Au matin du 7ème post le confiné éprouva le besoin de faire une pause. Sur le sol de la grotte-bureau s’étalait une sélection mouvante de 45 tours devant laquelle il ne cessait de tergiverser. L’idée d’un combo Teenage Filmstars / Missing Scientists l’avait effleuré, vite rattrapée par l’envie de lever le coude avec Will Oldham, avant que s’impose le Adieu Paris des Fils de Joie, momentanément. Ou alors les Specials ? Et pourquoi pas Saint Etienne, Unrest, Kid Pharaon & The Lonely Ones, les Nails ? Sans oublier le fameux disque volé qui, pris au pied de la lettre, autorisait un post à la Poe. La plupart de ces choix flattaient sa veine potache. Il craignait que celle-ci change de braquet et lance une échappée qu’il aurait du mal à contrer dans ce tour du sillon en 45 jours qu’il s’était imposé. Le texte consacré aux Tindersticks, écrit comme dans une parenthèse enchantée, avait suscité quelques retours. Il en avait été touché mais devinait, et c’était là une sensation à la fois amère et rassurante, qu’il ne ferait pas mieux, du moins pas dans cette configuration quotidienne à flux tendu.
Et puis le vin commençait à manquer. Il avait ouvert la veille au soir un Pernand-vergelesses qui lui faisait de l’œil depuis Noël et qui s’était avéré terriblement décevant. Le temps du ravitaillement était venu. La perspective de prendre la voiture pour aller aux provisions, de rouler quelques kilomètres au soleil, vitre baissée, dans la campagne environnante le mettait en joie tout autant qu’elle le contrariait. Il avait appris en une poignée de jours à apprécier vivre dans un espace à la fois circonscrit et ouvert (le jardin, les arbres, cette bénédiction) et s’accommodait fort bien de ne croiser ni voir personne que les siens. Donc, si on faisait fi de la sortie ou non à venir, qui reflétait l’état d’ambivalence face au monde dans lequel il se tenait depuis une semaine, tout n’allait pas si mal, et la vie, drapée dans cette nouvelle aberration, suivait son cours.
C’était sans compter celle qui l’avait visité cette nuit. La revenante, la terrible tentation. Pour la première fois depuis presque quatre ans, depuis cette abstinence qui était tombée comme un couperet salvateur, il avait eu envie d’une clope.
Il fallait réagir. Prendre le taureau par les cornes, lui rentrer dans le lard, et surtout ne pas mégoter (ca y est, Hyde is back, Vermot aussi).
« Chacun sait qu’avec Bastos on rajeunit / Qu’on soit chez soi chez des amis / Avec Bastos c’est bon la vie – Bastos ! ». Celui-là m’aura coûté 50 cents dans un vide grenier du Secours Populaire, sur le bassin d’Arcachon. Coincée entre un Michèle Torr et un Alain Barrière, sa pochette patchwork et bout filtre m’a sauté à la gorge. Je n’imaginais pas à l’époque qu’il allait aujourd’hui me sauver la mise. C’est le genre de disque qu’on ne pose qu’une fois sur sa platine, par curiosité, et qu’on remise ensuite. Pas ici. Jerk Bastos, c’est du quasi garage rock afro (on le retrouve d’ailleurs sur la compilation Peebles Vol. 3, Africa Pt. 1, Original Artifacts from the Psychedelic Era), avec guitares twangy, orgue brinquebalant à la Music Machine, et des cuivres qui s’époumonent sans compter. Par-dessus tout ça, la voix goudronneuse et éraillée du type qui répète à l’envi « Bastos toujours jeune ! ». Interprétée par l’Orchestre Les Kilt’s, cette tuerie était une chanson promotionnelle pour la marque de cigarettes créée par Juan Bastos à Oran en 1938. La guerre d’Algérie délocalisera l’usine en Corse, à Furiani. C’est pourtant au Cameroun, dans les studios de Douala et Yaoundé (où au nord de la ville on trouve justement le quartier Bastos, chic et résidentiel, abritant les ambassades), qu’ont été enregistrées Jerk Bastos et sa face B Bastos Oyé (un merengue), probablement au tournant des décennies 60 et 70. Le disque (sous label Bastos, mais sans référence aucune) n’est pas daté mais on a repéré son auteur-compositeur, Géo Duala, sur une autre production, une autre pub, un autre jerk : Bien boire se dit « 33 », interprété par Manu Dibango et édité par African en 1972, la même année que Soul Makossa. Manu Dibango dont, coïncidence funeste et affliction non feinte, on apprend au moment de relire ces lignes la disparition, des suites du Covid-19.
Enfin, et pour définitivement être dans les bons papiers d’Olivier Véran (qui ne manquera pas de tousser dans son coude à la lecture de ces lignes nicotinées), je ne résiste pas à citer l’improbable slogan qu’on trouve au verso de la pochette : « Sportifs, fumez Bastos » (et que personne ne bronche).
en voyant le nom Bastos j’ai tout de suite pensé aux balles que les plus désespérés d’entre nous commençaient à sortir des placards pour finir en beauté… Certains préfèrent choisir leur départ en jerkant.