Bernard Estardy – Le géant aux doigts d’or (2ème partie)

Bernard Estardy
Bernard Estardy, le Baron, mettant au point sa formule.

On a déjà évoqué dans la première partie de cet entretien avec Julie Estardy, le côté anglo-saxon du génie de son père, Bernard Estardy, son éclectisme musical, cette aptitude à passer sans le moindre cynisme des musiques savantes ou ambitieuses (Manset, Ferrer) aux rengaines les plus populaires (Carlos, Jean-Pierre François…). On a longuement évoqué cette vitalité et cette générosité inépuisables qui lui permettaient, un jour, de sculpter des cathédrales sonores (La Mort d’Orion de Manset, Le Lac Majeur de Mort Shuman, La Veuve de Joe Stan Murray de Julien Clerc, L’Albatros de Joe Dassin…), et le lendemain, de façonner des tubes taillés pour les pistes de danse (Magnolias For Ever, Alexandrie Alexandra, apothéose de sa collaboration avec Claude François, le J’attendrai de Dalida avec sa rythmique disco imparable ou, dans un autre genre, le Jolie Poupée de Bernard Menez, le Papayou de Carlos). Mais justement, s’inspirait-il de modèles étrangers pour la prise de son ou le mixage ? Et plus largement, s’intéressait-il à la pop anglo-saxonne ?

Julie Estardy : Il en écoutait un peu, mais en vitesse ; il décodait rapidement la structure musicale, la production, et parfois acquiesçait : « Oui, c’est bien ! ». Mais concrètement, ses journées étaient très occupées : il passait tout son temps à façonner de la musique, il lui restait peu de temps pour en écouter. La nuit, il dormait quatre ou cinq heures, le reste du temps, il était cloîtré dans son studio. En revanche, à la fin des années 60 et au début des années 70, il s’est beaucoup intéressé aux « effets » qui permettent de manipuler les sons, de les envelopper. Il en a parfois un peu abusé…

Julie Estardy sur les genoux de sa maman, Mimi. A droite, Georges Chakiris et Pierre Bachelet.

Oui, dans votre livre (publié à la rentrée, ndlr) vous racontez comment Estardy et un technicien de studio ont fait par hasard la découverte, en août 69, du « phasing » (effet produit par le déphasage d’un même signal sonore, amplifiant certaines fréquences et en annulant d’autres, ndlr) : pendant l’enregistrement du Chimène de René Joly, une mauvaise manipulation de la bande produit, miraculeusement, un décalage de la phase ; Estardy, sidéré, s’empresse de reproduire l’effet et d’en nimber la voix du chanteur.

J.E. : Depuis le Sgt. Pepper des Beatles, tous les studios français recherchaient la clé de ce son mystérieux. Mon père l’a découvert par hasard, empiriquement… Il suffisait de décaler la bande !

Par la suite, il s’en est donné à cœur joie : il a versé du « phaser » assez généreusement. Sur ses propres morceaux d’illustration, on entend le phaser sur la batterie (Super Angoisse), sur les synthés (le bien nommé Phasing Sound) ; sur un album comme La Mort d’Orion, il en nappe la voix de Manset, pour accentuer le souffle épique, l’emphase cosmique qui traversent le disque. L’album est d’ailleurs célèbre pour ses nombreuses trouvailles sonores : bandes passées à l’envers, échos et réverbérations à profusion, parties de cordes interprétées à l’envers ( ?! ), bruitages divers…
D’ailleurs, en 1996, lorsque Manset daignera tirer son chef-d’œuvre des limbes pour le rééditer en CD, il n’acceptera d’en confier la restauration qu’aux doigts de fée de son vieux complice Estardy !

J.E. : Quand mon père se prenait de passion pour un effet, ou une sonorité qui lui plaisaient, il en saupoudrait tous les instruments ! Pendant deux ou trois ans, il a tout nappé de « phaser »… Et puis dans les années 80, c’est l’apparition des basses « fretless » ; il en met sur un titre, puis deux, puis trois… Tous ses artistes ont droit à leur basse « fretless » : Bibie, Marc Lavoine… Leurs titres sont tous flanqués de la même descente harmonique. Il fonctionnait par engouements purs et durs, qui n’étaient pas toujours mesurés. Un jour, il décidait que les voix devaient toutes être enregistrées à 16h, et puis trois ans plus tard, les prises de voix devaient impérativement se faire à 10h du mat’. Pourquoi ? Personne ne le sait…

Vous évoquez, dans votre livre, son goût prononcé pour l’ésotérisme,
l’hermétisme…

J.E. : Il était de cette génération qui faisait tourner les tables, qui lisait Gurdjieff, Ouspenski. Ils étaient inspirés, en recherche de l’absolu… peut être qu’ils fumaient un peu trop aussi… Parfois, dans leur travail, il ressentaient comme une illumination : la trouvaille, l’astuce, la solution miracle s’imposaient à eux sans qu’ils l’aient recherchée. Et puis un truc revenait souvent dans sa conversation, c’était l’idée du temps ; cette notion l’a obsédé tout au long de sa vie. L’ésotérisme, on le rencontre chez lui jusque dans les rituels fixés pour l’enregistrement des voix : la position précise du micro, le chanteur placé face à la vitre, le regard tourné vers un certain angle du studio… Toutes les vedettes s’y pliaient sans discuter.

Bernard Estardy

C’était le prix du succès… Plus sérieusement, la conscience aiguë de la fuite du temps, alliée au goût du leitmotiv musical, du riff inlassablement répété, tout cela rattache peut-être, souterrainement, la musique d’Estardy aux théories de Gurdjieff… Il est possible que les méditations sur les « harmonies planétaires », les vibrations cosmiques, aient secrètement irrigué les titres qu’il composait pour lui-même ou enregistrait pour d’autres. Gurdjieff, dans l’optique de ce qu’il nommait la « quatrième voie » (sa méthode d’ « éveil de la conscience »), imposait à ses disciples des exercices rythmiques, fondés sur des danses répétitives, proches des techniques des derviches tourneurs. L’obsession du rythme et de l’écoulement temporel est manifeste chez Estardy, elle infuse dans les titres et dans la structure de nombreux morceaux qu’il a composés : Implacable Ring ou Asiatic Dream, avec leur scansion rythmique marquée, et ce Tic-tac Nocturne, enregistré pour Télé Music, dont les petites notes du piano jouet semblent chuchoter, avec leur voix d’insecte : « Souviens-toi ! »…

J.E. : La notion du temps, le découpage du temps, le temps qui s’étire si on ralentit la bande… toutes ces préoccupations, il les partageait avec Gunther Loof, l’ingénieur du studio, qui à force de parler transistors finissait souvent par parler planètes, de l’influence qu’elles exercent sur la Terre… Parfois, mon père me disait : « La Terre tourne. Imagine que tu la filmes en temps réel, si tu accélères ensuite la rotation, on ne voit plus la trace de l’homme, il n’est plus qu’une seconde à l’échelle de l’éternité. Imagine maintenant qu’on ralentisse la bande : on pourrait peut-être distinguer des mondes parallèles dans notre espace-temps… » Il partait dans des spéculations étranges, dans des considérations sur l’importance de la gamme chromatique, sur la relation secrète entre les notes et les planètes… Dans sa musique, le riff revient de manière régulière, à un moment précis où il va relancer la machine. Il y a toujours l’idée de cycle, de répétition en boucle. Sa propre vie, il la mesurait à l’aune des cycles : il était hanté par la crainte de la chute, qui suit nécessairement le moment où on a atteint le point culminant. Dans son travail, il s’ingéniait à négocier les virages pour engendrer de nouveaux cercles, sans jamais retomber. On ne peut pas se renouveler en permanence, il est quand même parvenu à le faire trois ou quatre fois au cours de sa carrière…

La porte du légendaire studio CBE, rue Championnet à Paris / Photo : Lucie Jego

Au fond, il n’avait pas besoin d’être à l’affût des musiques en vogue, parce que la musique nouvelle venait à lui. Les jeunes artistes réclamaient son expertise, aimantés par sa réputation de magicien du son, lui s’ingéniait à adapter ses méthodes à l’air du temps, à en épouser les inflexions.

J.E. : Tout allait très vite, l’équipe du studio CBE était engagée dans une recherche permanente, mon père et ses amis étaient d’authentiques pionniers. Avec Jean-Pierre Bourtayre, l’arrangeur et directeur artistique de Claude François, ils se sont décidés un dimanche à faire de la musique électro, à explorer les sonorités de leurs synthés Korg et ARP, et il en est résulté Disco Energy, un disque improbable et totalement avant-gardiste, créé en 76 et paru en 1977.

On retrouve aujourd’hui le titre sur des compilations de musiques
électroniques françaises, mettant en lumière les précurseurs de la scène électro contemporaine : Estardy, Bernard Fevre, Jean-Jacques Perrey, Jean-Michel Jarre, Georges Rodi, Jean-Pierre Decerf, Ariel Kalma, la liste est longue…

J.E. : Après ce premier titre, les deux complices ont enregistré Cosmos Energy, puis Christmas Energy, et l’album s’est naturellement intitulé Universal Energy. Un vrai succès.

Ils ont exploité sans trop de scrupules le filon énergétique…

J.E. : Ce terme d’« énergie », c’est ce qui les caractérisait le mieux : ils étaient portés par une vague d’énergie qui les maintenait debout à toute heure.

Bernard Estardy et Lee Hazlewood

Dans une vidéo de l’INA, filmée en 1968 au studio CBE, pendant l’enregistrement de l’album Love and Other Crimes de Lee Hazlewood, on aperçoit les musiciens et Estardy à pied d‘œuvre à cinq heures du matin, en pleine forme, au milieu de groupies qui somnolent sur les sofas.

J.E. : Oui, et puis le lendemain, à 10h, il travaillait déjà sur autre chose. Dans la journée, il recevait tout de même l’aide de trois assistants : Jean-Louis Proust, qui participait aux grosses séances, puis un deuxième et un troisième assistant prenaient le relais.

Revenons aux musiques électroniques : dans les années 80, les synthétiseurs se sont progressivement substitués aux sons acoustiques traditionnels. Les beaux arrangements pour cordes, ceux de Jean-Claude Petit par exemple, ont fait place aux sonorités synthétiques, plus économiques mais moins suaves, moins charnelles. Comment Bernard Estardy a-t-il affronté cette mutation ?

J.E. :  Ses expérimentations électroniques l’y avaient préparé. A mesure qu’on approchait des années 80, mon père s’est mis à enregistrer ses musiques d’illustration tout seul, avec ses seules machines. Plus besoin de section rythmique, de basse-batterie pour poser ses arrangements, il bricolait en solitaire avec son synthé ARP, ses percussions, son piano-jouet… Pour les autres artistes, il avait pris l’habitude de broder des fonds sonores avec son synthé Yamaha DX7. On entend ça, entre autres, sur Les Lacs du Connemara de Sardou : le DX7 se superpose aux nappes de cordes. Pour le 45t de Bernard Tapie (Réussir Sa Vie), mon père se vantait d’avoir préparé avec ses synthés un véritable « tapis » (sonore) pour Tapie. Il était assez espiègle.

Dans votre livre de souvenirs, vous évoquez un certains nombres de ces
espiègleries : par exemple, il avait fabriqué sur sa console un faux bouton
« présence » (fonction ajoutant de la « dynamique »), destiné à satisfaire l’ego des chanteurs, toujours avides d’amplifier la « présence » de leur voix. Quand on lui réclamait de la dynamique sur le chant, il tournait ostensiblement son bouton-placebo sans changer une virgule de son précieux mixage ! Et puis cette autre anecdote : un jour, dans les années 80, le facteur débarque au studio pour déposer un colis ; Estardy lui propose dans la foulée d’interpréter les chœurs sur l’enregistrement des Corons de Pierre Bachelet ! Il y a aussi cette étrange pratique qu’il avait imposée au studio « Dassin », installé dans sa ferme provençale : lorsque la voix d’un chanteur qu’il enregistrait « déraillait », l’intéressé devait poser, en guise de pénalité, quelques mètres de rails sur la ligne de train miniature d’Estardy ; le Géant affirmait qu’il était le premier ingénieur du
son à produire des « chanteurs à voie » !

J.E. : La plupart du temps, il travaillait dans la décontraction, dans une ambiance de colonie de vacances. C’était aussi une manière d’alléger le poids des responsabilités. Il portait tellement de choses sur ses épaules qu’il avait l’impression d’être tout le temps en train de se battre. Plus il avançait dans le temps, plus les charges s’amplifiaient. Je l’entends encore parler de cette sensation de liberté associée à l’enfance, de cette naïveté qui risquait de disparaître à l’âge adulte. S’ajoutait aussi la pression liée à l’obligation de se renouveler sans cesse. Il se demandait toujours ce qui se passerait quand sa musique ne plairait plus, quand il ferait le mauvais choix artistique… Il disait « c’est terrible de faire un tube parce qu’on place la barre trop haut », ça éclipse les autres compositions et ça rend l’exercice du renouvellement beaucoup plus périlleux. C’est pour ça que Nino lui en voulait, pensait-il, parce qu’après un monument comme Le Sud, la suite risquait d’apparaître comme une succession d’échecs.

Sous la loufoquerie apparente et le goût des plaisanteries grivoises, Estardy était probablement un anxieux. La notion d’angoisse revient souvent dans ses compositions pour Tele Music : Super angoisse, Angoisse intense, Angoisse au cœur… C’était un thème imposé par le label ou un choix personnel ?

J.E. : Ah oui c’était un angoissé. Je l’ai toujours connu livide avant de partir au studio, et pourtant Dieu sait qu’il aimait être au studio, puisqu’il y passait vingt heures sur vingt-quatre ! Il maintenait trop de choses debout à lui seul. Maintenant que j’ai repris les rênes de CBE, je réalise à quel point c’est compliqué. L’agenda du studio, la comptabilité, tout cela c’était le travail d’une seule personne. Il le supportait parce que toute l’équipe était une grande famille, mais s’il s’arrêtait de travailler un seul jour, tout s’effondrait.

Depuis que vous avez repris le studio, vous déléguez davantage les tâches ?

J.E. : On s’occupe du studio à trois, quatre en réalité, puisque ma mère (« Mimi », la compagne de Bernard Estardy, ndlr) fait toujours partie de l’équipe. Nous portons à quatre ce que mon père portait seul sur ses épaules, avec l’aide de ma mère bien entendu. On se demande vraiment comment il a fait.

Revenons un instant à la question du temps, récurrente dans le travail d’Estardy, et intrinsèquement liée à la musique (art temporel). Nous aimerions parler d’un certain nombre de titres, arrangés, mixés, façonnés par Bernard Estardy pendant la première moitié des années 70 : ces chansons de variété dans l’esprit de Butterfly (Danyel Gérard), Ce n’est rien (Julien Clerc) ou L’Amour ça fait passer le temps (Marcel Amont)… Ces rengaines populaires au rythme binaire appuyé ont toutes un point commun : elles mêlent le balancement de la marche militaire à la scansion de l’horloge, et reposent sur les « pompes » de la basse (ça monte, ça descend – de la fondamentale à la quarte, ou à la quinte). Le Obladi
Oblada des Beatles en serait la matrice et la parodie instantanée, et le Porque Te Vas de Jeanette l’apogée. En France, les productions d’Estardy ont amplement contribué à populariser le genre. En lui apportant une inflexion singulière : sous l’enveloppe guillerette de la ritournelle à la mode, il y a comme le désir informulé d’apprivoiser le temps, d’en extraire l’or, de transfigurer la répétition quotidienne…

J.E. : Je ne sais pas si c’était conscient chez mon père. En fait, les artistes de cette époque ont tous vécu les mêmes choses, les mêmes engouements. Les jupes ont rétréci, les pouvoirs politiques ont changé, il y avait nécessairement un socle commun, un inconscient collectif. Ce n’est pas un hasard si les sonorités musicales se sont ensuite transformées en même temps, et pour tout le monde, dans les années 80. Il y avait une énergie commune, je ne sais pas comment l’expliquer autrement. Aujourd’hui même, dans le studio A, on enregistre Lily Wood and The Pricks. Dans la foulée, tout un tas de groupes se sont mis à faire du Lily Wood… On peut trouver des filiations, créer une arborescence, mais on ignore comment les choses apparaissent. D’un seul coup, tout le monde se met au diapason, ça fonctionne toujours comme ça, aujourd’hui encore. Les styles peuvent se démultiplier, mais au centre, il y a toujours un esprit du temps.

Oui, le « Zeitgeist », doublé d’un réflexe mimétique à grande échelle ; mais à la marge, il y a toujours des créateurs qui prennent les choses à rebours, qui anticipent sans le savoir. Le paradoxe, avec Estardy, c’est qu’il était au centre de la variété française sans jamais quitter les murs capitonnés de son Studio-Nautilus. C’était le roi Midas du son, tout ce qu’il touchait se changeait en or (sa carrière est jalonnée de « disques d’or »), mais il est resté l’homme de l’ombre.

J.E. : Jules Verne écrivait tous ses livres sans sortir de chez lui, c’était l’auteur préféré de mon père, qui sortait lui-même très peu. Il n’était pas misanthrope, plutôt ours, c’était le genre de personne qui se met au fond d’une pièce pour rester en retrait, sauf que là, c’était impossible : du haut de ses deux mètres, il aimantait les regards, les gens se dirigeaient spontanément vers lui, tout le monde voulait le connaître. Il avait cette sorte de magnétisme, cultivé involontairement, qui augmentait à force de rester caché. Certains des disques qu’il avait mixés se sont écoulés à des millions d’exemplaires. Vline Buggy (célèbre parolière française, ndlr) l’avait surnommé « le géant aux doigts d’or » !

La Bernard Estardy’s touch était infaillible, il aurait pu continuer à produire des disques d’or en cascade. Qu’est-ce qui l’a finalement décidé à raccrocher, à s’éloigner de la scène musicale française ?

J.E. : A partir des années 90, il a commencé à ne plus être en phase avec la musique qui se créait, ou plutôt se fabriquait… Il avait soixante ans et ne comprenait plus du tout son époque. On ne produisait plus la musique de la même manière, on s’amusait beaucoup moins, en studio, les gens devenaient trop sérieux. La musique devenait une industrie standardisée, froide, où l’élan du cœur n’avait plus sa place.

L’époque avait changé : cahier des charges tatillon, études de marchés, courbes statistiques… les enjeux financiers devenaient colossaux.

J.E. : Les enjeux financiers ne sont pas nécessairement plus importants qu’auparavant. Quand un Claude Carrère arrivait au studio avec une certaine Sheila et mettait toutes ses économies sur la table pour produire cette fille sortie de nulle part, ça avait du panache ! A l’époque, pour produire un artiste encore inconnu, on pouvait vendre sa chemise. Le jour où Vline Buggy arrive au studio, flanquée de Julien Lepers (également compositeur, on le sait peu, ndlr), et annonce qu’elle veut produire un disque d’Herbert Léonard, dont plus personne ne voulait, c’est vers mon père qu’elle se tourne : « Bernard, la chanson s’appelle Pour le Plaisir, qu’est-ce que tu peux faire avec ça ? ». Elle savait que mon père en ferait quelque chose de beau, elle avait confiance en lui, mais c’était une sacrée prise de risques ! Mon père n’hésitait pas à prendre sa part de risques, lui aussi : quand Didier Barbelivien organisait des sessions chez CBE, pour lui ou d’autres artistes, il réglait la note de studio mais mon père n’était pas payé pour sa part d’arrangeur, il touchait des royalties mais aucun cachet. Mon père ne fonctionnait qu’à l’amitié. Il travaillait avec des musiciens virtuoses, mais qui étaient d’abord des copains ; à partir des années 90, ils se sont retirés, ou se sont tournés vers d’autres horizons, le vivier a commencé à se tarir… Il n’avait jamais été seul, il s’était toujours entouré de complices : Jean-Claude Petit, Etienne Roda-Gil durant la première partie de sa carrière, Didier Barbelivien pour la seconde. Avec des Claude Lemesle, des Joe Dassin il créait dans un état d’osmose. C’était des histoire d’hommes, d’authentiques histoires d’amour. On produisait un titre parce qu’on se prenait de passion pour une voix, parce qu’on adorait le directeur artistique. Quand j’ai interviewé tous ces gens pour mon livre, à un moment, ils se sont tous mis à pleurer, ils se sont littéralement effondrés. Ils disaient la même chose : « C’était de l’amour, Julie… ». Aujourd’hui, je crois que ces aventures sont impensables.

Sauf pour des petits labels, à taille humaine…

J.E. : Dans la musique de variété, l’aventure humaine s’est rétrécie. Les complicités artistiques qui s’échelonnaient autrefois sur des années, une décennie, durent aujourd’hui à peine le temps d’un album. Il n’y a plus les mêmes répercussions affectives.

Sur certains labels indépendants, de taille plus modeste, on retrouve encore cet état d’esprit. Un Burgalat perpétue à sa manière cet héritage, une certaine prédilection pour la confection sur mesure, la complicité artistique.

J.E. : Avec un Burgalat, mon père se serait régalé. Il est parti trop tôt. S’ils s’étaient retrouvés tous les deux dans la même pièce, ça aurait fait des étincelles !

Bernard Estardy, Claude François et Jean-Pierre Bourtayre.

Bernard Estardy a travaillé avec des arrangeurs de haute volée, comme Jean-Pierre Petit ou Jean-Pierre Bourtayre (le collaborateur de Claude François). Comment s’organisait la répartition du travail ?

J.E. : Mon père n’était pas forcément très apprécié des arrangeurs, il prenait un peu trop de libertés… Avec Roger Loubet, l’arrangeur de Sardou, les relations étaient tendues, mon père n’hésitait pas à empiéter sur ses arrangements. Ca grinçait un peu. Peu importe, quand tout le monde avait quitté le studio, il n’en faisait qu’à sa tête. Mais au fond, ils se respectaient tous. Avec Roger Loubet et Jacques Revaux (le compositeur du hit mondial Comme d’habitude), ils ont formé un trio de choc. Ensemble, ils ont façonné Les Lacs du Connemara, morceau qu’ils ont littéralement sauvé (des eaux, ndlr). La chanson n’est qu’un vaste camouflage de cafouillages.

Ah oui, c’est la fameuse histoire des cordes enregistrées à Abbey Road, finalement inutilisables…

J.E. : Un grand orchestre de cent trente musiciens, tout ça pour s’apercevoir au moment du mixage qu’on entend le décompte des mesures sur la bande : l’ingénieur anglais avait oublié de couper la piste voix de Jacques Revaux dirigeant l’orchestre en comptant « 1-2-3-4… ». Dans l’urgence, mon père a eu l’idée d’ajouter le bruit du vent, au début de la chanson, pour camoufler le décompte. Et puis il a pris ses ciseaux, n’a conservé que deux ou trois trucs du grand orchestre, et a rejoué le reste sur ses synthétiseurs. Tout ça en trois heures, avant que Sardou n’arrive au studio pour enregistrer sa voix ! Noyé dans la masse sonore, on n’entend plus le décompte. Toutes ces chansons qui ont réussi monstrueusement ont été vouées à l’échec à un moment donné. Ce sont des épopées, les survivants rescapés d’un naufrage.

Dans votre livre, vous évoquez furtivement la figure de François de Roubaix. Estardy et lui se connaissaient ?

J.E. : Ils se sont seulement croisés. Difficile d’imaginer ce qu’ont pu se dire ces deux monstres sacrés…

Tous deux étaient autodidactes, possédaient leur propre studio, utilisaient des synthétiseurs… Mais leurs styles respectifs sont très différents. De Roubaix se métissait les sonorités et les couleurs, superposait aux timbres occidentaux des instruments exotiques. Estardy privilégiait plus volontiers l’épure, la clarté, la transparence radiographique du son ; son goût de l’irrégularité ou de la bizarrerie était plus amorti, il n’intervenait que pour animer la perfection de l’écrin sonore standardisé. Pour lui, un simple « gimmick » suffisait souvent : des coups de maracas ajoutés sur la voix pour soutenir le rythme (Lady Lay, Pierre Groscolas), deux notes de trombone répondant à la mélodie du chant (Michèle, Gérard Lenorman), quelques notes de clavecin électronique à l’arrière-plan… « Less is more », comme disent les Anglais.

J.E. : Mon père œuvrait dans l’univers de la variété, de la chanson populaire, il lui fallait concilier ses ambitions artistiques avec des critères bien précis, les conventions d’une musique destinée à une large diffusion. A l’exception de ses productions Telemusic, pour lesquelles il se permettait tout, sa marge de manœuvre restait limitée. Ceci dit, très sincèrement, même pour ses musiques d’illustration il lui arrivait parfois de bâcler la fin. Il avait enregistré ce qu’il voulait, une bonne idée, alors il disait : « Allez hop ! Crac ! Cut ! On va déjeuner ! » Il exagérait un peu… Pour les albums d’illustration, il se choisissait un vague thème, et il brodait là-dessus en laissant tourner les machines. Sur les bandes master, il inscrivait la description du travail du jour. Des phrases du genre : « Pour boire un drink au milieu de filles à poil… ». Et il remettait ça à Roger Tokarz (patron du label Tele Music, ndlr) : « Vas-y mon grand,
amuse-toi ! »

Sur la photo de la pochette intérieure de La Formule du Baron (le chef-d’œuvre d’Estardy, enregistré en 1971), on aperçoit votre père concentré sur sa table de mixage, entouré de fioles et de tubes à essai ; il endosse la figure du sorcier du son. A l’arrière-plan, derrière la vitre du studio, des femmes en tenue d’Ève jouent du pipeau ou de l’ocarina, le visage illuminé par un sourire extatique. Ce sont des prêtresses, des muses ou des vestales, et la séance d’enregistrement devient un rituel païen, sous l’invocation des divinités du son. Mais il y a un élément qui nous intrigue, qui résiste à l’analyse : sur la console de mixage, deux énormes rouleaux
de scotch portent la mystérieuse inscription « Vépar »…

J.E. : Alors « le Vépar », c’était un label éphémère créé par mon père et Georges Chatelain. Ils ont trouvé ce nom au cours d’une séance d’enregistrement de René Joly, qui interprétait un texte que lui avait soufflé Gérard Manset. A un moment, René Joly s’interrompt, perplexe, et demande : « Vous pouvez m’expliquer ce que ça veut dire : Sous le vépar, le vent ? » Mon père et Manset éclatent de rire. Manset lui répond : « La phrase, c’est : soulevé par le vent » !

Les photos entre 1966 et 1974 ont été prises par Georges Chatelain.  http://www.georgeschatelain.com/fr

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