Richard Bellia et The Cure : « Garder la bonne distance »

The Cure Robert Smith Richard Bellia
The Cure, Londres, 1985 / Photo : Richard Bellia

Il a crapahuté par monts et par vaux, armé de la prunelle de ses yeux : son Hasselblad dont il ne se sépare (presque) jamais, sans compter sur d’autres appareils tout aussi précieux qui en ont certainement vu des vertes et des pas mûres. Richard Bellia a arpenté l’histoire du rock par la face nord à mains nues, le cheveu ébouriffé, l’air hagard, le verbe fleuri, sans se soucier de l’heure qu’il est ni du temps qui passe. Dans Un Œil sur la Musique, étourdissante somme de travail autofinancée en vente sur son site, il rassemble plus de mille photos prises depuis le début des années 80 dans cinq kilos de papier glacé en forme de who’s who du rock moderne, dont il serait bien trop long de lister ici tous les sujets photographiés. S’ils ne représentent que vingt-deux pages dans son livre, The Cure a toujours tenu une place à part dans son monde. Depuis ses premiers clichés à dix-huit ans shootés dans un club en Moselle, Richard a photographié Robert et sa bande tout au long de sa carrière, sans la ramener, avec ce mélange d’aplomb et de respect infini pour ceux qui brillent sur scène. Alors que le groupe vient de se produire à Rock en Seine, Richard Bellia vient d’exposer ses instantanés de The Cure chez Agnès B., rue du Jour à Paris, et commente pour nous dix photos emblématiques de ses quarante ans de bruit et de fureur. Brut de décoffrage.

01. Luxembourg, octobre 1980

Mon premier concert de Cure, c’était dans un festival en juin 80, où ils jouaient avant The Clash et Roxy Music à Rettel en Moselle, à côté de chez moi. Le festival s’était cassé la gueule parce qu’il n’y avait pas assez de monde et Roxy Music ont annulé au dernier moment, ce qui a ravi les fans des Clash parce qu’ils ont joué des plombes. Le premier concert où j’ai photographié The Cure par contre, c’était au Luxembourg, au Blue Note à Redange, quelques mois plus tard. J’avais dix-huit ans et je les écoutais depuis six mois. Je les avais découvert par un copain qui revenait de vacances en Angleterre, où il avait acheté des vinyles qu’on allait les écouter chez lui. La pochette de Three Imaginary Boys, celle où il n’y a pas de nom, super énigmatique, incroyable, ça m’avait… Par ailleurs, je me souviens de cette émission sur RTL : Poste Restante présentée par Jean-Bernard Hebey, le dimanche après-midi pendant quatre heures et demi, ça durait super longtemps, et le mec recevait des groupes en live et en direct, dont The Cure. Ils étaient aussi passés à Chorus, l’émission de télé présentée par De Caunes. Tout ç̧a sur une période d’un an, un an et demi. Dans ce club à Redange, on devait être deux cents, et j’avais les coudes sur scène entre les deux retours sous le nez de Robert Smith. Avec un 50 mm, et mon premier appareil photo avec de la pellicule diapositive que je venais d’acheter. J’avais un peu pratiqué la photo dans des fêtes, et on me disait : « tiens, elles sont bien tes photos », et me suis dit « cool, je vais essayer ça. » Après avoir tant écouté leur musique, je me suis dit que je pourrais peut-être les rencontrer, ramener une photo. Mais par contre, leur adresser la parole… J’avais une grande distance, que j’ai d’ailleurs toujours gardée d’ailleurs. C’est une forme de pudeur, et c’est vraiment l’histoire de la bonne distance. Quand tu es photographe ou journaliste, tu peux utiliser deux leviers : vouvoyer ton modèle, faire un peu ta mystérieuse ou à l’inverse, tutoyer le mec, lui taper sur l’épaule, jouer la fausse connivence et rire à ses blagues un peu fort. Dans ce processus, j’ai toujours décidé que ce serait ni l’un ni l’autre. Ce ne sont pas mes super potes, mais c’est pas non plus comme si je causais à de parfaits étrangers. Mais pour autant, la première fois, c’était juste parce que juste j’osais pas respirer dans la même pièce qu’eux… Là, leur parler, leur dire : « est-ce que je peux vous mettre un coup de flash dans la gueule ? » J’étais à des kilomètres de ça !

02. Bruxelles, mai 1981

Comment le truc s’est enclenché ? C’est tout simple : avant de se quitter, je leur avais demandé un contact pour leur envoyer les photos. Et il m’a répondu. Je recevais toutes ses lettres par courrier, ils avaient une boîte postale où j’envoyais les photos de la séance passée. J’ai un paquet de lettres de Robert qui m’écrit de tournée, j’en ai donné deux ou trois à des potes qui n’en sont pas revenus. Avec internet, tu peux aller sur setlist et te rendre compte que le groupe a enchaîné les disques et les tournées, ils bossaient vraiment énormément. Entre mes premières photos et cette session, j’avais appris à me servir d’un flash, et je me suis retrouvé avec lui dans les loges de l’Ancienne Belgique. Et là, c’est avant le concert, avec des sandwiches, du Coca-Cola, ils accordent leurs instruments. Oui, il y a une douceur dans cette photo, il me semble aussi.

03. Bourges, avril 1982

Cette photo, c’est sur la première date de la tournée Pornography. Ils jouent au Printemps de Bourges et le disque sort un mois après, officiellement. Pour cette photo au 50 mm, je suis devant eux, et il s’agit de deux éclairages naturels différents : le fond noir, c’est l’intérieur du chapiteau qui est très sombre, et devant eux, la lumière du jour. Ce concert, c’était une putain de tarte dans la gueule. Pour une raison simple, c’est qu’il n’y avait pas de limiteurs de son. Comme c’était de grands chapiteaux sans gros systèmes de relais de son, si tu te mettais la tête bien devant les hauts parleurs, tu te prenais VRAIMENT The Cure. La puissance d’une console analogique et le pouvoir de nuisance des limiteurs en moins, ça change du tout au tout. En ce qui concerne cette période, les cinq premières années de Cure, pour moi, c’est le journal intime d’une longue descente d’acide. Je ne pense pas qu’ils étaient défoncés tout le temps pendant cette période, ma théorie est plutôt sur la lenteur du propos. Qui rebondit après, même par un passage psychédélique. Comme quand tu te réveilles d’un bad trip et que tu te fais des nouilles chinoises au micro ondes avec des Mars. Puis tu te remaquilles et tu dis non mais tout va très bien !

04. Londres, décembre 1983

J’étais allé à Londres pendant une semaine, Cure était en studio et enregistraient l’album The Top. Sur la photo, Robert Smith est avec Lol Tolhurst et son batteur Andy Anderson, décédé il y a quelques mois. C’était un musicien de studio, je l’ai retrouvé trois ans après The Cure comme batteur d’Iggy Pop sur la tournée Blah Blah Blah en 87, il m’avait présenté tout le monde. Je le connaissais aussi pour une autre raison, c’était le colocataire de Rolo des Woodentops à Brixton. Le dernier (troisième en partant de la gauche, ndlr), c’est Porl Thompson, par ailleurs graphiste et peintre, c’est lui qui a fait la pochette de The Top. Accessoirement, c’est le beauf à Robert Smith, il a eu quatre enfants avec Janet, sa soeur. Mais depuis, il a vendu tout son matos sur The Cure, est parti à New York et a changé de sexe. Son nom c’est Pearl, maintenant. Pour en revenir à la photo, ils avaient arrêté les sessions en studio de The Top pour aller enregistrer le Top Of The Pops de Noël, où ils ont joué The Love Cats. Ce truc tout fun, à la je te chie un tube dès que je veux, j’ai juste à le bosser un peu, je connais les ficelles, j’ai du studio plein les doigts. A mon avis, à ce moment-là, il est déjà en train de décider que sa carrière ne va pas être une ligne droite. On va s’autoriser à tortiller parce que le patron a décidé, parce que le roi a dit.

05. Paris, mai 1984

Paris, Zénith, printemps 84, sur la tournée The Top. Comme je faisais plein de photos avec eux depuis trois ou quatre ans, à un moment, j’ai eu envie d’essayer quelque chose, et donc les négatifs, je les ai laissés dans le révélateur pour qu’il soient surdéveloppés et qu’il donnent ce grain complètement explosé. En même temps, il n’y avait pas trop de lumière, ça se prêtait à ça, quoi. Cette photo est prise du public. A ce moment, je lui montrais beaucoup mes photos, on commençait à être plus proches. C’est vrai que j’ai beaucoup de sessions dans la période des années 80 parce que c’est à cette période que j’avais le plus l’opportunité de les voir. Après, passé 85, quand le groupe s’est mis à marcher du feu de Dieu et qu’il y avait Universal autour et tout le bordel, c’était une autre histoire.

06. Athènes, juillet 85

En Grèce en 85, pendant leur concert à Athènes, dans un festival où il y avait huit groupes en deux jours et à peu près tout était bien. Alors évidemment, on est en 85, donc il va y avoir Culture Club, mais aussi Talk Talk, Clash, Cure, Stranglers, Depeche Mode. Le groupe était en train de sortir The Head On The Door et cet été-là, une copine avait une cassette de l’album enregistré sur deux faces, avec une face qui était l’ordre des chansons selon Robert et l’autre face, selon Bill, le manager. Just Like Heaven devenait le générique des Enfants du Rock, leur date parisienne, c’était Bercy ; le truc était en train d’arriver et de se mettre en place pour tout défoncer. Dans les interviews qu’ils ont fait à l’époque, on voit qu’ils décident assez clairement de jouer le jeu. Il y a des interviews très longues d’eux, qui prennent vachement de temps, et ils vont vraiment faire de la promo, et ne pas se cacher comme cinq ans plus tôt. Ça a mis cinq ans, mais en 85, c’était n’importe quoi. Absolument n’importe quoi. J’adore cette photo prise dans le hall de l’hôtel Intercontinental. Sur cette session, la planche contact est vraiment bien parce qu’elle raconte toute l’histoire : l’après-midi à l’hôtel, on fait un tour et on cherche où la lumière est belle. En sortant juste après, on croise Joe Strummer, je prends une photo super cool et je monte dans le bus, on traverse et on va au festival, dans les loges, puis on voit le public qui attend le concert et c’est la fin de la planche contact. Hyper cool. Tu remarqueras aussi que sur toutes les photos de cette période, il est habillé en blanc. L’image corbeau en a pris un coup.

07. Fréjus, août 1986

Arènes de Fréjus en 86, il venait de faire un foot. Il rangeait le tour bus avant de partir. Il venait de se couper les cheveux très courts. Ce sont les mêmes gens qui le font tourner depuis quarante ans. Son rapport à la scène ? Ma théorie, c’est qu’il est heureux sur scène et il veut pas que ça s’arrête. Ça rend les gens complètement dingues.

08. Londres, mai 1992

Celle-là, je l’ai scannée mais je ne l’ai jamais tirée. Elle est belle. Il jouait à Kilburn national, une belle salle de Londres, mais pas gigantesque. Je ne crois pas être resté jusqu’à la fin du concert. Ça m’est arrivé, oui. Quand tu  prends tes photos, tu es vraiment devant la scène et quand t’as fini, tu sors et tu te retrouves un peu plus loin à décompresser, tu regardes le concert à une autre distance. « Ouais, je vois bien le propos… » Et si tu n’es pas vraiment à écouter des détails sur chaque chanson, leur setlist et tout ça… À partir de là, j’ai commencé à voir ces fans hardcore de Cure qui sortaient du concert en disant  : « Tiens, ils ont joué plus de chansons de tel album que tel autre ». La première fois que j’en ai croisé dans les années 90, ils avaient déjà ce côté un peu archiviste, qui n’était pas tant sur la musique que ça. Bref, j’ai réécouté l’autre jour le concert sur youtube, il n’est pas terrible. Les photos sont carrées parce qu’entre temps je m’étais acheté un Hasselblad, un super appareil photo, avec une qualité d’image excellente, que je l’utilise toujours. À Tokyo cette année, j’ai acheté des petits trucs pour l’améliorer un peu, des petites poignées pour faire la mise au point sans me niquer les doigts, un œilleton un peu clean. Ouais enfin, me traite pas de bourgeois, ça fait trente ans que je l’ai, et je m’achète un œilleton !

09. Lyon, juillet 1998

Nuits de Fourvière, 1998, déjà une autre histoire. Le truc notable sur ce concert, c’est qu’il était arrivé saoul, et c’était pas très respectueux. Ce jour-là, j’avais amené mon Hasselblad avec un objectif 80 mm et mon Leica. Les photos au Leica ont un piqué vénère. C’est vraiment une expression de photographe, on dit ça quand l’optique va te chercher des trucs… Typiquement, les gens qui ont un peu de rides, tu vas les prendre en photo, ils vont détester. Il n’est pas là pour te faire des cadeaux. Et les photos au Leica, à ce concert-là, il y en a une ou deux que j’adore. J’en ai bien plus, sur cette série. J’en montre une, mais j’en ai une bonne douzaine. Publier un livre sur Cure ? Pas du tout, et il y a plusieurs raisons qui sont toutes bonnes. La première, c’est que je ferais une utilisation commerciale du nom The Cure, sans qu’ils ne touchent quoi que ce soit. Avec leur nom sur la couverture, ce serait comme l’utilisation d’une marque qui ne m’appartient pas. D’un point de vue légal, je ne m’autoriserais pas à le faire sur cet argument-là. La deuxième, c’est qu’il faudrait aller voir Robert en disant : « eh, j’ai fait ça ». Et là, je crève de honte. « J’ai fait un bouquin pour toi, avec tes photos, regarde, je me fais de la tune sur ta gueule. » Et puis non, je ne suis pas marchand de photos de Robert, c’est pas mon métier. Mes photos de Cure, c’est vingt-deux pages sur un bouquin de huit cents pages. Après, je te rappelle que l’on n’a que dix à quinze minutes pour faire une photo, et je passe beaucoup de temps à ne pas shooter, j’attends d’avoir un angle, un truc qui est satisfaisant, donc je ne prends que très peu de photos.

10. Saint Malo, août 2005

Route du Rock, 2005. C’est une photo qui m’a été piquée par un média internet. Quand je leur ai mis mon avocat au cul, les mecs ont absolument démenti par tous les moyens, en disant : « on ne l’a pas utilisée, de toute façon rien ne prouve qu’elle est de vous. » Ce qui faisait le plus rire mon avocat, c’est que le spot d’éclairage, c’est lui qui le tenait… J’ai pris la photo juste avant le concert. Ils sortent des loges, et juste avant de monter sur scène, ils ont fait quatre photos, tourné les talons et fait leur concert direct. C’est un rouleau fait en quelques secondes, vraiment pour dire on a une photo de maintenant, on documente The Cure, on n’a pas plus que ça et pourtant… la photo est belle. La lumière est équilibrée, ils sont bien dessus, je l’aime plutôt bien. Celles de maintenant ? Je ne les ai pas encore tirées, tout juste scannées, à part les photos de Tokyo où il joue avec le fils de Simon à la basse. Quand on se retrouve, ça se passe bien. On s’envoie des textos pour se rencarder. D’ailleurs, on s’est beaucoup vus récemment : quatre fois de suite sur quatre concerts en même pas un an !

Richard Bellia, Un Oeil sur la musique (1980-2016), 750 pages, 130€
A commander sur le site richardbellia.com
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