C’était il y a une éternité, en 1995 précisément. Paru plutôt discrètement, If A Man Ever Loved A Woman, le premier album de l’attachant Edward Ball, avait pourtant fait une entrée fracassante dans la vie d’une poignée d’entre nous. La vingtaine à peine dépassée mais la passion pour les groupes mods des mid-sixties – The Action et Small Faces en tête – déjà enclenchée, on n’hésita pas à plonger en profondeur dans le monde merveilleux d’Ed Ball que promettait la rétrospective Creation. Car les rares mots de l’homme, lus ici et là, avaient fait naître une certitude : Il faisait partie d’une sorte de grande famille, la nôtre. Et puis, à relire une trentaine de fois cet entrefilet dans un journal récemment devenu mensuel pour être certain d’avoir lu convenablement cette déclaration, quelque chose nous avait franchement titillé. Des mots d’une arrogance inouïe ! Car Ed Ball, l’homme qui citait quelques lignes du magistral Wasteland des Jam dans le livret de Pure, un album paru quatre ans plus tôt sous l’identité de The Times, se targuait à présent d’écrire de meilleures chansons que celles de Paul Weller. On peut bousculer ses modèles, tenter de les surpasser, une saine émulation, dirait Frank Lampard. Il y a là une forme de bonne santé. Mais pour prétendre désormais avoir dépassé l’ex-meneur des Jam, il vaut mieux avoir quelques cartes dans son jeu. Par chance, le Ed Ball des mid 90’s n’en manquait pas.
Son premier disque en solo se transformera alors en un précieux compagnon. Un quart de siècle plus tard, cette collection de chansons agit avec la même intensité émotionnelle et offre toujours cette remarquable richesse obtenue grâce un travail d’épure d’une grande humilité. Cependant, If A Man Ever Loved A Woman ne faisait pas office de porte d’entrée. Television Personalities n’avaient pas échappé à nos radars et quelques albums parmi lesquels deux signés The Times, Beat Torture (1988) et E For Edward (1989) trônaient déjà fièrement sur les étagères d’une discothèque alors réduite au plus vital. Soufflés par quelques aînés bien intentionnés, les noms ‘O’ Level et Teenage Filmstars nous étaient en revanche parfaitement inconnus. Il fallait désormais connaitre plus intimement le parcours de ce grand frère idéal. Ce sera une étrange compilation titrée A Day In The Life Of Gilbert And George (1992), créditée au seul nom de ‘O’ Level, qui servira de révélateur et offrira le recul nécessaire pour saisir plus précisément l’art du londonien. Au verso du CD compilé par les soins de Rev-Ola (vous suivez ?), les titres des morceaux sont alignés sur le modèle de deux équipes de foot. Le derby proposé ici oppose Teenage Filmstars à ‘O’ Level. Onze titres par équipe, vingt-deux chansons sur le terrain. Pas de remplaçant sur la pelouse car c’est inutile. Chaque chanson, avec ses défauts et ses qualités, possède des allures de titulaire incontestable. Comme chez Television Personalities – et nous l’apprendrons quelques mois plus tard -, Daniel Treacy et Joe Foster sont évidemment membres de Teenage Filmstars, Ed Ball compense ses carences techniques par des atouts autrement plus essentiels. Si le trait paraît parfois grossier et le chant mal assuré, voire peu préoccupé par la notion de justesse, rien n’empêche à cette poignée de chansons de briller de mille feux. Des Mertons Parkas à Purple Hearts, on en connait des groupes qui auraient bombé le torse s’ils avaient eu un single du calibre de Storybook Beginings. On connait également quelques pseudos punks qui aurait volontiers rangé Stairway To Boredom parmi leurs biens les plus précieux. Cette économie de moyens, ce goût pour la parodie grinçante, cet usage de héros personnels (Syd Barrett chez Treacy, Patrick McGoohan chez Ball), ces productions rachitiques, autant de points communs tendent à rendre presque invisible la frontière qui sépare l’œuvre d’Ed Ball de celle de son ami Dan Treacy. Au cours d’une carrière imprévisible et forcément menée à l’abri du regard des masses, Edward Ball aura cependant prouvé une chose essentielle : son aptitude à conserver intacte une naïveté qui, à aucun moment n’embarrasse l’auditeur. Elle est au contraire, l’une des plus grandes forces de ces chansons parfois titubantes, régulièrement maladroites, souvent esquintées mais systématiquement d’une parfaite justesse. L’amateur de Muse ne comprendra certainement pas grand-chose aux œuvres de jeunesse rassemblées sur le disque intitulé There’s A Cloud Over Liverpool (The Teenage Filmstars, 2014) et ça n’a guère d’importance. Cette musique s’adresse à ceux qui peuvent parfois rester pantois devant un dessin d’enfant, à ceux qui pensent que Daniel Johnston n’avait besoin de rien de plus qu’un Fostex 4 pistes défectueux, à ceux qui savent qu’une chanson peut continuer à grandir des années après sa composition. Alors on ne sait pas si les chansons enregistrées par Ball dans les années 90 sont meilleures que celles gravées par Weller à cette même période mais, cela non plus n’a pas grande importance. On sait que les deux hommes font partie de ce vaste univers moderniste, mais pas le trip mod réactionnaire des porteurs d’uniforme. Non, celui qui ne s’impose aucune limite et aura permis à Ed Ball d’être bien plus que le claviériste d’appoint des Boo Radleys, plus que le comparse d’Alan McGee ou que l’auteur d’un invraisemblable remix de Blue Monday transformé en New Age Mod Mix. Le modernisme selon Ball s’étend sur trois décennies et s’autorise les détours les plus inattendus. De ‘O’ Level jusqu’à l’ultime Catholic Guilt publié en 1996, en passant par l’épaisse discographie enregistré sous l’identité The Times, Ball a laissé quelques miniatures qui pourraient bien devenir immortelles.
Merci pour ce bel article !
Merci pour cet article ! Ed Ball est un maitre.
Si je ne devais garder que deux disques des TIMES, ce serait « This is London » et « Pop goes art » …