(Lire l’épisode précédent ici)
Un festival est une cérémonie, car il est une occasion du sacré.
C’est très important. Pas : très sérieux. Non, très important.
Depuis les Rock au Max clermontois du siècle dernier, depuis l’an 2000 et un premier Benicàssim, chaque année sans festival constitue une année moindre, parce que la vie change alors mieux qu’ailleurs.
En tant que récent Nîmois, Tinals représente un rêve réalisé, celui de dormir dans son lit après les effusions de la meilleure programmation indie de la saison, entre confidences et têtes d’affiche. Et on retrouve des trognes de nos petites internationales du goût, on en rencontre d’autres, on sourit et on danse beaucoup, on dodeline ou on crispe la mâchoire autour d’une cigarette en traversant les plus brutaux des émois, c’est selon et à la discrétion de chacun.
Après un premier soir échevelé – pour moi –, nous déjeunons avec Pauline et Étienne afin de faire un peu – mieux – connaissance, et de raconter des conneries et tout ce genre de choses, évidemment. Ils me demandent où je place mes plus hauts espoirs pour la soirée à venir, je mobilise les neurones valides et classe Big Thief en tête de la liste des objectifs. Ça paraît bizarrement évident. J’ai lu la veille une interview d’Adrianne Lenker dans Pitchfork, envoyée par Olivier – de Garciaphone – à Zach et à moi – nous jouons dans Garciaphone aussi, avec Clément “Faber”. Ce qu’elle dit et admet me transporte. Je retiens enfin son nom. Je commence à savoir, pas qui elle est, mais qu’elle existe et que je rencontre son œuvre et que ça risque d’être un moment important de ma vie parce qu’il n’y a aucun atour, mais les mots et les extraits de texte dans l’interview que le journaliste cite et qui me terrassent tous, et que Lenker n’en dit pas grand-chose sinon qu’elle n’a pas bien le choix, qu’elle doit être au monde de cette manière-là : les boulots de merde et les dents cassées, la vache enragée, les taudis, et si l’audience fait disparaître ça, c’est pour vivre à la place sur la route, littéralement, sans domicile fixe, littéralement, sans domicile, à chanter soir après soir des chansons avec des prénoms.
Je lis ça et j’entends Never Ending Tour, donc Dylan. Décidément. Je peine à ne pas apercevoir la même grâce dans l’une et l’autre figure.
Arrivé au site, ce sont les retrouvailles. Le groupe joue tôt, 18 h 30, sur une petite scène, parfait. J’ai envie de passer le concert avec les vieux amis présents, et ils sont là, dont Zach et Faber. Olivier, lui, a vu Big Thief la veille. Il a rendu compte, avec son laconisme habituel, d’un “Intense”.
Ce n’est pas prévenir.
Que le top 5 des concerts d’une vie va se fissurer dès les premières minutes, par exemple.
Que j’ai l’impression de connaître et de ne pas connaître toutes les chansons, une par une.
Au début, je me raccroche au trivial pour ne pas me perdre, par peur sans doute de ce que je risque de ressentir, et je détaille les modèles d’amplis, les mimiques des garçons, les longueurs des pantalons – mais il n’y a pas de mimique, seulement de la concentration. J’entends enfin Contact comme elle est, avec cet aplomb dans le silence, puis dans le riff de guitare, puis dans le cri de Lenker : une catharsis qui fait descendre les épaules. J’entends que je ferme souvent les yeux afin de mieux sentir la pression acoustique et de moins me sentir gêné de bouger, danser, tirer mon corps dans un sens ou l’autre, sourire finalement. J’entends ma chair de poule, goosebumps, elle forme peu à peu, en venant et revenant, un cycle qui se resserre jusqu’au troisième tiers du concert.
Big Thief joue Mary et je laisse couler quelques larmes. Ce doit être “The violent tenderness / The sweetest silence / The clay you find is fortified / We felt some focus fade the line”. Il ne faut pas me dire des choses comme ça, pas au milieu d’une litanie de souvenirs.
On est au cœur de ce qui nous occupe avec l’intimité : l’expérience retracée, décrite, le ce-qui-a-été-vécu peut, s’il est sincère, chatouiller la glotte de nombre d’universaux comme de quiconque. Le dire, mots et notes, la poésie. C’est ce qu’offre Lenker, le souvenir d’avoir regardé à travers une fenêtre de Brooklyn ou de Des Moines donnant sur une solitude, une compagnie, une tristesse, une joie ou une peur, un regret, et de faire de ce souvenir notre souvenir, pas parce que nous l’avons vécu aussi, mais parce qu’elle l’a vécu et nous le donne en désordre, en images, en propos portés et rapportés, en usant d’outils comme le choix d’user ou non de structures à refrain, de tensions harmoniques.
Elle nous le donne. C’est d’une beauté généreuse. Ça me fait pleurer parce qu’il y a de l’humour et de la finesse aussi, mais que l’on sent que ce que font ces quatre personnes à ce moment-là, jouer cette musique, est vital pour elles.
Lui succède Cattails et mon état perdure. Ce n’est pourtant pas une coutume personnelle, en concert en tout cas : le dernier semblable épisode a eu lieu à l’orée du siècle, quand j’ai entendu Lhasa chanter la méditation Soon This Space Will Be Too Small. Mais tandis que la Canadienne ralentissait sa mélopée funèbre dédiée à l’Avant et à l’Après, Lenker entonne une mélodie tonique issue d’un folklore rêvé, qui cueille en peu de secondes : “Everybody does see trouble / And you don’t need to know why when you cry”. CQFD.
La suite passe comme dans un rêve, à hésiter : vaut-il mieux que ça s’arrête avant de ne plus pouvoir encaisser les émotions, ou de risquer d’être déçu par un impossible faux-pas ? Ou doit-on espérer que ça ne s’arrête jamais, que cet état ne cesse pas ? Ça s’arrête, finalement, et je peux jurer ne pas être le seul à noter un silence timide, quelques fractions de temps, quelques instants, avant les applaudissements.
On se regarde un peu incrédules après ça, on n’a pas forcément envie de parler, plutôt de boire une bière et de s’écouter se taire.
Une chose, tout de même, pour ne pas dire le reste : j’ai entendu Crazy Horse et Slint devenir un seul et même groupe. Ce qui n’est pas rien.
La suite et la fin du festival ne sont qu’une tranquille errance.
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