« Elle te fixe, elle te traque, elle te guette »
Si je devais donner une idée de ce qui se passe en France en matière de courants musicaux, écrire un état des lieux, je choisirais bien d’envelopper des artistes sous une même étiquette, avec tout ce que ça comporte comme biais et raccourcis. J’essaierais de trouver un nom un peu ronflant : je vous parlais de biais, alors j’irais piocher dans la culture des anime et des manga japonais de mon époque avec les magical girls, ces petites filles qui grâce à une baguette magique, une amulette, se transforment en super-héroïnes avec des pouvoirs magiques. Enfin, c’est ce qu’il me reste comme souvenirs.
Alors, allons-y pour les « filles magiques », un courant qui traverse notre époque avec plein de jeunes musiciennes qui, armées de machines, avancent en solitaire dans le monde des musiques plus ou moins souterraines. Chacune avec leur personnalité, et des traits plus ou moins prononcés à leurs musiques, à leurs textes, à la production. Emancipées (de l’enfer des pygmalions par exemple), elles s’inscrivent aisément dans un mouvement d’affirmation de leur visibilité et dans un arbre généalogique qui remonterait à des racines solides, de Nini Raviolette et sa chanson séminale Suis-je normale à l’outsider planante The Space Lady. Si je devais faire une synthèse, j’évoquerais, un certain sens du minimalisme qui tient autant au principe du synthpunk que de la coldwave et de la pop électro. Leurs synthés sont plutôt vintage, même si l’idée de fétichisme semble absente, leurs voix sont plutôt blanches dans leurs textures, peu dans la théâtralité, dégagée de l’expressionnisme et leurs textes sont souvent flous, avec une temporalité complexe, comme si la vie découlait d’un souvenir lointain, du souvenir d’un avenir pour reprendre le titre du très beau film de Chris Marker sur la mère de la réalisatrice Yannick Belon.
« Des exemples ! des exemples ! », lecteurs-lectrices, je vous entends crier d’ici et je mets sur la table ma liste (et j’en oublie là, la liste reste ouverte, à compléter pour notre petite encyclopédie) : Concordski, Biscornue Bitch, Marie Klock, Clara Le Meur, A trois sur la plage, Saintes, Jokari, Tiffanie de Falaise, Acte Bonté, Marie Delta, mais aussi Joni Île ou Diable Dégoûtant, chacune plus ceci, chacune plus cela bien sûr. Mais le propre d’un mouvement créé par la presse, c’était justement de chercher à s’en extirper le plus rapidement possible car personne n’aime les étiquettes, ça gratte dans le cou, souvent. Mais vous m’avez compris, c’est un exercice, on peut jouer sur les mots, « les jeunes femmes à la baguette (magique) », « les filles électriques (copyright Alain Souchon) ne se mettent plus à nu », plein de titres que vous ne lirez jamais dans une presse qui n’existe pas, que dans ma tête, même si ça aurait de la tenue, là.
Et comme pour prolonger mon délire, et suite au conseil d’un ami des réseaux, Jean-Michel Malaise, je découvre la sortie du disque de Bulie Jordeaux (Julie Bordeaux?) : Visions. Que j’identifie de ce mouvement qui n’existe pas donc : goût pour les atmosphères électroniques flottantes, embryons de chansons entêtantes, distance dans la voix, lointaine, balancement dans les textes qui réussissent à garder ce floutage épais sur les intentions, entre journal intime et histoire de lâcher-prise fictionnelle, on peut identifier les mêmes ingrédients transversaux à ces musiciennes. Unie à ses machines synthétiques par on ne sait quel pacte, Bulie Jordeaux nous transmet les émotions de son expression sur des super morceaux qui nous happent et nous tiennent en hypnose tout du long (les chansons s’étirent en majorité sur plus de 5 minutes, ce qui laisse du temps à l’abandon) : Vacarme et sa réverberation sur la voix qui se heurte au mur solide des rythmes programmés comme une pixel lumineux prisonnier d’un Pong infernal, Le Volcan et ses visions éthérées annonciatrices des éruptions d’hier du Stromboli et de l’Etna, Sous-marin et sa marche affirmée en échos courts, l’irruption d’un réel inquiétant dans La voyante (« dans le bus 87, elle scanne tous les voyageurs »), les basses profondes de Trajectoires, la ritournelle hantologique (funky me, funky quoi?) de Faille temporelle, les volutes orientales (qui imprègnent toute la cassette d’ailleurs) de Sirènes qui conclut ce voyage parfait… Il n’y a pas beaucoup de sons et ils sont tous agencés avec soin dans une mixture claire, homogène, obsédante, sans coup de force, la musique de Bulie Jordeaux est la bande-son parfaite pour cet été étrange, humide, sombre, insaisissable, à l’issue toujours incertaine.