Selectorama : Philippe François

Philippe François
Philippe François, l’envers du décor.

Le rapport de chacun à la foi est une affaire individuelle, elle se niche parfois dans les circonvolutions les plus intimes. Vous pouvez d’ailleurs n’en revendiquer absolument aucune, personne ici ne s’en formalisera. Même si je fuis les papistes comme le virus, jamais je n’irais m’abandonner au moindre prosélytisme pour mettre en avant la religion dans laquelle j’ai été éduquée. Lorsque j’ai rencontré Philippe François, via un réseau social, il y a déjà quelques temps, je n’avais pas idée que pourtant, en dehors d’histoires communes liées à notre région d’origine, nous évoquerions un peu la foi mais beaucoup plus notre rapport à la musique, qui en contient une dose salutaire. J’ignorais aussi qu’il était le géniteur d’un des membres d’un groupe dont la foi, justement, nous a fait tresser plus d’un laurier en ces pages. La parution de cette Anthologie Protestante de la poésie française (et non d’une Anthologie française de la poésie protestante, la nuance est de taille) nous donne donc l’occasion de lui demander un Selectorama, exercice où il s’est livré, au delà même de mes attentes légitimes, nos conversations étant rarement lénifiantes, à une petite leçon de choses en accéléré et où il tisse admirablement les liens qui abondent entre la foi et le binaire, la théologie et le caractère définitivement sacré des génies qu’il évoque. Et je doute que même la frange la plus laïque de notre lectorat n’y trouve pas un intérêt tout particulier en cette veille de Noël.

 
1. Alain Souchon, La Vie Théodore

Lorsque mon co-religionnaire Etienne Greib me sollicita à l’occasion de la sortie de l’Anthologie protestante de la poésie française pour selectoramer à contre-courant, les noms qui me vinrent joyeusement (à l’échelle protestante, on se calme, hein) et spontanément (idem) à l’esprit pour une production sous bannière Section 26 furent Sleaford Mods (dernier concert strasbourgeois vu avant confinement au presbytère) ou Fontaines D.C. (premier album en boucle inépuisable sur l’autoradio de l’Audi vintage pastorale). Mais il me fut rapidement précisé que ma sélection se devait de débuter par une justification en règle de la présence, disons lynchéenne (pour faire haut et court), d’Alain Souchon dans une Anthologie protestante de haute volée littéraire, de Clément Marot (1496-1544) à Olivier Cadiot (1956). Or donc, le dit Souchon, né Kienast (1944), à l’histoire familiale complexe, ne fut protestant que les sept premières années de son existence, mais en 2005, il écrivit une chanson consacrée à une icône protestante écolo-mystique, en l’occurrence le naturaliste Théodore Monod (1902-2000). Ce titre, La Vie Théodore, dont la production moelleuse estampillée variété de qualité française (QF : depuis François Truffaut (1932-1984) et son article Une certaine tendance du cinéma français (1954), ce n’est pas un compliment) contredit l’objet même qu’il évoque, mais il faut reconnaître à l’immortel auteur de L’Amour en fuite (BO du film éponyme de Truffaut) que son texte minimaliste est de bonne facture et constitue un hommage humblement et impeccablement ouvragé au veilleur du désert, d’où reconnaissance subséquente de la part de la communauté protestante toutes tendances confondues, d’autant que la concurrence croix huguenote apparente (Renaud (1952) à l’époque de sa splendeur populaire protestataire et le Daniel Darc (1959-2013) hyper-sensible post Taxi-Girl) ne fit jamais mieux, ni même rien d’approchant.

2. Blind Willie Johnson, God Moves

Puisqu’il est convenu avec le directoire de Section 26 que je reste dans l’aire protestante, un bref résumé des épisodes précédents s’impose. Tout commence avec le jeune Martin Luther (1483-1546) qui chantait dans les cours pour payer ses études universitaires, pratiquait le luth et composa par la suite de puissants cantiques en langue allemande (plutôt qu’en latin). Ses successeurs continuèrent à accorder une grande importance à la musique et au chant, phénomène culminant dans l’œuvre de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), en particulier les cantates. La musique protestante allemande se doubla à cette époque d’une version anglaise avec l’exil londonien d’Haendel (contemporain de Bach). L’histoire se poursuit avec la traversée de l’Atlantique (Mayflower genre) de dissidents religieux des diverses sectes protestantes anglaises persécutées dont les recueils d’hymnes furent par la suite imposés aux esclaves américains d’origine africaine qui les adaptèrent puis les adoptèrent, pour aboutir à la génération de ces bluesmen nés au tournant du XXe siècle, pauvres, ostracisés, mais libres de leur répertoire. Fin du résumé à l’extrême et reprise du cours normal des émissions. Or donc, mon collègue baptiste aveugle (Blind) Willie Johnson (1897-1945), prédicateur de rue texan enregistra entre 1927 et 1930 une bonne trentaine de titres issus du répertoire religieux protestant en s’accompagnant à la guitare. Gaucher, comme Jimi Hendrix (1942-1970), son style de jeu au bottleneck d’une grande virtuosité répétitive et son chant puissant ont fixé les bases du genre. L’audition de titres enregistrés à la fin des années 20 requiert un certain effort, mais le titre ci-dessus évoque avec une ironie subtilement biblique le naufrage du Titanic, nous vengeant par anticipation du film (1997) pénible de James Cameron (1954) et de son abominable B.O. ayant bien pollué l’espace sonore de la fin des années 90. Ajoutons que l’un des titres de Johnson, l’instrumental lent Dark Was The Night, Cold Was The Ground figure sur The Voyager Golden Record, disque embarqué en 1977 sur les sondes Voyager 1 et 2 à destination des populations extra-terrestres de la galaxie (Truffaut, variante Spielberg). Le titre en question qui figurait sur la B.O. de l’Evangile selon Saint Matthieu (1964) de Pier Paolo Pasolini (1922-1975) et, plus tard fut maquillé par Ry Cooder pour la B.O. du film de Wim Wenders (1945), Paris Texas (1984). Le même Wim Wenders qui, dans la collection de films sur la musique américaine pilotée par Martin Scorsese (1942) consacra une partie de son docu-fiction The Soul of a Man (2003) à Blind Willie Johnson, interprété par l’acteur-bluesman Chris Thomas King (1965).

3. Reverend Gary Davis, Death Don’t Have No Mercy

Autre pasteur baptiste aveugle prédicateur de rue, le Reverend Gary Davis (1896-1972), exerça en Caroline du Nord puis à partir de 1940 à New-York. Son style musical est également virtuose, mais dans un genre très différent, moins rural, tirant le picking blues vers le ragtime. Il eut une influence considérable par ses enregistrements (depuis 1935) mais aussi en tant que professeur de guitare, sur la scène folk new-yorkaise des années 60, et contribua par ailleurs à la redécouverte de son collègue texan Blind Willie Johnson. La vidéo le montre dans un cadre détendu et recueilli, interprétant de manière ralentie (il est capable de jouer beaucoup, beaucoup, plus vite) l’un de ses titres les plus célèbres sur la crise de 1929, mais qui sied parfaitement à l’Amérique covidée de la fin du sinistre mandat Trump (1946).

4. Fred McDowell, Woke Up This Morning With My Mind On Jesus

Fred McDowell (1904-1972) est l’un des héritiers de Blind Willie Johnson. Sa maîtrise du bottleneck (indifféremment acoustique ou électrique) est époustouflante et surplombe toute la production du genre, des années soixante à nos jours. D’autant que pour des raisons techniques, ayant enregistré trente ans après les pionniers, il a bénéficié, dès ses premiers enregistrements en 1959 par l’ethnomusicologue Alan Lomax (1915-2002), d’une excellente qualité sonore ce dont veut témoigner le titre retenu. Une partie non négligeable de son répertoire est de nature religieuse. Les Rolling Stones, groupe londonien toujours en activité du blues revival anglais des années soixante, ont honorablement repris (Sticky Fingers, 1971) sa version slide d’un titre picking gospel du Reverend Gary Davis, You Got To Move. En forme d’hommage ultime, ses obsèques furent documentées par le photographe faulknérien William Eggleston (1939), né à Memphis mais ayant grandi dans l’Etat du Mississippi.

5. Bob Dylan, See That My Grave Is Kept Clean

Le jeune Bob Dylan (1941), fraîchement débarqué de son Minnesota natal, se transforma à son arrivée à New York / Greenwich Village en fan de folk, impertinent et kleptomane, dans une attitude qui n’est pas sans rappeler celle du Godard (1930) parisien période À bout de souffle. Son premier album (Bob Dylan, 1961, aux ventes modestes) comporte deux reprises de classiques gospel-blues, éblouissantes d’énergie et de maturité : Fixin’ to Die de Bukka White (1906-1977) et See That My Grave Is Kept Clean (1928) de Blind Lemon Jefferson (1893-1929). Quinze ans avant sa conversion (provisoire) au christianisme évangélique qui le verra sans effort apparent écraser toute concurrence présente et future en terme d’écriture de gospels (sans parler de l’inadéquat « rock chrétien », déjà invalidé par les bluesmen cités plus haut), Bob Dylan laisse entendre sur ces deux reprises que le folk mène à tout, à condition d’en sortir (et de passer au tout électrique) et que la musique « populaire » américaine, n’allait pas tarder à trouver son maître.

6. Lou Reed, See That My Grave Is Kept Clean

Trente-deux ans après la version proto-punk acoustique du débutant Dylan, l’ex Velvet Underground Lou Reed (1942-2013) reprend à la demande (et sous les caméras) de Wim Wenders ce classique de Blind Lemon Jefferson pour le film The Soul of a Man (Wim Wenders, 2003). Souriant et apaisé (contrairement à son habitude), Lou Reed en livre une interprétation intense, présentée ici dans sa version longue de 12 minutes. Il va sans dire que la prestation est filmée avec le respect, pour ne pas dire la dévotion, qui sied à l’objet.

7. Tom Waits, I’ve Been Changed

Le vaste répertoire du clochard céleste repenti Tom Waits (1949) contient quelques titres gospel qui naviguent en permanence entre premier et second degré. La puissance rauque de sa voix et sa compréhension profonde du genre lui permettent de remplacer, sans difficulté et à lui seul, toute une chorale. Cet hymne gospel interprété à la guitare, qui n’est pas son instrument premier, est une œuvre idéale pour temps de pandémie à jauge cultuelle réduite.

8. Spectrum, Walkin’ With Jesus

Je dois à Etienne Greib (reconnaissance éternelle) la découverte tardive et d’autant plus émerveillée des Spacemen 3, groupe anglais très drogué ayant sévi entre 1982 et 1991 et qui m’avait complètement échappé, tout comme la carrière ultérieure des deux leaders. Certains des morceaux des Spacemen 3 sont des reprises (ou des évocations) étirées, légèrement modifiées de titres relevant du genre gospel-blues. En vrac : Fixin’ to Die, Hey Man, Walkin’ with Jesus, Come Down Easy, I Believe It, So Hot (Wash Away All My Tears), Lord Can You Hear Me, Feel So Sad, Will The Circle Be Unbroken. Après la séparation du groupe, Jason Pierce (1965, leader de Spiritualized) et Peter « Sonic Boom » Kember (1965, leader de Spectrum) ne renièrent rien de ces exercices « spirituels ». Notre choix s’est porté sur une version unplugged live du Walkin’ with Jesus interprétée par Spectrum, qui permet de bien saisir le propos.

9. Basehead, Jesus De La Croix Morand

Incontestablement le morceau le plus étrange de cette sélection. En 1994, l’auvergnat Jean-Louis Murat (1952), le chanteur français le plus traversé (transpercé ?) par la poésie française classique, qui est allé jusqu’à mettre en musique et enregistrer un album de reprises de poèmes d’Antoinette de Lafon de Boisguérin Deshoulières (1637-1694), starring Isabelle Huppert (1953), se retrouve samplé par le groupe de rap washingtonien à velléités chrétiennes (à partir de 1994), Basehead (futur DC Basehead), pour une proposition théologique confuse mais artistiquement irréfutable, approuvée et recommandée par Bayon (1951) himself.

10. Sinaïve, Tabula Rasa

Au nom du fils. Le fait d’avoir un lien familial direct avec le chanteur guitariste compositeur (1995) du groupe strasbourgeois psychédélique Sinaïve a empêché ce dernier de figurer en tant qu’auteur dans l’Anthologie protestante pour ce titre empreint de colère froide, sous influence textuelle directe du poète huguenot apocalyptique Agrippa d’Aubigné (1552-1630), le tout sur un rythme motorik de bon aloi Krautrock aux guitares abrasives. Renaud Sachet et Etienne Greib ont déjà écrit tout ce qu’il y avait à dire sur ce jeune groupe, ici, , et . Rien à ajouter.

Anthologie Protestante de la poésie française par Philippe François (Labor et Fides)

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