En juillet dernier, Annika Henderson faisait son retour avec un second album, Change, onze ans après celui qui avait fait connaître son nom en 2010, Anika. Alors journaliste politique entre Londres et Berlin, où elle vit désormais, l’Anglaise de Surrey avait répondu à l’appel de Geoff Barrow, membre fondateur de Portishead, à la recherche d’une chanteuse pour un projet encore jeune à l’époque, BEAK>. Neuf titres, dont sept reprises, de Bob Dylan, Ray Davies ou Yoko Ono, étaient nés de cette rencontre. La voix grave et sépulcrale d’Anika, souvent comparée à celle de Nico, assortie d’arrangements entre post-punk et dub, avait soufflé un vent froid mémorable sur ces grands classiques des années 1960. C’est sans surprise qu’on la retrouvait, en 2016, signée sur le plus sombre des labels indés, Sacred Bones, en meneuse du groupe Exploded View. Aujourd’hui, ce sont ces deux maisons, Sacred Bones et Invada, le label de Barrow, que la chanteuse a choisies pour publier son dernier album, son plus personnel et intime. Elle nous parle de son processus de création et de sa manière de le diriger, sans compromis, dans un entretien accordé fin septembre à Angers, quelques heures avant sa performance au Levitation France.
Change marque le retour à ta carrière solo, que tu avais laissée de côté depuis 2013. Qu’est-ce qui t’a donné l’envie de reprendre la musique sous ton nom ?
Ça a pris du temps car je n’étais pas prête. Je voulais collaborer avec d’autres personnes, apprendre sur la musique, car je ne savais pas encore ce que je voulais raconter. J’ai voulu tout arrêter plein de fois. En 2019 déjà, je me disais que je ne pouvais plus continuer, car cela prenait trop d’énergie. Et puis en 2020, il s’est passé beaucoup de choses dans ma vie, au-delà de la pandémie, et la musique m’est apparue comme le seul espace dans lequel je pouvais écrire et dire ce que j’avais à dire. C’était mon espace privé, dans lequel personne ne pouvait entrer. Il m’a semblé vraiment important de faire cet album, ça venait du cœur, et quand je l’ai finalement composé, je suis allée présenter mes chansons à Invada. Ils n’ont pas vraiment compris l’album, mais ils m’ont dit : « OK, on te soutient quoi qu’il arrive ».
Ils n’ont pas compris l’album ?
Non, je ne sais pas… Geoff [Barrow] m’a dit : « Je ne le comprends pas, mais je te fais confiance et je te donne 100% de liberté artistique, tu seras toujours chez toi chez Invada ». Au final, il m’a encouragée.
Je me demandais justement s’il s’était impliqué cette fois-ci dans le processus artistique.
Non, pas du tout. Ça faisait un an que je voulais enregistrer cet album, j’étais sur le point d’aller à Bristol pour le faire, mais la pandémie m’en a empêchée. Du coup, j’ai fini pas trouver un moyen de l’enregistrer chez moi, dans ma maison, juste à l’extérieur de Berlin. J’ai demandé à Martin [Thulin] d’Exploded View de venir, et il m’a aidée à le finir. J’avais toutes les démos, toutes les chansons, mais je voulais qu’il enregistre les percussions en live, et qu’il le produise avec moi car il a une énorme expérience que je n’ai pas, et je sais qu’il est très respectueux. Il a écouté mes chansons et m’a dit : « Je comprends ce que tu veux faire ». Ça change des gens qui débarquent avec leur propre idée en tête et font tout pour t’y amener. Martin a juste nettoyé ce que j’avais fait, et c’était agréable.
Puisque tu as de nouveau travaillé avec Martin Thulin, qu’est ce qui diffère lorsque vous travaillez pour ta musique, de lorsque vous travaillez pour le groupe ?
Avec Exploded View, nous avions fait un pacte au départ, lorsque nous étions quatre. Je leur avais demandé que nous menions ce projet de manière équitable, que nous partagions tout en quatre, que ce soit nos efforts ou l’argent rapporté. Ce n’était pas toujours le cas, malheureusement, mais de manière générale, chacun avait une juste part dans le projet. Par exemple, ce nom, Exploded View, ce n’est pas ce que je voulais. J’ai voté contre mais les trois autres ont voté pour alors ça s’est fait comme ça. Je voulais un autre nom que j’utiliserais pour quelque chose d’autre dans le futur [rires]. C’était une démocratie, et c’est ce que je voulais. D’un point de vue musical aussi, il y avait beaucoup de compromis : ils voulaient une chose et j’en voulais une autre, c’était la fusion de quatre énergies, puis de trois sur le second album. Au contraire, Change, je l’ai composé seule. J’avais une vision claire de ce que je voulais faire, jusqu’aux clips que j’ai souvent co-réalisés. Je n’ai travaillé qu’avec des gens en qui j’avais confiance et je me suis assurée que tout soit exactement comme je le voulais. J’avais quelque chose à dire et c’était important pour moi que les choses soient faites ainsi.
J’ai lu que les paroles de Change étaient improvisées. Est-ce bien le cas, et d’où t’es venue cette inspiration ?
Oui et non. Je suis allée en studio pendant cinq jours pour enregistrer les démos. J’y suis allée seule, avec une boîte contenant les journaux que j’avais écrits pendant la pandémie, et une autre contenant ceux de ces dix dernières années. Parfois j’écris tous les jours, et parfois il se passe six à huit mois sans que je n’écrive un seul mot, mais il y a plein de choses et plein d’émotions dans ces carnets. Comme je le disais, il se passait beaucoup de choses dans ma vie à ce moment-là, et j’allais aussi au studio emplie de mes émotions du jour. C’est comme avoir un partenaire d’écriture : il y a le toi du passé, et le toi du présent. Je parcourais mes carnets, prenais les éléments qui me plaisaient, les outils dont j’avais besoin ce jour-là, je lançais la musique, souvent de simples boucles, de percussions ou de synthés, et j’essayais des paroles. C’est la manière dont mon cerveau fonctionne : quand la musique me convient, ça se débloque et je peux y aller. Donc oui, c’était improvisé, ça portait beaucoup sur ce qu’il s’était passé durant la journée. Par exemple, le mec du studio dans lequel je suis allée pour enregistrer les démos, à Berlin, était parfois un peu trop directif. Il me donnait son avis comme s’il voulait produire l’album, ce que je ne souhaitais absolument pas. Pendant une chanson, j’ai commencé à crier « I don’t want you! I don’t want you!». Peut-être que c’était un bon gars, mais il dépassait un peu les limites et c’est ressorti comme ça. C’était une intervention de mon inconscient, et ça se produit souvent dans mes chansons. Elles ne portent jamais sur une seule chose, ce sont toujours des nœuds d’émotions.
Dirais-tu que c’est un disque lourd, émotionnellement parlant ?
Oui, en quelque sorte. Ce sont des émotions que j’ai assimilées à un moment donné. C’est lourd parfois, mais je n’aime pas dire : « Oh, regardez comme je vais mal ». Ce que je veux dire, c’est : « Je suis en train de m’en sortir, j’ai trouvé la voie et maintenant ça va aller ». C’est pareil avec Change, c’est regarder vers l’avenir et se dire qu’il y a une issue. Je veux que ce soit un album positif, une virée vers la liberté. Je veux que ce soit empowering car c’est ainsi que je me sentais en le faisant. Parfois, tu es la seule personne à pouvoir te dire : « Tu gères, tu peux y arriver », pas seulement dans le domaine de la musique mais en général, dans la vie.
Tu es aussi connue pour tes reprises de chansons cultes des années 1960, comme I Go To Sleep, End of the World, ou Masters of War, sur ton premier album, ou encore He Hit Me, sur ton EP. Qu’aimes-tu dans le fait de reprendre des chansons, et pourquoi ces chansons-là ?
Nous avons essayé plusieurs chansons. Le truc, c’est que le premier album n’était jamais censé exister. Nous nous sommes rencontrés et nous avons pris ces chansons parce qu’elles étaient déjà là, elles nous donnaient quelque chose à faire. Nous en avons tous sélectionné quelques unes. J’étais à fond dans les sixties, et Billy [Fuller] et Geoff de BEAK> aussi. Ce qui est bien avec ces standards de la pop, c’est que tu peux les déconstruire. Nous voulions détruire, nous voulions faire un « anti album ». Ceci étant dit, ces chansons ont toutes des paroles très sombres, mais il y avait tout de même quelque chose à challenger, il y avait un conflit. Si j’avais pris du post punk, il n’y aurait eu aucun conflit. Je voulais me les réapproprier, tenter de leur donner un nouveau sens.
Tu es aussi photographe et réalisatrice de vidéos. Dirais-tu que ton goût pour les arts visuels a un impact sur ta musique et ton image en tant que musicienne ?
Lire ou écrire est très visuel pour moi, de toute façon. Quand je lis un livre, je me joue le film dans ma tête, cela m’aide à comprendre et assimiler les mots. Je trouve toujours que les mots sont une barrière. J’avais du mal à me concentrer sur la lecture quand j’étais plus jeune. Parfois, ce sens visuel me fait du tort : mon frère pouvait vraiment me traumatiser en me décrivant des choses épouvantables, je lui criais d’arrêter car les images étaient trop extrêmes dans ma tête. J’aime travailler avec les images car elles sont extrêmement puissantes.
Tu vis à Berlin. Est-ce que cette ville t’inspire, musicalement ?
Berlin me donne la liberté de faire des choses. Je ne sais pas si elle m’inspire, mais elle me donne de l’espace, et j’aime y tester de nouvelles idées. Là-bas, les gens portent peu de jugement. Au cours des dix dernières années, j’y ai fait tout et n’importe quoi : jouer mon album souvent seule, en faire des versions bizarres… Si tu fais ça à Berlin, les gens viennent quand même, ils sont OK avec l’inconnu, alors que dans beaucoup de villes, les gens s’attendent à ce que ta performance soit parfaitement préparée. C’est ce que j’aime là-bas : expérimenter. Ce n’est pas pour autant un endroit facile à vivre, les gens y vont à la recherche de réponses ou de solutions et souvent, la ville ne leur apporte que plus de questions et de problèmes.
Tes influences dub étaient très claires sur ton premier album, sur ta reprise de Masters of War, par exemple, mais aussi avec Exploded View. Elles le sont un peu moins sur ton dernier album…
Oui, c’est un choix conscient. J’adore le dub mais quand j’ai décidé que je voulais travailler avec Martin, je lui ai clairement listé les références que je voulais pour cet album, et c’était plutôt des choses comme Ray of Light de Madonna. Il y a quelques éléments dub qui subsistent, mais le rapport avec la basse est différent. Je voulais que ce soit juste un petit aspect du tout, et Martin sait très bien faire ça. Il adore le dub aussi, mais en tant que producteur, il brasse plusieurs styles, et c’est ce que je voulais pour cet album. Si j’avais voulu un album plus dub, j’aurais travaillé avec quelqu’un d’autre. J’adore ça, et j’y reviendrai à l’avenir, mais je voulais que cet album soit l’un de ceux que l’on écoute avec des écouteurs, aussi parce qu’il est si personnel et vulnérable. Je voulais lui retirer le côté affirmé, audacieux des échos et de la réverbération. Je ne voulais pas tous ces effets, ces protections, je voulais que les gens se le reçoivent en pleine figure.
D’où te vient ce goût pour les musiques dub et jungle ?
J’ai grandi juste à l’extérieur de Londres. Mon frère était un DJ de Drum & Bass, ma sœur était à fond dans la jungle, c’était tout autour de nous, et j’allais à plein de concerts. C’était cool de grandir là-bas, il y avait de la bonne musique, j’allais à des fêtes dans des garages, j’étais jeune et je me faufilais partout. A Berlin, il n’y a pas tout ça, c’est plus rock, la scène tourne beaucoup autour du punk. Ça me manque.