Lorsque Selected Ambient Works 85-92 paraît pour la première fois en 1992 sur le label Apollo / R&S Records, le jeune Richard D. James est déjà précédé de l’aura flatteuse du synth freak, du créateur génial et bricoleur surdoué. Repéré avec Analogue Bubblebath (Mighty Force, 1991), premier EP de la série, c’est par sa manière très personnelle de proposer une musique électronique radicale et ludique qu’il s’impose immédiatement comme l’une des figures majeures d’une scène alors en pleine effervescence. Bleep, ambient techno ou early IDM, différentes appellations pour un genre dont la mythique compilation-manifeste du label Warp Artificial Intelligence (1992) aura pu dessiner les contours : immédiatisme dancefloor et psychédélisme domestique fusionnent au sein d’une esthétique post-rave dont il s’agit d’incarner le versant le plus aventureux et expérimental.
Au sein de cette constellation d’artistes – LFO, Autechre ou B12 pour n’en citer que quelques un parmi les plus emblématiques – la référence à l’ambient est ici particulièrement évocatrice : le bord méditatif et répétitif du genre est abordé par un Aphex Twin qui impressionne dès ses premiers travaux par sa maîtrise et sa singularité. Xtal, titre qui ouvre le disque, pose à cet égard les fondations d’une esthétique qui sera jusqu’à Collapse (2018) l’une de ses marques de fabrique : « un fil d’Ariane harmonique des plus solides » (dixit Alexis Bernier dans Libé en 1996) qui caractérise un art de la composition électronique ayant eu peu d’équivalents. Et c’est ce que permet la réécoute de Selected Ambient Works 29 ans après sa sortie. La réédition d’un disque qui a pu faire figue de classique immédiat rend en effet possible son appréhension a posteriori, du point de vue du développement d’une œuvre qui aura su porter à son point d’aboutissement une pratique de la construction rythmique labyrinthique mais aussi de l’écriture pop.
Une écriture qui rompt avec les canons technos donc. Mais ceci moins en leur tournant le dos, qu’en en déconstruisant les items caractéristiques. Car à l’écoute de tracks comme Tha ou Actium, nous sommes a priori en terrains connus. TR808, TB 303 ou SH 101 viennent constituer l’ossature de morceaux qui évoquent le plus souvent une acid house déviante, dont les liens à l’ambient (comme le laisse suggérer le titre du disque) semblent avoir pour fonction de perturber une dance music souvent trop normée. Car c’est tout le génie aventureux d’Aphex Twin que de se concentrer sur une série de motifs avec lesquels il se propose de jouer, un peu à la manière des grands répétitifs et minimalistes – on pense ici à Reich ou Eno. Green Calx, par exemple, avec sa boucle acid qui souligne la dimension hypnotique de la répétition. Ou encore Heliosphan et son breakbeat entêtant, accompagné de nappes synthétiques éthérées. La grandeur du disque renvoie précisément à la manière qu’à James de poser les jalons d’un genre qui prendra par la suite sa formulation définitive. L’IDM et sa pratique chirurgicale du glitch, du montage de samples à la complexité vertigineuse – évoquons le Richard D. James Album (1996) ou encore Drukqs (2001) – n’en est encore qu’à ses expressions prototypiques, à son stade primitif d’élaboration. C’est avant tout un Aphex Twin concepteur de miniatures mélodiques faussement naïves qui s’affirme dans ces treize titres.
Enfin, l’aura culte de Selected Ambient Works 85-92 tient aussi à son statut de vraie/fausse compilation, censément issue d’une collection de titres enregistrés sur K7 depuis l’année 1985. De quoi contribuer au mythe du créateur précoce qui aurait bricolé en solitaire une sorte d’ambient proto-tehnoïde, pour quelques années plus tard proposer une forme d’acid-breakcore à la paradoxale sophistication mélodique. Le caractère marquant de ces pièces ambients réside dans leur manière de contourner les codes du chill-out, et des musiques planantes plus généralement, pour s’attacher en quelque sorte à rejoindre la fraction la plus dérangée du psychédélisme électronique (de Mort Garson à Coil). Tout en s’imposant avec une évidence d’écriture proche de la ritournelle, Selected Ambient Works a pu trancher au sein d’une production discographique ambient-techno plus facilement décodable – Accelerator de The Future Sound of London ou encore U.F.Orb de The Orb, pour ne citer que deux disques qui ont marqué le tout début des années 90, semblent regarder en direction d’une musique électronique typique des 70s, à la différence d’un Aphex Twin dont l’insularité musicale s’avère irréductible à toute filiation trop évidente. Répétons-le, la réécoute et redécouverte d’un tel disque à quasiment trois décennies de distance permet bien entendu de mettre en perspective l’œuvre fondamentale de Richard D. James. Mais aussi et surtout, de manière plus directe, d’aborder ce qui s’avère définitivement être un chef d’œuvre absolu.
« Définitivement un chef d’œuvre absolu » donc…