« L’avenir de la musique !? Le passé est tout ce que nous avons. Le futur est tellement ennuyeux… » Je me souviens que cette réponse du génial Ariel Rosenberg m’avait soufflé, alors que je réalisais ma première véritable interview — qui plus est avec l’idole qui m’avait donné envie d’écrire sur la pop moderne. Cette assertion inattendue, évidemment provocatrice, était bien aux antipodes du cool tel qu’il était défini en cette année 2010 alors que le monde connecté faisait encore mine de croire, chaque mois, à l’embryon d’une nouvelle révolution musicale.
À l’occasion de la sortie du bien intitulé Before Today (4AD, 2010), et alors que tout le monde commençait à s’accorder sur son génie (ce qui cinq ans plus tôt était loin d’être gagné), le Californien avait choisi la modestie comme bravade : « Il existe évidemment des façons originales de revisiter le passé. Au fond, c’est ce que j’essaie de faire innocemment avec mes disques. » Pourtant, quelques années plus tôt, Ariel Pink’s Haunted Graffiti avait bien été l’auteur d’une révolution… Mais une révolution intime qui, je le sais grâce aux forums, a été partagée par de nombreux amateurs de pop étrange un peu partout dans le monde.
Dans les mois qui ont suivi l’écoute de For Kate I Wait, nos centres d’intérêt musicaux ont beaucoup changé. Je me suis passionné successivement pour la discographie entière du jeune homme, pour les productions de ses amis, John Maus, Geneva Jacuzzi, Matt Fishbeck, Harry Merry, Nora Keyes, Nite Jewel, Jason Grier, Julia Holter, Gary Wilson et bien sûr R. Stevie Moore… Le quartier d’Echo Park à Los Angeles est devenu le centre du monde, détrônant ainsi la gare de Clermont-Ferrand. J’ai aussi réévalué la pop la plus mainstream que je dénigrais jusqu’alors, de Kate Bush à Madonna en passant par The Korgis ou PH D. Quitter Beat Happening et Sebadoh pour revenir à MTV par l’entremise d’un garçon qui enregistre seul à la maison sur un Yamaha 8 pistes a forcément quelque chose d’absurde. Et il n’y a guère que dans l’entre-deux-chaises de ce début des années 2000 qu’une telle incongruité aurait pu se produire. Avec le titanesque travail de réédition (Underground, The Doldrums, Scared Famous, House Arrest, Loverboy, Worn Copy et le fantastique Stranded at Two Harbors de Holy Shit), de collection (Oddities Sodomies vol.1 & 2) et de remastering [sic], ce sont les souvenirs de temps bénis qui émergent, de cette époque où l’on accumulait jalousement les moindres CD-Rs, EPs avec pochette dessinée à la main et titres inédits. Des pistes hantées de The Doldrums, monument de « perversion de la tristesse et des émotions » (selon son auteur), aux tubes de Pom Pom (2014) et Dedicated to Bobby Jameson (2017), Ariel n’a jamais déçu. Mais c’est sans doute dans ces premiers enregistrements que demeure l’aspect le plus pur et obsessionnel de son art. Un art du pastiche et de la citation, de la réappropriation mêlée à un style unique, immédiatement reconnaissable. Bien plus que de simples démos, ces chansons fragiles faites d’un périlleux empilement de couches de voix ont leur charme propre, différent des versions deluxe ultérieures. Les moutures initiales de Dayzed Inn Daydreams sur le premier volume de Oddities Sodomies ou encore I Wanna Be Young sur Scared Famous nous rendraient presque nostalgiques de l’outsider coincé dans sa chambre avec sa basse et ses joints et dont le monde se fichait éperdument. « Tu aurais été un témoin de Jéhovah venu chez moi m’apporter la bonne parole, tu serais reparti avec mes disques gravés de The Doldrums et Worn Copy », me confiait-il lors de cette même interview. Les années ont passé et — ironie du sort —, Ariel Pink est devenu la coqueluche de Pitchfork… Et s’il faut encore s’acquitter de la somme de 200 dollars pour acquérir une seconde fois le pot aux roses dans une nouvelle version augmentée et restaurée, au moment de remettre le couvert, on sait aussi que le jeu en vaut toujours autant la chandelle.