overview on Phenomenal Nature, le titre y était pour beaucoup, ambiance empirique, phénoménologique, et je me suis pris à rêver – durant les rares secondes avant le premier clic, avant la première écoute – du compte rendu d’une epoche musicale, sans bien savoir précisément où ça pourrait mener, et donc précisément attiré par cette imprécision.

La destination est le chemin, lit-on un peu partout, à raison. Qui vous fait, et vous défait, lit-on aussi, raisonnablement. Ainsi, dès la première écoute du deuxième album de Cassandra Jenkins, a-t-on été fait, et défait, et de nouveau, et ainsi de suite, par le chemin infini de la projection de ce titre.

 Cassandra Jenkins Puis : boucle. Il a fallu plonger, le disque était tellement là, et ailleurs. Il fallait plus d’une écoute.

Puis : sort il y a quelques semaines (An Overview on) An Overview on Phenomenal Nature, qui propose des environs des mêmes chansons, démos ou interludes, dans lesquels on se baigne avec gratitude. Entretemps, les chansons nous ont pris au cœur, nous ont tortillé dans leurs rets mélodiques, nous ont émotionnellement émotionné, et on se retrouve avec deux fois le même disque, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre – j’en aperçois qui suivent.

Enfin : dans une file d’attente, je lis un message de l’indispensable Pauline qui, à l’heure d’établir son top annuel pour Section26, me demande si j’ai posé les miennes d’oreilles sur le disque de Cassandra Jenkins parce que ça pourrait bien te plaire, et comme il se trouve que ledit disque se trouve ici, entre mes oreilles et tout autour et plus qu’à son tour, et là, dans mon top annuel pour Section26, se dessine quelque chose : il va bien falloir s’y coller, écrire, transmettre ce disque, sauf que : ça ne va pas être simple. Car l’événement est subtil.

C’est une epoche, en quelque sorte.

Parenthèse : l’epoche est un geste philosophique introduit à l’époque moderne par Edmund Husserl consistant à suspendre la thèse d’existence du monde afin d’étudier, dégagé des voitures, des suppositions et des suspicions ontologiques, des biais, des essentialisations, ce qui apparaît, c’est-à-dire aussi les voitures, les suppositions et les suspicions ontologiques, les biais, les essentialisations. Les phénomènes. Le monde, notre monde. Ce que l’on fait. Nous, plus ou moins, puisque l’on sera difficilement autre chose que ce qui apparaît, ou le lieu de ce qui apparaît, et la saisie de ce qui apparaît, saisie qui nous apparaît à son tour si l’on accepte de savoir s’y prendre.

Cassandra Jenkins, entre Brooklyn et Upstate, animatrice rouée de la scène des choses qui nous occupent, doit faire partie du groupe défendant le Purple Mountains de David Berman. Elle a composé la chanson d’ouverture du présent disque, le folk & pop & laid-back Michelangelo, elle y dit être un chien à trois pattes, avant d’apprendre le suicide de Berman. Suicide Is Murder. Peu après cette nouvelle tragique, elle reçoit par la poste le costume qu’elle devait porter pour la tournée, et qui lui va bien, signale-t-elle dans Ambiguous Norway.

Dans la même chanson, elle signale aussi que “The poetry / It’s not lost on me”.

Et tout le reste du disque va être cela : un aperçu de la nature des phénomènes depuis la personne Cassandra Jenkins, qui a composé un premier album magnifique et peu écouté – Play Till You Win, 2017, un rêve d’album country par une George Harrison à l’humour invincible –, qui a semé les merveilles comme Honda’s Well sur des singles et des EPs parcourant des chemins tant acoustiques qu’électriques ou électroniques d’une pop plus folk qu’à son tour, qui a chanté pour Murmurer de John Dieterich échappé de Deerhoof, qui en a vu d’autres et pourtant jamais de pareil – partir en tournée avec David Berman mais finalement non, parce que – et qui documente ces facettes de – quoi ? – on ne sait pas – on ne peut pas savoir vraiment mais on peut écouter – c’est un disque – et ressentir.

Et ça usine du phénomène, et du vide parce que le vide est grand à apercevoir au long cours de longues journées, entre chaque phénomène, au fond de chaque phénomène, dessiné par chaque phénomène.

C’est mince, ténu, pourtant infini.

La trame tient dans les habituels quatre accords (maximum), pas d’acrobatie à signaler du côté de la guitare rythmique qui à se simplifier, à s’espacer, devient volontiers une nappe, une suggestion, un rappel de principe : oui, on pourrait avoir affaire à ce genre de chanson, mais on a affaire à autre chose.

Des couches, des développements, des modes. Une pop quasi modale, saxophones, claviers, sons et autres guitares, au sens où le jazz a su l’être et le dire. Et les mots des chansons de même passent d’une narration à un personnage, d’une vignette à un état, d’un mode à un autre comme sur l’étourdissant Hard Drive.

On entend d’abord l’enregistrement du commentaire d’une gardienne de musée à propos d’une exposition de la plasticienne Mrinalini Mukherjee, précisément intitulée Phenomenal Nature, puis on entend le glissement, entre des spoken words et des chants, dans la conscience de Jenkins. Chaque écoute est différente, chaque bleu peut être vert, c’est tellement explicite que c’en est fantastique. Et toutes les chansons passent ainsi, apparemment discrètes parce qu’il n’y a jamais bien d’esbroufe, simplement de la spontanéité – disque enregistré en une semaine, rappelons-le –, de la direction et cet équilibre avec l’ouvert, entre urbain et rural, entre comédie et drame, entre bruit et silence – toutes ces choses dessinant, comme on le sait, la même chose. Et ça excède toujours ce que ça paraît dire, ce qui est tout ce qui nous tient dans la pop et dans la musique, finalement.

Le disque supporte la déambulation, écouteurs sur les oreilles, et le mélange des sons du hasard de nos pas à ceux des field recordings. Le disque supporte de décevoir parfois, et pourtant il a fait sa route dans certains tops annuels de revues américaines. Le disque supporte beaucoup parce qu’il excède et surprend nos attentes de ce qu’est un grand disque et que donc, tel, il est.

Son successeur vient enfin, cet (An Overview on) An Overview, il désarme, plaît, susurre au cavalier qui s’apprêtait à bramer son amour alentour : c’est formidable, ce n’est que de la musique. Et donc on se calme.


An Overview on Phenomenal Nature par Cassandra Jenkins est disponible sur le label Ba Da Bing.

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