Il fait super beau, pourquoi j’irai à Reims alors qu’on a l’occasion d’aller au Touquet ? Elle n’en démord pas. A peine si je tente un tantinet d’argumenter, puis cède. Ça tenait de la gageure de lui résister. Et nous voilà partis direction la côte d’Opale dans la R5 bleue en faisant attention à ne pas croiser le camion qui a fauché Coluche deux jours plus tôt. Le soir je noie mon amertume dans un bar à buts qui retransmet Brésil-France. Peut-être qu’au moment même où à Guadalajara Bats stoppait le tir au but de Zico, à la MJC Claudel de Reims le groupe entamait une reprise du Outdoor Miner de Wire ? Je n’ai jamais su. Nous sommes le 21 juin 1986 et j’ai tout juste vingt ans. C’est la Fête de la Musique et la France de Platini accède aux demi-finales de la Coupe du Monde en sortant le Brésil de Sócrates. C’est bien. Mais je viens de rater le premier concert de Felt en France – et chacun sait qu’ils ne furent pas nombreux.
J’aurai l’occasion de retourner à Reims quatre mois plus tard, le 25 octobre. Cette fois-ci la jeune fille daigne m’accompagner – mais ce n’est pas la même, c’est sa sœur. Entretemps je suis entré en contact avec JC, il y avait son adresse, avec deux fautes d’orthographe, au dos du 12’’ de Love’s Going Out Of Fashion. A Claudel, je l’identifie tout de suite, il porte un t-shirt It’s Different For Domeheads. Par son entremise, je réalise ma toute première interview, avec un magnétophone à cassette. J’ai face à moi Alan McGee, le boss de Creation, et Andrew Innes. Andrew ne sait pas encore que dans moins d’un an il rejoindra Primal Scream. Ce soir il joue avec Biff Bang Pow ! – il était déjà dans The Laughing Apple puis Revolving Paint Dream, chante sur Someone Stole My Wheels qui s’apprête alors à sortir – et aimerait bien qu’on dise deux mots sur les Formica Tops (les quoi ?, demande le journaliste amateur et néophyte). JC est présent pour l’entretien, qui patiemment traduit les réponses – l’accent écossais d’Alan me laisse interdit – à mes questions au mieux convenues au pire stupides à propos de l’album Pass The Paintbrush, Honey ou de la genèse de Creation.
Jean-Christophe et Alan se connaissent depuis début 84. Ils se sont rencontrés à l’Adam’s Arms, un pub sur Conway Street, dans le quartier de Fitzrovia à Londres, où Alan organisait les soirées The Living Room. JC s’y était pointé en décembre de l’année précédente après avoir lu dans le NME une annonce pour un concert des Television Personalities, un groupe qu’il adule.
Alan McGee le tient en profonde estime. Non seulement il a accepté de traverser la Manche avec ses musiciens pour faire une unique date française à Reims, mais pour la sortie du nouveau single il a sur un caprice rebaptisé le groupe J.C. Brouchard with Biff Bang Pow ! alors que le français, s’il apparait en photo sur le disque, est totalement absent musicalement. En revanche, il s’adonne au talk-over sur If I Die, puis raconte in reverse des bricoles à propos de Cilla Black sur Five Minutes In The Life Of Greenwood Goulding, deux morceaux présents sur The Girl Who Runs The Beat Hotel, deuxième album disponible début 87 et qui, non content de contenir un instrumental titré The Whole World Is Turning Brouchard ! – que Creation aura l’impudence de sortir en 45 tours –, proclame en son verso « These recordings would not have been possible without the spiritual guidance of J.C. Brouchard ». Pas vraiment l’étoffe d’un gourou pourtant, le garçon. A peine un bathroom singer qui s’amuse à concocter des versions françaises de classiques indie en chantant par-dessus l’original. Ainsi Nous sommes potes, une variation autour du Sunspots de Julian Cope. Ou une reprise du 73 in 83 de The Legend ! (aka Everett True, ou Jerry Thackray de son vrai nom, l’homme qui rebondissait au Melody Maker après avoir été viré du NME, et qui enregistra donc ce titre, la toute première référence, CRE 001, de Creation) qu’on peut retrouver sur Des célibataires qui se casent (en hommage au Singles Go Steady des Buzzcocks), une des nombreuses compilations auto éditées par JC.
Qui a des passions contagieuses, sans pour autant verser dans le prosélytisme. Ainsi c’est lui qui m’a mis sur la voie pour qu’enfin je m’incline devant Sa Grandeur Jonathan Richman – mais pour Lewis Furey, un autre de ses dadas, je suis resté à quai. On se croisait par intermittence et par hasard quand il venait à Paris, le plus souvent aux abords de la librairie Parallèles ou de New Rose, et il était toujours un excellent consumer’s guide, discret et jamais insistant (cf #14). Il se fichait des nouveautés ou d’être à la pointe de quoi que ce soit. N’empêche qu’il fut le premier, en 1987, à m’alerter sur un petit groupe de Boston, les Pixies.
Depuis plus de 20 ans, sous le nom de Pol Dodu (dont JC Brouchard n’est que l’avatar ou le pseudonyme), il tient un fanzine en ligne, Vivonzeureux !, il publie des livres sur Felt, Television Personalities ou Georges Jouvin (le cloisonnement, la hiérarchie des valeurs, le cynisme ou le second degré sont des termes qui ne font pas partie de son dictionnaire) et raconte sa vie à travers ses disques, le plus souvent chinés ici ou là. Il y a quelques jours encore il nous parlait d’un 78 tours 25 cm de Red Ingle édité par Capitol en 1948, déroulait une bobine qui nous menait jusqu’à Annie Cordy, en passant par Peter Sellers, les Muppets, Captain Beefheart et les Pogues, et c’était passionnant.
Hormis ces deux derniers jours, puisque l’idée de lui rendre hommage me trottait en tête, je me suis délibérément depuis la mi-mars tenu à l’écart de son blog pour éviter toute contamination. Mais il est indéniable que ces 45 tours de confinement lui doivent beaucoup. Voilà, c’est dit.
De la même manière, j’ai évité depuis près de 45 jours de sillonner autour des Disques rayés de François Gorin. Il en a écrit 2018 en un peu plus de neuf ans et pas un seul de ces billets n’est dispensable. Sans même penser une seconde se mesurer à lui, passer derrière François est terriblement inhibant. Tu n’imagines même pas lui arriver à la cheville. Je n’aurai pas pu me lancer dans cet exercice en continuant en parallèle à le lire, et encore moins si je ne le lisais pas depuis presque 40 ans. Comme pas mal de jeunes gens de mon âge, j’ai fait mes humanités au début des 80’s avec Rock&Folk et rapidement un triumvirat de tuteurs s’est imposé : Philippe Garnier, Michka Assayas et François Gorin. Je lisais et relisais leurs textes avec une ferveur et une dévotion d’athée, au point d’en connaître certains passages par cœur. N’insistons pas, sous peine de mettre tout le monde dans l’embarras. Mais je me souviens que la première fois que j’ai croisé le regard de François Gorin (c’était à l’automne 84 lors d’un concert d’Everything But The Girl au Théâtre du Splendid, et il avait un très beau parapluie avec un manche en forme de tête de canard) je pense que j’eus été moins impressionné s’il s’était agi de Dylan (qu’est-ce que c’est que ce sabir ? Barbarismes begin at home). Voilà, ça aussi c’est dit, et la prochaine fois que je le croiserai j’essaierai d’y mettre moins de distanciation sociale, sinon il va vraiment finir par penser que je suis un fat malpoli.
Enfin, il y a Louis Skorecki. Drôle de type, indeed. Ami de Serge Daney et compagnon de route de (feu ?) Les Cahiers du Cinéma dans les années soixante, puis très vite outsider terminal, Loulou n’en a jamais fait génialement qu’à sa tête. Entre 1996 et 99, il se retrouve, dans une chronique quotidienne pour Libération, à écrire sur les films de cinéma qui passent à la télévision. Au cours d’une série inégalée depuis dans la critique cinématographique Skorecki se livre à ses lubies, élucubrations et théories favorites sur le cinéma filmé, le post-cinéma, le corps, la place du spectateur, la nouvelle cinéphilie, la mondialisation, Dylan, le merchandising, Ally McBeal et les Power Rangers, en près de mille billets qui serpentent sur la crête du sublime (quand il est en forme, c’est-à-dire assez souvent) ou s’emplafonnent (quand il ne l’est pas, ce qui arrivait également) dans le grand n’importe quoi expéditif.
Incidemment, c’est, au printemps 2007, la semaine où je réalisais un reportage télé sur lui que Louis a été viré de Libé.
C’est probablement le meilleur sujet que j’ai jamais livré au JT d’Arte et, de fait, il a été honni, agoni par la rédaction en chef de l’époque, taxé d’«expérimental et élitiste » (il ne me serait pas venu à l’esprit de prétendre le contraire), trappé, jamais diffusé. Ce qui, rétrospectivement, est assez rassurant – et n’a nullement surpris Louis.
Voilà, Skorecki, c’est dit, c’est fait. On peut donc continuer, sachant qu’il n’en reste plus que deux pour atteindre la barre des 45. A demain.
Je viens juste de retomber là-dessus: un reprise de « She Never Understood », un des plus beaux titres de l’album « The Girl Who Runs The Beat Hotel », par Comet Gain.
La cover n’est pas géniale (celle de « Love Vigilantes » est pire), mais le clip qui l’accompagne est plutôt réjouissant (surtout l’intro): un montage d’extraits de « Masculin, féminin », le tout premier Godard que j’ai vu à 13 ans, avec Chantal Goya et l’immense Yves Afonso qui se plante un couteau dans le ventre !
c’est ici: https://www.youtube.com/watch?v=WUgVFhEkoUw
cher bertrand , yves alphonso dans maine ocean de rozier c’est enorme https://youtu.be/JRPCYlLYUwc
Belinda McConnell White RIP ( l’ex girlfriend du boss de Creation records Alan McGee : Belinda McConnell White est décédée ,c’est une immense idole de cœur de Mr Persévérance ,dans les 90’s j’étais amoureux d’une alsacienne ( Judith) ,parfait sosie frenchy de Belinda. La pochette de la compilation L’amour, Demure, Stenhousemuir : A Compilation 1984 – 1991 de Biff Bang Pow! figure parmi mes Artwork préférée indie pop des 90’s, au point que j’ai cette compil en 3 exemplaires.)
https://perseverancevinylique.wordpress.com/2018/08/02/belinda-mcconnell-white-rip/
J’ai chroniqué le Comet Gain quand j’ai appris son existence :
http://vivonzeureux.blogspot.com/2009/08/comet-gain-realistes.html
Merci Bertrand.
Je ne sais pas comment on appelle un souvenir qu’on a oublié, mais ton article en fait remonter plusieurs à la surface. Non seulement les détails de l’interview à Reims, mais j’ai aussi à peu près zappé nos rencontres ultérieures à Paris.
Je note les « passions contagieuses », de saison. Foudroyantes peut-être pour les Pixies, moins virulentes pour Jonathan Richman. Pour Lewis Furey, tout n’est peut-être pas perdu. Il faut se concentrer sur son premier album :
http://vivonzeureux.blogspot.com/2006/06/lewis-furey-lewis-is-crazy.html
http://vivonzeureux.blogspot.com/2010/02/lewis-furey-hustlers-tango.html
http://vivonzeureux.blogspot.com/2014/06/lewis-furey-hustlers-tango.html
Cher JC,
Concernant Lewis Furey, tout, effectivement, reste possible.
Combien de choses, de gens, de fluides et autres forces, supérieures à ce que je pensais être, ont fini par m’envahir à mon corps défendant. Je leur rends infiniment grâce aujourd’hui d’avoir su insister.
Merci à toi, à nouveau.