Ce que j’ai toujours préféré chez Patrick Bateman, c’est le critique musical. J’ai, bien sûr, conservé de mon unique – et très lointaine – tentative de lecture intégrale d’American Psycho quelques souvenirs marquants et horrifiés des turpitudes yuppo-sado de son anti-héros. Mais, bloc W.C nappé au chocolat et rongeurs mis à part, ce sont encore les quelques pages consacrées par Brett Easton Ellis aux passions musicales du golden boy/tueur en série qui m’ont toujours semblé les plus puissantes et les plus pertinentes. Au-delà de ce qu’elles expriment du goût particulier d’une époque et du personnage qui l’incarne pour des produits culturels aisément consommables et dépourvus de toute aspérité morale ou politique, ces chroniques exhaustives et pointues de la discographie de Genesis, Whitney Houston ou Huey Lewis interrogent de toute leur ironie vigoureuse, presque indétectable, le sens commun et les normes convenues sur lesquelles se reposent presque inévitablement tous ceux qui ont, un jour, tenté de partager leur enthousiasme pour les chansons pop.
Que faut-il faire pour inverser radicalement l’ordre rock dominant, pour basculer la polarité d’un monde déjà balisé et transformer le « plus » en « moins » ? Pas grand-chose, en vérité et ces exercices rhétoriques en témoignent. En fin connaisseur de la doxa critique de son temps, Ellis sait en détourner subtilement les codes et le lexique pour laisser transparaître – presque imperceptiblement – la confusion des valeurs. Et pourquoi, après tout, le professionnalisme, l’efficacité, l’assurance de Phil Collins n’apparaîtraient-ils pas comme des qualités permettant de réécrire l’histoire officielle – la lente déchéance du groupe après le départ de Peter Gabriel – et y voir un cheminement vers le Progrès ?
Trente ans plus tard, le postulat semble désormais communément admis : tout ce qui peut être réhabilité le sera un jour ou l’autre. L’ouvrage d’Arnaud Choutet prolonge donc ces tentatives plus ou moins heureuses pour abstraire des œuvres de leur contexte d’origine et mieux discerner, avec la distance apaisée que procure le temps, les qualités esthétiques des mal-aimés. La musique d’ascenseur écoutée loin des ascenseurs, la library music appréciée indépendamment de ses fonctionnalités d’origine, l’easy listening remis au goût d’un nouveau jour : le mécanisme est bien connu.
Pour le Soft Rock, l’exercice est plus complexe. Plus qu’un genre ou un courant musical à part entière, cette étiquette a servi à désigner en effet – souvent de manière péjorative, d’ailleurs – des œuvres produites tout au long des années 1970 et jusqu’au milieu des années 1980 – dans des styles très différents mais dont l’épicentre pourrait être situé, géographiquement et esthétiquement, sur la côte Ouest des USA. Après avoir rappelé, dans une introduction synthétique mais très complète, les principaux jalons historiques d’un non-genre, l’auteur recense sous formes de notules informatives cent albums importants qui témoignent de l’hétérogénéité extrême d’un style qui s’étend ici de la Sunshine pop au jazz en passant par la country. Comme toute liste, celle-ci est sans doute perfectible dans certains de ses détails – les amateurs s’amuseront à en pointer les absences ou les limites – mais assez incontestable dans les fondamentaux. Les actes fondateurs sont clairement posés et Choutet décrit comment, à la fin des années 1960, tout un pan de l’industrie musicale américaine s’adapte aux évolutions de son temps et aux attentes d’un public neuf : l’énergie contestataire et juvénile du rock marque le pas et ouvre la voie à l’expression apaisée de préoccupations plus adultes. Le ton se fait plus intime alors que les sonorités moelleuses commencent à intégrer dans une fusion digeste la pop, la soul, le jazz et le folk. Au fil des pages, on saisit comment les changements stylistiques deviennent finalement secondaires par rapport aux innovations de procédés : de nouvelles techniques pour fabriquer la musique, de nouvelles manières de la diffuser et de la vendre. La Californie était jusque-là un mythe, un archétype culturel forgé dans la seconde moitié des années 1960. Elle devient désormais une marque qui s’étend et s’impose à l’échelle internationale. C’est bien cette deuxième partie de l’histoire qui demeure la plus dérangeante et, aussi, la plus intéressante. Alors que les albums se font de plus en plus lisses et de plus en plus parfaits, chacun pourra alors s’interroger – comme à la lecture de Brett Easton Ellis – sur ses propres limites esthétiques et sur la position qu’il souhaite attribuer au curseur de la contre-révolution. Je sais, pour ma part, que je suis susceptible de me laisser entraîner bien plus loin que beaucoup de mes camarades sur cette pente glissante. Pourtant, j’ai décidé – en accord avec ma thérapeute – d’augmenter mes doses d’antidépresseurs le jour où j’ai éclaté en sanglots en entendant un vers du deuxième couplet d’Africa de Toto alors que j’étais, justement, en quête d’un album dont l’écoute ne me procure absolument aucune émotion.
Chacun ses barrières, donc, et ce sont elles qui confèrent son sens à l’ensemble de la démarche : la vraie réhabilitation n’est possible que si elle maintient une forme de jugement critique et de discrimination. A vrai dire, c’est le cas ici tant que l’auteur s’en tient à une définition restreinte et cohérente de son objet. Parfois – et c’est sans doute logique tant son influence a pu s’étendre de façon hégémonique au tournant des années 1980 – le Soft Rock devient presque synonyme de Variété et, en particulier pour qui a vécu en direct cette partie de l’histoire, les raccourcis indulgents semblent moins pertinents – Julien Clerc et Phoenix comme exemples de Soft Rock francophone en 2000 ? Pardon ? C’est d’ailleurs sur les prolongements et la postérité – des éléments essentiels dans ce processus de réhabilitation – que l’ouvrage semble le plus perfectible : il existe incontestablement au XXI° siècle suffisamment d’artistes qui se réfèrent explicitement aux canons de ce genre pour éviter de diluer ce bel héritage dans les eaux saumâtres d’une variété franco-québécoise contemporaine qui n’a plus grand-chose à voir, même sur le plan des techniques de production d’ailleurs, avec les monuments qui figurent dans les deux cents premières pages du livre. Par ici la soupe, oui, mais à condition qu’elle soit bonne.