Matt Fishbeck

Il y a peu de disques qui ont eu autant d’impact dans ma vie que Stranded at Two Harbors de Holy Shit. J’avais 17 ans quand il est sorti, 19 quand je l’ai découvert, en 2008 : souvent un âge charnière. Je ne connaissais pas bien Felt. Je n’avais jamais entendu parler de Sarah Records. Par contre, en fan d’Animal Collective, je savais qu’Ariel Pink avait quelque chose à voir à l’affaire, que Rusty Santos, compagnon de label (le défunt UUAR), avait masterisé le disque, que Christopher Owens, dont j’étais amoureux des singles de Girls, avait été leur batteur. Holy Shit, c’était aussi le noyau d’une scène californienne qui bourgeonnait, autour desquels gravitaient les beaux bizarres John Maus, Nite Jewel, Geneva Jacuzzi, etc… Ce fut, comme dirait The Gist, love at first sight, but I just didn’t know.

Matt FishbeckMatt Fishbeck, la voix douce, languissante, dévoilait une pop éternelle, racée mais unique. Ariel Pink et Matt Fishbeck, c’était un couple complémentaire, unis par l’amour de la pop et des œufs brouillés. L’un, petit, retors, dont le génie musical explosait au grand jour; l’autre, grand, beau, charismatique, dont le goût infaillible guidait le talent du premier. D’une union écrite dans les étoiles était né un rejeton injustement maudit, Stranded at Two Harbors. Comme chez Ariel Pink, le son dégueulasse n’occultait pas l’émotion, mais l’écriture était moins insane, moins grand-guignolesque, parce que l’hystérie de l’un était tempérée par la prestance de l’autre, parce que la poésie de l’autre magnifiait l’incorrigible ironie de l’un. Matt Fishbeck, « artiste total » de son propre chef, est avant tout un esthète : il vit par et pour les héros qu’il admire. St. Christopher, The Homosexuals, The Justified Ancients Of Mu Mu, Hopkirk & Lee, The Wake, Nunzio Fattini, autant de groupes précieux qu’il ne citera pas ici mais qu’il m’aura prescrit, au gré des interviews et des reprises. Fast forward, une décennie plus tard, comme son idole Lawrence-de-Felt, dont il sera beaucoup question, Matt a montré une fâcheuse tendance à saboter sa carrière. Ariel a sorti quatre nouveaux albums, sans compter les rééditions de ses cassettes boueuses : son talent est plus ou moins reconnu par tous. Christopher Owens a eu son heure de gloire, a été pop star en devenir avec Girls, avant de mener une honnête, et prolifique, carrière solo. Matt Fishbeck, tout seul, est toujours inconnu. En termes de sorties musicales, il n’y a pas grand chose. Un single  – mais quel single, le morceau d’une vie –, You Made my Dreams Come True (2012), parce que Christopher l’a poussé au cul. Il aura aussi promis une compilation de morceaux de la période 2004-2009, Bad Habitat, en précommande sur son site depuis 2011, finalement sortie cette été, digitalement, sur Bandcamp. On ne vous raconte pas les commentaires vénères laissés ça et là sur la toile, de fans échaudés ayant payé pour rien le précieux sésame. Il y eut aussi une cassette instrumentale, Roomers, publiée chez Long Live Death Records, en 2016. Pas indispensable. Puis, parce qu’il ne faut rien faire comme tout le monde, le voilà qui débarque de nulle part avec un chef-d’œuvre, Solid Rain, publié en-dehors des labels classiques, chez les éditeurs Semiotext(e). Il pose, seul, dans la nuit. Du Holy Shit d’il y a dix ans, plus grand chose, si ce n’est qu’un goût pour l’absolu. Fidèle à sa réputation, Matt a été très casse-couilles à joindre. D’une réponse enthousiaste (« YOU BET! XO », Matt n’écrit qu’en capitales) à ma demande d’interview, suivie de deux semaines à m’éviter. Je finis par l’appeler, sur Skype, un soir, très tard. J’allais abandonner, puis à la troisième tentative, enfin, une image. Et du son.

(C’est sa chambre. On ne voit qu’un bras, sous une sculpture, profil en fil de fer) Attends, je suis nu. Je vais me mettre quelque chose dessus. (Il réapparaît, en haut blanc avec un pantalon rose) Tu veux être sûr que je ne sorte pas de mon lit aujourd’hui.

Tu dormais ?

Non, non. Je conduisais mes affaires depuis ce bureau aujourd’hui. D’où m’appelles-tu?

Je suis à Edimbourg, en Ecosse. Il est une heure du matin.

Oh, ne le dis à personne, mais je ne suis jamais allé en Ecosse. C’est assez embarrassant pour moi. Le nombre de groupes qui viennent de là bas est juste… affolant. J’aimerais venir, juste histoire de boire de l’eau du robinet. J’ai d’ailleurs failli venir il y a deux semaines, il y a Paul Quinn qui jouait à Glasgow le 23 novembre.

Tu aurais fait le voyage juste pour lui?!

Mon batteur tourne chaque année en Europe. Au Royaume-Uni, il loge chez Bruce Mitchell, le batteur de Durutti Column, qui est tellement cool… Donc il m’envoie un message pour me demander si je connaissais Paul Quinn & The Independent Group, parce qu’il passait à Glasgow. Mon chou… Bien sûr. Je porte une saharienne avec un badge Quinn sur la poche de poitrine! J’ai entendu que sa santé n’était pas des meilleures, et il ne joue pas souvent. Ce n’est pas inconcevable de faire le déplacement.

Ça a été dur de se joindre. Qu’est-ce que tu fais de tes journées ?

En ce moment, je travaille pour un artiste qui vit au Texas, un peintre, qui m’a embauché pour faire trois livres pour lui, deux monographies et un catalogue. Arranger les détails du livre, le design, la mise en page, ça le stresse terriblement, alors que moi pas du tout. Donc je me lève, je regarde des livres d’art, je décide quel papier utiliser, je contacte les imprimeurs, je contacte les auteurs des textes. Ça me prend quelques heures. Aujourd’hui, j’ai acheté des tickets pour aller voir une pièce, j’ai un ami qui est dans une production de A Funny Happened on the Way to the Forum, j’y emmène la fille d’un de mes amis qui aime les comédies musicales. Puis mon ami Marion Belle de Fatal Jamz m’a envoyé un message : « Is it OK to feel like I’m dying if I don’t have any label or studio to release my album ? ». Il va très bien, en fait, son groupe est dans une position parfaite. Mais du coup ça m’a fait me replonger dans mes propres morceaux. Je me suis retrouvé à finir les paroles d’une chanson, puis à enregistrer une reprise de The House of Love.

Laquelle ?

The Beatles and The Stones. Je travaille sur une app à trois pistes. C’est peut-être la première fois que j’ai enregistré toute une piste de voix sans interruption, en une seule prise. Et je n’en ai pas rajouté. Comme tu le sais, j’ai tendance à charger mes compositions de plusieurs couches de voix. Probablement pour compenser mon chant médiocre. Cependant, j’ai lu une fois une interview des Sparks où Ron Mael disait que sur chaque enregistrement, il y avait 25 ou 30 pistes de voix qui chantait exactement la même chose, à l’identique. Je ne sais pas comment faire ça. Cela rajoute une profondeur – on le sait depuis John Lennon, qui a été l’un des premiers à maîtriser cet art du dédoublement.

Dans la pop, beaucoup de chanteurs sont en réalité assez médiocres, tu sais.

J’adore les mauvais chanteurs. Ce sont eux qui ont du style. Je n’ai jamais été impressionné par un bon chanteur comme je ne serai jamais pantois devant un solo de guitare très rapide. Pour moi, Bernard Sumner est le plus grand guitariste qui soit, alors qu’il ne pouvait pas jouer et chanter en même temps. Mais il connait ses limites, et quand il joue, il sait parfaitement en jouer. Tous les chanteurs notoirement mauvais sont parmi mes préférés : Lawrence, un cas à part, Neil Young, Bob Dylan, Nina Simone, même Madonna. Ceux qui disent que Madonna ne sait pas chanter m’ont toujours agacé. Allez vous faire foutre! Le monde entier a chanté à tue-tête sur son premier album, ce n’est pas pour rien! Quand Whitney Huston est morte, je n’ai rien ressenti. Quand elle chante I Will Always Love You, pas une seule fois je n’ai imaginé, qu’elle chante à une personne qu’elle aimera toujours. Parce que, avec sa voix olympienne, elle chante trop bien.

Quelqu’un comme Lawrence a ses gimmicks, ses petites techniques pour contourner sa voix pauvre. Essaies-tu d’en faire autant ?

Je me demande souvent si Lawrence est conscient de tous ses effets quand il chante. Tu sais, j’ai un groupe de reprises de Felt, et quand tu dois chanter Fortune, par exemple, c’est impossible. Je ne sais pas comment il fait. Parce que quand tu écoutes le disque, il n’y a pas l’air d’avoir deux pistes de chant, alors que quand tu la chantes, tu ne sais pas où aller. Je pense qu’une grande partie de ces effets vient du rapport que le musicien entretient au micro. Il y a quinze jours, au Texas, j’écoutais avec la peintre Kika Karadi, la femme de John Maus, la chanson Frenz de The Fall pour la première fois. C’est une chanson superbe. Mark E. Smith a un peu ce même rapport au micro, il y a une certaine proximité. Kika m’a d’ailleurs dit : « Vous chantez pareil« . C’était gentil, mais dans quelle sens ? Elle me répond : « Vous utilisez votre salive de la même manière« .

Mais est-ce quelque chose que tu travailles ?

Bien sûr, prends ma reprise de The Final Resting of The Ark : il y a de la pédale delay, il y a une voix qui module. Je chante avec moi-même, en jouant sur l’orchestration. Quand on me dit que j’ai une jolie voix, je me dis d’abord qu’ils sont sourds ou qu’ils veulent être gentils. Mais je connais mes limites, et je sais comment utiliser ma voix pour lui faire faire ce que je veux. Je ne chante pas fort, c’est pourquoi il est parfois difficile, en lice, de mettre le micro suffisamment fort pour qu’il n’y ait pas de feedback quand il y a un groupe derrière.

Les morceaux instrumentaux ont toujours été très présents dans ta musique. Quand décides-tu de mettre des paroles ?

Je le sais, c’est tout. Il y a bien cette chanson sur Solid Rain, Cul de Sac and Back, quand je l’ai fait écouter à mon ami Hedi qui a publié le disque, il m’a demandé où était la version chantée. Je n’aurais jamais imaginé mettre des paroles là-dessus. Mais des chansons comme Who Am I ou One Fine Day, On The Marble, Mariage Monologue, ont toujours été envisagées comme des chansons chantées. Mes chansons me viennent de cette manière : elles arrivent musicalement pendant que j’enregistre. C’est particulièrement vrai pour Solid Rain qui a été fait sans intentions particulières. C’est-à-dire que je n’ai pas essayé de faire ces chansons, c’est comme si j’avais mis sur écoute ma propre psyché.

Ça s’entend, c’est un disque qui semble très solitaire. Même dans les paroles, qui sont introspectives.

Je crois qu’il n’y a pas assez de musiciens qui admettent que les paroles sont dures à écrire ; Il y a des gens qui sont tellement bons que personne ne leur demandent. Bob Dylan, Mark E. Smith, Stuart Murdoch de Belle & Sebastian. Il y ont tellement de bonnes paroles. Où trouvent-ils le temps ? Alors que si tu parles à Ariel Pink, par exemple, il te dira aussi que les paroles sont le pire à faire. Généralement, à l’écoute, tu peux savoir qui galère à l’écriture. Le mauvais chant, ce n’est pas grave, ça se compense pas le style. Mais les mauvaises paroles, ça ne passe jamais. C’est étrange, parce que je ne vais jamais m’intéresser aux paroles en premier, sauf si elle sont nulles. J’ai entendu une interview avec Bobby Gillespie qui se foutait des songwriters trop personnels, moi moi moi. Ce sont des choses que j’ai en tête en écrivant. Est-ce que Bobby apprécierait ? Suis-je trop complaisant ? Mais avec Solid Rain, je ne me suis jamais posé la question.

Comment s’est passé l’enregistrement, en fait ?

Il y a quelques années, j’ai décidé de faire la première de mes pauses dans ma vie à Los Angeles, et j’ai déménagé dans la région de la baie de San Francisco. J’aime beaucoup Los Angeles, j’y ai vécu toute ma vie, mais j’y étais devenu un petit peu trop sociable et ça m’empêchait d’être aussi productif que je ne le voulais. Dans la Bay Area, j’étais plutôt anonyme, et ça a marché, j’ai pu finir pas mal de choses. Bien que je n’ai pas spécifiquement travaillé sur ma musique, j’ai la compulsion d’enregistrer tout le temps. Tu dis que le disque est solitaire. Mais je ne me suis jamais senti ainsi. J’ai été seul, mais comme on le sait depuis Roddy Frame (ndlr. « They’ll call us lonely when we’re just alone« , dans la chanson Oblivious de Aztec Camera), les deux sont très différents. Cela dit, j’ai eu beaucoup de tristesse dans ma vie, et le disque reflète ceci. Je sais qu’un album touche au but quand quelqu’un me contacte après l’avoir écouté et me remercie pour les avoir aidé à traverser quelque situation difficile. Je pense que si on est capable d’aider des gens dans des situations de désespoir, c’est peut-être notre responsabilité de le faire. Non pas que ma musique ne viennent d’un sentiment de responsabilité, mais quand quelqu’un me dit ça, je sais EXACTEMENT ce qu’ils veulent dire par là. Ce sont des disques, des livres, des films qui m’ont permis de traverser des moments qui me semblaient impossibles.

Tu as l’air de vivre ta vie à travers l’art, et celui des autres. Depuis le début de l’interview tu as cité des tas de musiciens.

Je me le dis parfois aussi. Je me considère comme un artiste total, au sens où je ne me cantonne pas à un medium : je fais de l’art visuel, j’écris, je compose. Si on me présente à un peintre ou à un écrivain, on me dira musicien. Mais si on me présente à un musicien, on ajoutera une touche littéraire à ma pratique. J’ai passé beaucoup de temps à écouter des disques, et c’est toujours le cas. Mais j’ai passé tout autant de temps avec des peintures ou des romans. Je crois que la marque d’un artiste véritable est qu’il n’est pas intimidé par un genre ou un instrument qui ne lui est pas inné, que ce soit une trompette ou une machine à écrire. Je peux tous les faire chanter médiocrement.

Pourquoi ne rien avoir publié depuis si longtemps ? Depuis ton single You Made My Dreams Come True, il n’y a eu qu’une cassette instrumentale l’an dernier.

Ce n’est absolument pas mon choix. J’ai des centaines de bribes de chansons sur deux ordinateurs, et peut-être cinq albums prêts à partir. J’attends juste que les labels me contactent et suivent.

Tu recherches forcément une sortie physique ?

Bien sûr, j’aime l’objet. L’idée que la musique soit devenue fichier est vraiment triste. Un 7″, un 12″ sont des objets très spéciaux. Enfin quoi, Peng! de Stereolab est quand même beaucoup plus qu’une somme de fichiers. J’aime les livres. J’aime la page intérieure arrière d’un livre. J’aime le toucher d’une chose éphémère. J’attache beaucoup d’attention à la confection d’un disque. Regarde le run-off groove de Solid Rain. Tu vois, il y a marqué « Miss You« . C’est une référence à Biff Bang Pow.

Mais tu as quand même fini par mettre Bad Habitat, la compilation de morceaux de la période 2004-2009, sur ta page Bandcamp, après avoir attendu une sortie physique annoncée depuis 2011 !

Je sais bien… Je dois sûrement passer pour un gars pas très fiable, mais je t’assure que ce ne dépend absolument pas de moi. Il y a peut-être quatre labels qui ont essayé de le sortir, et aucun n’est allé jusqu’au bout. J’ai fini par me dire qu’il fallait aller de l’avant, en libérer mon esprit. Ça a toujours été un emmerdement. Je voulais en faire un vinyle, mais l’album était trop long, alors on me demandait d’enlever deux chansons, et l’album n’était plus pareil. Pareil quand on a sorti Stranded at Two Harbors (2006), d’ailleurs. Une sortie vinyle était prévue, et le label disait qu’ils allaient le faire. Mais j’avais posé deux conditions : 1) le vinyle sera cher, parce que la pochette doit être métallique, et 2) la distribution ne doit pas être mondiale, mais si ma mère, par exemple, veut l’acheter, elle doit pouvoir le trouver facilement en ligne. Mais personne n’a voulu le sortir. Tout le monde est emballé, puis on finit par me recontacter en me disant : « En fait, ça va être super cher…« . Ben ouais ! Il n’y a qu’à changer le prix du disque. Parce que pour moi, la différence entre payer 15$ ou 25$, puisqu’on parle à un public qui fétichise l’objet, ne va pas être dramatique.

Tu penses que les gens suivraient ?

Je ne sais pas… Quand je parle à des gens qui ne sont pas au fait des tenants et des aboutissants de l’underground et qui me demandent quelle musique je joue, je réponds toujours la même chose : de la pop music. Mais pour beaucoup de gens, cela veut dire quelque chose de très différent de ce que toi ou moi pouvons rattacher au mot. Donc j’ajoute : je fais de la pop music, mais le genre qui n’est pas populaire.

Mais le label qui a sorti Solid Rain, Semiotext(e), ce n’est pas du tout un label, en fait.

Pas du tout : c’est une maison d’édition. J’ai vraiment beaucoup de chance. J’ai étudié la littérature à l’université. J’ai découvert Semiotext(e) à l’époque, ils publiaient Jean Baudrillard. Puis je suis allé à L.A. pour m’adonner à la musique. Et j’ai appris qu’ils s’étaient eux aussi relocalisés là-bas, et que le gars qui le gérait depuis cinq ans, Hedi El Kholti, était obsédé par Felt. Je me suis dit que je devais le rencontrer. On a fini par devenir bons amis, et c’est maintenant l’une de mes personnes les plus chères. Et sa collection de disque… La première fois que je suis allé chez lui, la première chose qu’il m’a passé était Paul Quinn. Il m’a fait découvrir des choses que j’avais loupé, comme Shiny Two Shiny, ou Pacific, le groupe de Creation. Mais il a aussi les albums de Denim, des 45 tours des Stranglers, tout de Kompakt, des disques rares des Go-Betweens… Son goût est au-delà de tout reproche. Son soutien de Holy Shit est probablement la raison pour laquelle le groupe existe toujours. Il a été la première personne à qui j’ai envoyé mes enregistrements, parce que ses oreilles sont tellement bonnes. A chaque fois qu’on joue ensemble nous faisons une reprise différente. Souvent, c’est Felt. Mais il aussi suggéré Fox in the Snow de Belle & Sebastian. Ce que je n’aurais jamais envisagé tout seul, ce n’est même pas la meilleure chanson de l’album. Mais pour nous deux, la chanson nous va comme un gant.

C’est bizarre, cette résonance qu’ont certains morceaux, comme s’il conviendraient mieux à d’autres. Je m’imagine toujours, par exemple, le morceau Yesterday Yes A Day de Jane Birkin joué par Christopher Owens.

Il le sait ? Tu devrais le lui dire, d’autant plus qu’il est obsédé par l’idée qu’on reprenne ses propres chansons. La même chose m’arrive souvent, en encore plus troublant. Il m’arrive d’entendre des chansons pour la première fois, et de croire écouter ma propre musique, comme si je les avais écrites. Comme la première fois que j’ai entendu Sailor on the Sea de Mr. Wright, ou Fragments of Light de Sensations’ Fix, ou Zru Vogue, ou Turn of the Century par le groupe néo-zélandais Beat Rhythm Fashion, ou On the Beach de Nick Nicely… Oh celle-là ! C’est MA chanson. Non pas que je veuille leur enlever quoi que ce soit, c’est juste que je sais que le puits où ils ont trempé leurs lèvres est le même puits où je m’abreuve. Souvent, avant de reprendre leurs morceaux, je les contacte. Juste pour avoir leur bénédiction, ou leur demander les accords. C’est ainsi que je suis en contact avec Kevin Wright ou Nick Nicely.

« Le Petit Matt Fishbeck illustré ». Illustration : Maxim Cain.

Tu es en contact avec Nick Nicely ? On The Beach m’a toujours évoqué Ariel Pink.

Elle pourrait être sur Stranded at Two Harbors sans déparer du reste. Et ce vingt ans avant Ariel ! C’est tellement précurseur. Cela n’enlève pas à Ariel son caractère novateur. Ariel a été une force révolutionnaire dans la musique, dont l’impact ne peut pas encore être mesuré. L’idée que tout le monde possède Garageband sur son ordinateur peut être attribuée à Ariel ; d’une façon qui n’est ni totalement vraie ni totalement ridicule. C’est aussi l’idée que la fidélité est ce qu’elle est, mais qu’elle est secondaire. Ce n’est pas la perfection qui compte, mais l’expression.

Tu as comme lui adopté un son beaucoup plus propre. Dès You Made My Dreams Come True.

Pour You Made My Dreams Come True, il existe une version beaucoup plus crade, qui répète le refrain sans arrêt. Il s’agit en fait d’une demie-reprise, d’un musicien obscur qui s’appelle John Doté. Ariel et moi venions d’enregistrer Bombs Away et pensions que c’était la meilleure chanson que nous avions faite. Puis il m’a regardé, puis m’a dit : « Maintenant, je vais te passer la plus belle chanson du monde. » Et il balance cette chanson de John Doté, A Hero From Zero. Cela reste la seule fois que je l’ai écoutée. Parce qu’elle était tellement bien qu’elle m’intimide. Mais je me souvenais du refrain, que j’ai enregistré en boucle pour pouvoir tester plusieurs suites d’accord derrière. La première combinaison était la meilleure. Elle retombe sur ses pattes, comme une boucle, puis repart aussi fort. Un ami, le peintre Patrick Hill, l’a entendue et me fait, « It’s like peaking at a rave« . Et quand Christopher Owens a signé chez Fat Possum, et qu’ils m’ont approché, je leur ai demandé ce qu’ils avaient en tête. Ils m’ont répondu « N’importe quoi. » J’ai toujours adoré l’idée du maxi britannique, un 12″ à 45 rpm, que tu remplis, remplis, remplis de huit minutes de tambours et trompettes. Pour la première fois, je suis rentré en studio avec une vraie idée de ce que je voulais faire. Quelque chose de léché. Arthur Russell sur le dancefloor, qui sait exactement sur quelle drogue les kids dansent. Mais la face B est délibérément pas claire. Ce sont des enregistrements maison que seul le mastering a rendu présentable.

Sur cette chanson, il y a un vers qui ressort. C’est ce deuxième couplet « Whoever said that showing up was half the battle didn’t know shit/Probably missed the curtain call, hell , probably missed the show (what a pro)« …

J’étais sûr que c’était celui-là dont tu me parlerais. Tu sais que tu tiens une bonne chanson quand tu as un deuxième couplet. Quelque chose s’impose, sans hésitation ni appréhension sur sa propre force. Après la gloire du premier couplet, on revient avec une affirmation spirituelle. C’est une référence au groupe autant qu’autre chose.

C’est exactement ce genre de déclaration qui est suffisamment ouverte pour trouver une résonance large chez l’auditeur. C’est ce qui en fait une chanson pop.

Je suis très heureux que l’on entende cela. C’est ce que je cherche implicitement. Comme My Whole Life Story sur Stranded at Two Harbors. Ce n’est pas l’histoire de ma vie, c’est celle de n’importe qui. On connaît les artistes à travers les biographies et les on-dits, mais ce n’est jamais l’essentiel.

On peut aussi parler du premier couplet. Quand tu commences, par « In between the hours of my sleep and bugle’s reveille« , tu as un style que je rapprocherais presque de celui de Lawrence ou de Momus, presque drôle par son maniérisme.

Tu veux dire que ces mots ne sont pas à leur place dans une chanson pop ? Que « Bugle’s reveille » est une façon rigolote de se référer à un réveil matin ?

Oui, mais en étant un peu poseur.

Ah, c’est vrai que c’est conscient de son effet. C’est pourquoi je le fais suivre par « I begin to giggle at a fancy reverie« .

Et comme chez Lawrence, les paroles sont très auto-réflexives, très conscientes d’elles-mêmes.

Oh oui, je pourrais te parler de Lawrence pendant des heures.

Je suis censé lui parler bientôt au téléphone, d’ailleurs. Je te filerais bien son numéro, si tu ne dis pas que c’est moi qui te l’ai donné.

Ne t’en fais pas. Je lui dirais que l’ai vu sur un mur dans des toilettes à Paris. Tu peux lui demander quelque chose pour moi ?

Vas-y.

Où est-ce qu’il a trouvé ce blouson, avec « KILL » au dos ? Et puis, qu’il me rassure et qu’il me dise qu’il a gardé cette guitare avec FELT dessus, qu’on le voit mettre au clou dans le documentaire Lawrence of Belgravia. Parce que s’il a vraiment perdu cette guitare, pourquoi Paul Kelly qui le filme n’a pas sorti les 150£ que le gars lui propose ? Cette guitare n’a pas de prix. Mon guitariste s’est mis à apprendre la guitare à cause d’une photo de celle-ci. Lorsque j’en ai parlé à Phil King (ndlr. ancien bassiste de Felt), il m’a juste dit « Hein ? Il a vraiment fait ça ? » avec un air coupable parfaitement approprié.

Mais Lawrence a été dans une misère crasse. Il était à la rue, même si ça n’est jamais dit comme ça.

Oui, le documentaire a une réserve très anglaise qui ne fait qu’effleurer la réalité sombre de sa vie, comme son usage de la drogue, qu’on ne voit que par suggestion, des flash d’images de prescription… Mais cette réserve fait partie de sa mystique.

J’ai lu récemment Riots, Rave and Running a Label de Alan McGee, et il raconte que la maniaquerie légendaire de Lawrence était assez exagérée, pour les besoins de son image.

Je pense que n’importe qui a le droit de se mythifier comme il veut. Je pense que Lawrence a une personnalité très complexe. Il a sans doute des petites démangeaisons psychologiques, qu’il ne peut pas gratter. On m’a aussi dit que, parfois, la difficulté qu’il y a à lui parler et à le joindre vient d’une peur qu’il aurait de décevoir. Alors qu’il est tellement cool qu’il lui suffit juste de s’asseoir sans rien dire pour subjuguer.

Il est très bon en interview. Quand je l’ai rencontré, il balançait plein de punchlines, presque pour frimer.

Je suis sûr qu’il garde en réserve des tonnes de chose qu’il attend de pouvoir dire… Il se prépare pour son moment depuis si longtemps. Ça me rappelle quand Pulp a fait la tête d’affiche à Glastonbury, après que The Stone Roses se soient retiré à quelques jours de la date. Quand on a demandé à Jarvis s’il se sentait de le faire, il était prêt à bloc : il attendait ça depuis plus de dix ans. Les vidéos de ce moment sont incroyables, on voit Jarvis devenir Jarvis Cocker, même s’il n’est pas parfait, même s’il engueule son groupe. Mais Jarvis est une de ces personnes qui se sont épanouies avec la notoriété. Je ne suis pas sûr que Lawrence pourrait faire de même. Le fait même qu’il n’ai jamais joué en Amérique est une aberration.

Tu viens d’évoquer l’usage de drogue de Lawrence. Je sais que… tu as sans doute consommé beaucoup de drogues également. Quel rôle cela a joué dans ta carrière ?

(Il se tait pendant de longues secondes). censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored LSD.

censored The Only Ones, censored censored censored censored censored censored Happy Mondays. censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored Susan Sontag censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored Mark E. Smith, censored censored censored censored censored censored censored W.H. Auden, le poète. Ses œuvres complètes, ça fait beaucoup de vers… censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored censored (Il se saisit de sa guitare électrique blanche et se met à chanter ce que je reconnais comme Serious Drugs de BMX Bandits) « I said I don’t think I can take it much longer » Oh, ces groupes écossais, ils me rendent fou. Qui est-ce qui vient d’Edimbourg ? Momus y habitait, non ?

Je crois bien. Je l’ai croisé, une fois, alors qu’il entrait dans les toilettes de la Scottish National Gallery of Modern Art. Je n’ai pas osé attendre qu’il sorte.

Tu aurais dû y aller aussi. Prendre l’urinoir d’à côté, et lui dire, « I love you, but I don’t need you ». Je remercie souvent Dieu pour Momus. Je prie pour que ses nouveaux albums soient toujours bon. Je ne peux pas les écouter.

C’est une autre personne qui se rapproche un peu de ce que Lawrence et son novelty rock font.

C’est vrai. Ils ont tous les deux un certain sens du fétichisme.

Oui, et tous les deux savent utiliser un humour poseur pour parler de l’état de la société. Tu as parfois le même maniérisme, mais tu es trop sérieux. Et tu ne t’ancres pas assez dans ton époque. La chronique de Pitchfork de Solid Rain en parlait comme d’un disque contemporain ancré dans le temps présent, mais je ne vois pas en quoi.

Je ne sais pas si c’est vraiment ce que tu veux dire, mais je trouve que mes paroles sont au contraire très contemporaines, dans un sens parfois presque politique. Parce qu’elles parlent de l’idée de classe, et de l’idée qu’il n’y a pas de victoire possible. Quand j’ai écouté Felt pour la première fois, j’ai lu les titres – je pourrais passer mes journées à ne regarder que les titres – et j’ai vu There’s No Such Thing As Victory, et je me suis dit que c’était cynique. J’étais jeune, américain, et je pensais que cette idée était celle d’un loser. Mais tous les jours, je comprends de mieux en mieux la vérité pure de cette affirmation. Cette obsession de la victoire à tout prix est le problème fondamental de notre époque, c’est la cupidité, le capitalisme. Je voudrais que cette idée, que la victoire n’est qu’un mirage, transparaisse dans mon écriture. Je ne suis pas là pour gagner, je suis là pour rester. Tu sais, j’ai eu une éducation sophistiquée, et beaucoup de gens – ma mère en premier – ne comprennent pas ma pauvreté relative, comparé à d’autres diplômés d’Harvard. Ils ne comprennent pas que j’ai pu rejeter les opportunités qui se présentaient à moi, pour me repaître de ce que certains décriraient comme une obscurité bien vaine.

Je ne savais pas que tu étais allé à Harvard.

Oui. Mes parents m’ont eu, mon frère et moi, lorsqu’ils ont déménagé en Californie. Nous sommes jumeaux. J’ai grandi au sud de Los Angeles, près de la mer. Mon frère Steve et moi allions surfer tous les matins, et je prenais l’école très très au sérieux. J’étais président des groupements d’élèves de mon lycée, et capitaine de l’équipe de débat. Bill Clinton avait failli perdre son élection parce qu’il aurait peut-être fumé un joint, la raison pour laquelle je n’ai jamais touché à la drogue à l’époque. Steve est parti à Berkeley, je suis allé à Harvard. Une semaine avant sa dernière année,- à Berkeley, Steve est mort dans un accident de moto. Nous avions vingt et un ans. Savoir cela, c’est aussi comprendre Solid Rain, comprendre pourquoi il peut paraître solitaire, pourquoi il semble si familier avec l’idée de perte. Mes poursuites artistiques sont nées de la défaillance de mes propres ambitions, qui étaient avant tout bureaucratiques, et même politiques. Et quand on me demande ce que je fous, quand on me dit « Tu sais, tu y arriveras« , je montre la carte que j’ai reçue de Peter Perrett pour mon anniversaire, qui me disait qu’il aimait ma reprise de Woke Up Sticky. Ou ce moment où, ayant fini de lire Wild Highway de Bill Drummond, j’ai trouvé son email et je lui ai écrit : « I’VE JUST FINISHED READING WILD HIGHWAY, YOU PUNISHING FUCK. LET ME KNOW IF YOU EVER NEED A PROPER BIOGRAPHY WRITTEN ABOUT YOU. » Et il me répond, en moins d’une demie-heure,« C’est bien le même Matt Fishbeck que celui de Holy Shit ? » Pour moi, c’est avoir réussi.

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