Quand demain, si loin si proche, commencera-t-il ? La question du déconfinement, du lent retour vers le dehors, des premiers pas ensemble dans un monde ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, de la fin pour certains d’un cycle proprement infernal, cette question se pose chaque jour avec plus d’insistance. Et ce n’est pas l’allocution hier soir de Emmanuel M. qui va nous mettre du baume au cœur. En dehors de cette date, forcément flottante, du 11 mai, une autre question va suivre, plus prégnante encore : et après ?
Il y a tout juste cinquante ans, le 20 avril 1970 précisément, quand les films n’étaient pas eux non plus privés de sortie, les salles françaises accueillaient L’Eden et après, d’Alain Robbe-Grillet, fantaisie érotique traversée de visions SM chic et d’affèteries intellectuelles, tout juste sauvée par la présence vibratile (et la plastique irréprochable, il faut bien l’admettre) de Catherine Jourdan. Le film sonnait creux mais le titre était beau. Interrogeait-il la réversibilité d’un Paradis miltonien, perdu puis reconquis, ou la vanité des utopies ? L’aurait-on en anglais traduit par Eden, who fuckin’ cares ?
Et dans la chanson de The Cure, n’est-ce pas le just like qui prime sur le heaven ?
Il y a, j’en conviens, une grande inélégance à avouer cela quand certains vivent le bagne les uns sur les autres dans un espace confetti, mais ce confinement m’aura offert des bribes de ce sentiment paradisiaque, ou au moins ces instants sonnaient-ils tout comme. Des moments volés au monde, qui dès lors n’existait plus, réduit à ce jardin clos. Un endless summer dans le printemps naissant, des dernières vacances qui ne seraient pas bordées par la servitude salariale puisque nul n’est à même de nous dire quand ni comment on se remettra à bosser. Pas de quoi capitaliser pour autant sur cet inattendu présent, l’instant n’a pas d’espace où se déployer, il est par nature lui aussi confiné. Et l’Eden de se voir aussitôt rattrapé par l’après, comme d’autres par la patrouille.
Dans la longue odyssée de Cure, Just Like Heaven fait figure d’Eden pop, acmé mélodique dans le jardin romantico-gothique de Robert Smith que certains fans de la première heure rechignent à fouler mais où s’ébat alors la plus large frange du public – avant d’être une ode amoureuse à Mary Poole, une première version instrumentale de la chanson ratissera large en étant hissée au générique des Enfants du rock, plusieurs mois avant la sortie au printemps 1987 de Kiss Me Kiss Me Kiss Me, l’album dont elle est extraite.
En 1988, Dinosaur Jr. se voit proposer de la reprendre, pour les besoins d’une compilation. Mais le groupe d’Amherst, Massachussets est à ce point emballé par le résultat qu’il décide en février 1989 de le sortir en single sous une pochette, signée Maura Jasper, qui piétine allègrement l’originale. A la face de lune ornée d’une minuscule bouche s’oppose la vue en coupe d’un cerveau probablement malade, négatif crapoteux à l’art work naïf de Cure et saccage graphique qui pourrait avoir valeur de déclaration d’intention. Sauf que pas tant que ça, du moins dans un premier temps. Jay Mascis peut bien brailler sur sa version panzer division du Lotta Love de Neil Young, ou moquer gentiment le Peter Frampton de Show Me The Way, il a un profond respect des chansons qu’il revisite. Point d’iconoclastie ici. Les guitares, dont une acoustique gracile – ou est-ce le petit ukulele de Lou ? – se tiennent sagement en rang, sans trop lorgner sur les pédales Super-Fuzz ou Big Muff, la wah-wah proposant de son côté un élégant substitut au synthé de Lol Tolhurst. Il semblerait même que Jay s’applique à chanter correctement, le petit doigt sur la couture du Wrangler, avec des écarts vocaux réduits au minimum. Robert Smith n’a d’ailleurs jamais fait mystère de l’admiration qu’il portait à la cover, allant même jusqu’à inviter le groupe pour un concert commun au Danemark en mai 89. Mais chassez le naturel, il revient en traînant la patte. A 1’47’’ Lou Barlow ne peut retenir un guttural et rententissant You ! qui autorise enfin la Fender Jazzmaster de Jay à s’essuyer les pieds sur le tapis. Après un solo plutôt dans les clous, les choses semblent à nouveau rentrer dans l’ordre jusqu’à ce que Lou décapite en mode black metal la version d’un No ! définitif. On a pas mal glosé sur ce finale avorté – plus de bande magnétique, geste malencontreux, ou giclée de Cherry Coke sur la console ? – qui même de la part de nos slackers préférés a pu être perçu comme un geste hérétique – toute chanson, quelle qu’elle soit, aurait droit à une fin digne de ce nom, au moins depuis la disparition de la guillotine, tenteraient de nous convaincre les dévots de je ne sais quelle chapelle. Pourtant, ainsi précipité aux enfers, Just Like Heaven atteint un statut de double classique, sur les deux rives du Léthé.
Et puis, qui court ainsi comme un poulet sans tête – mais visiblement juste sur la version vinyle. Je viens de le réécouter en CD et j’y ai entendu un vilain fade out – sur Forever Changes, l’un des nos albums préférés de tous les temps ? A House Is Not A Motel, de Love, qui aurait fait un parfait 45 tours de confinement (c’est le genre de rappel domestique que ces dernières semaines j’entends plus souvent qu’à mon tour) si j’avais eu en ma possession une copie de l’EK-45629.
Reste qu’il est grand temps de libérer Arthur Lee. Tiens, pas plus tard que demain.