À Bethléem, le 24 décembre

… avec Sufjan Stevens dans les oreilles.

Bethléem
Bethléem

Ça commence par quelques notes de banjo et cela se confond avec toutes les images que l’on peut avoir des chansons de Sufjan période Seven Swans (2004). Composée probablement à cette même époque, rien ne diffère jusqu’à l’intrusion d’une légère inversion dans les thèmes chrétiens : « Silent night, nothing feels right ».

That Was the Worst Christmas Ever ! tourne en boucle dans mes petits écouteurs alors que j’attends, glacé de solitude et de colère, à la frontière israélienne dans un bus un peu boiteux où cohabite plus ou moins bien quelques rares touristes et des arabes israéliens qui rentrent à Jérusalem-Est. Nous sommes le 24 décembre et je suis seul comme un con à Bethléem.

Pareillement, j’écoute en boucle Did I Make You Cry On Christmas Day ? (Well, You Deserved It !), une version plutôt passive-agressive de Last Christmas par, encore lui, Sufjan Stevens. On me demande mon passeport. Le vent d’hiver d’une nuit de décembre s’engouffre par tous les trous que compte la taule du bus et l’on en vient à se demander si l’on parviendra à se coucher à Jérusalem avant la levée du jour. Sufjan Stevens chante, au creux de mes oreilles, O Come O Come Emmanuel mais je vois bien que quelque chose de divin ne se lèvera pas du bout des guns des policiers israéliens.

Plus tôt dans la soirée, j’ai tenté de transformer l’essai. Je n’étais pas venu jusqu’à Bethléem pour me sentir si merdeux. Alors j’ai parcouru la ville, toute en pentes et en reliefs, de bas en haut, puis sur le versant opposé à Jérusalem, de long en large. J’ai suivi des murailles derrière lesquelles des lieux d’une sainteté immense sont recroquevillés, comme de peur de s’éventer. J’ai attendu devant le parvis de l’église qui trône au sommet de la ville. Je me suis répété : c’est Bethléem, c’est la veillée de Noël. Me parvenait pourtant toujours des émotions contradictoires.

Devant l’église, la municipalité avait installé une scène où des arabes déguisés en Père Noël semblaient animer une grande tombola. Un syncrétisme tout à fait hilarant si, penché sur l’Histoire, on imagine combien Jérusalem a inventé le syncrétisme. Que le Père Noël Coca-Cola illumine une soirée d’hiver en Palestine, au milieu de musulmans amusés et de chrétiens dévots, à l’ombre d’une plaque mentionnant Cette place a été restaurée grâce à des fonds américains et entre deux postes de police, c’était le moderne en grand, en beau, en divin. Un échec miraculeux des a priori.

Pourtant, je m’attache à la voix de Sufjan Stevens pour essayer, malgré l’évidence d’une splendide défaite, de remettre Noël à sa place. Je l’écoute comme on en viendrait à remonter une boîte à musique jouant O Holy Night. Je n’entends alors pas que sur les cents chansons qu’il a publié sur Noël, la plupart invite à percer ce qui fait écran à la nuit pleine de l’hiver. Sans le savoir, je fais un sacré contre-sens en tentant de faire de lui le dernier lien qu’il me reste à un Noël dégoulinant de pureté.

Chez lui, à Noël, nous sommes tantôt traversés par l’inquiétude de ne pas être à la hauteur du rendez-vous, tantôt envahi par la dépression hivernale, Sister Winter, tantôt tenté de démystifier une hystérie américaine, Christmas Unicorn, mais jamais chez Sufjan, Noël n’est à sa place. Pas plus que dans nos vies. Il serait temps que je l’accepte. Bethléem, sa foule étrange, son ambiance de fête bidon, sa violence en hors-champs et l’absurdité du fétiche, fut la claque attendue. « Silent night, nothing feels right ».

Toujours, la distance à l’idéal — qu’il soit innocemment chrétien ou commercialement réinventé — est à son plus fort le soir de Noël. Et si, comme moi, on croit que se rendre à Bethléem ce soir-là est une lumineuse invention pour remettre les choses dans l’ordre, pour renouer ce qui s’est brisé avec les parents, avec la Foi, avec les mystères oints des nuits de décembre, pour lier le lieu avec le divin, alors, hiver après hiver, le 24 décembre est une putain de défaite toujours recommencée. À Bethléem comme ailleurs.

Le bus redémarre. On remonte vers Jérusalem. Ma mère m’a laissé un paquet de biscuits au sésame pour dîner. Plus rien ne fait écran. Balayée ma jeunesse qui bourgeonnait de conneries et de guirlandes lumineuses, perdue l’appétit pour le foie gras et le lait de poule, demeure une humilité, le sentiment d’une absence. Demeure Noël.

Après avoir produit 100 reprises et chansons pour Noël, Sufjan ne saurait me contredire lui qui consacra sa pénultième chanson de Noël à faire revenir, dans un déluge de kitsch, de bips et de marrons glacés, Love Will Tears Us Apart.  Pensez-y quand, au 25, vous vous réveillerez loin de vos parents, loin de ceux que vous aimez, loin de vos enfants et de vos amis les plus chers — quand bien même ils seront tout à côté de vous.

Joyeux Noël.

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