Chaque jour, réduire davantage le débit. Filtrer les images comme les prises de paroles sur les plateaux. Tenir les petits à distance de la brutalité des faits. Resserrer l’emprise sur les canaux des chaines d’infos en continu, pour que ça ne coule plus qu’au compte-gouttes. Et compter les morts – puisque même en établissant un sas de sécurité autour de la télé, on ne peut pas décemment tourner le dos aux chiffres, s’abstraire totalement des titres et des manchettes. Certains soirs, certains matins, l’entrain déraille, le moral s’en trouve tout chiffonné, et le bleu du ciel, cet indéfectible soutien quotidien, nous renvoie à des batailles qu’on peine alors à mener.
Parfois l’antidote surgit inopinément des boites. Celle-là, on lui a d’abord fait la moue. Elle nous a fait conjuguer de vilains verbes, dubiter, opiner du chef. Et puis who cares anyway, une ruade d’optimisme teenage et faussement béat ne se refuse pas, pas en ce moment.
Ah, tu verras, tu verras / Tout recommencera, tu verras, tu verras
Les Ablettes ont salement accéléré le tempo, quitte à tabasser la saudade de Chico Buarque de Hollanda, et sa chanson chaloupée, originellement intitulée O que será (1976). Les mots de Claude Nougaro perdent de leur rondeur, claquent et se précipitent, parfois à la limite du carambolage, mais une pointe de cet accent du sud-ouest subsiste. Les Ablettes viennent de Fumel, une commune du Lot-et-Garonne alors regroupée autour de son usine, son poumon, sa fierté. A la fin des années 70, près de la moitié de la ville y bosse, à produire des tuyaux ou des patins de frein pour la SNCF. Pour y échapper, on peut toujours se tourner vers le rock’n’roll ou le rugby. Les Ablettes n’ont pas les épaules. Pas la carrure pour se jeter dans la mêlée. Donc laisse tomber l’ovalie, attise plutôt les braises d’un punk-rock moribond (il y a un rat pas dupe dessiné sur la pochette de leur premier 45 tours autoproduit). Mais Fumel, ce n’est pas Rennes ou Nancy. Hors de question d’endosser le costume Frenchy but chic de la new wave. Les Ablettes n’en ont cure de Joy Division et consorts, leurs modèles sont plutôt à aller chercher du côté de Jam ou des Undertones, dont ils retiennent avant tout l’énergie bouillonnante. Ils font partie de cette nouvelle génération power pop qui assiste enfin à la bascule Giscard–Mitterrand, et forme son premier groupe depuis son lycée de banlieue ou de province. Ils ont pour noms Blessed Virgins à Pontoise, G.P.S. – acronyme de Garage Psychiatrique Suburbain – en perfecto, jeans lattés et tennis Spring Court pour jouer aux Ramones à Sèvres, Ticket à Nantes, ou plus tard Les Exemples (où s’ébroue Thierry Duvigneau, futur Kid Pharaon) à Bordeaux, tous seconds couteaux oubliés de l’histoire officielle. On est loin de Marquis de Sade, Asphalt Jungle ou Kas Product, j’en conviens, mais toute une frange de la jeunesse française préfère se tourner vers les premiers cités, plus frontaux, plus abordables.
Tu verras, sous pochette passablement hideuse, est en 1983 la première référence (FAB 25) de Réflexes, label lancé par Patrice Fabien sur les indemnités de licenciement que lui verse CBS – pour qui il a produit Edith Nylon, WC3, Blessed Virgins, ou le simple Dès demain de Patrick Eudeline, lui aussi lourdé dans la foulée par la major. Fabien se concentre dans un premier temps à ne sortir que des singles, unis par une charte graphique privilégiant collages, photos retouchées et couleurs fluo qui pique un peu les yeux aujourd’hui, et enregistrés pour la plupart au studio Garage, Paris XXème. On n’ira pas jusqu’à parler d’une école Réflexes mais on sera éternellement reconnaissant à Patrice Fabien d’avoir rendu possible les trois premiers simples (et le live au Rose Bonbon où ils reprenaient aussi bien Françoise Hardy que le Poly Magoo d’Asphalt Jungle) des Désaxés, triplette gagnante toujours chère à nos cœurs – et on se dit qu’un titre comme Juste 15 ans ne passeraient plus aujourd’hui sous les fourches caudines.
Quant aux Ablettes, trois ans après avoir survitaminé Nougaro ils signent chez Polydor, braquent les chemises des Avions, posent devant la tour Eiffel plutôt que l’usine de Fumel, et décrochent un hit avec Jackie s’en fout – et nous aussi, un peu.
Mais Tu verras tient le coup, et conséquemment nous aussi, un peu.
Tu me verras, chérie, allumer des clartés / Et tu verras tous ceux qu’on croyait décédés / Reprendre souffle et vie dans la chair de ma voix / Jusqu’à la fin des mondes
Ce matin j’avais donc le choix entre les Ablettes et They Suffocate At Night, de Pulp. Vous comprendrez que je n’ai pas hésité longtemps.