Retour en disgrâce

John William Waterhouse – The Remorse of Nero After the Murder of His Mother (1878)

Dans une lointaine Europe, la damnatio memorae votée par le sénat romain sous l’effet des époques et des rancœurs, déclenchait l’effacement d’une personnalité publique via démolition de son patrimoine culturel. La plus spectaculaire, et éloquente sanction de la damnatio est incontestablement le renversement des statues qui leur furent dédiées.

En terre contemporaine, un certain nouveau monde du Juste s’élève loin de Rome : nos zélés cousins américains l’appellent cancel-culture. Cette culture a désormais son rite de l’annulation : annuler une carrière, une existence (numérique de préférence), une voix, renverser une statue. En français l’annulation, c’est l’effet qui n’opère plus, c’est la force contraire qui rend inopérante la force première, c’est la chanson qui ne couvre plus le bruit ambiant.

Malicieusement pour le chroniqueur, c’est l’effet qu’offre le mixage de Watercolors de l’annulé ex-Real Estate, ex-enfant prodigieux de la chillwave, Ducktails. Sous un voile de saxophones, de claviers synth-pop à-la-nippone (géant Deal with it qui rappelle l’alignement italonippon des années 80) et un air de jazz-fusion, se tapit la voix à deux doigts de l’annulation de Matt Mondanile. Probablement plus célèbre à notre époque pour avoir harcelé Julia Holter – et pour avoir été accusé de comportements abjects par plusieurs victimes (faits pour lesquels il a maladroitement fait acte de repentance) – que pour avoir si fréquemment donné à Real Estate ses meilleures plages de guitare.

La pop n’est pas n’importe quelle musique et elle ne saurait effacer son interprète. A contrario, elle rend maximale sa présence. La moindre respiration est Mondanile, le trémolo est lui, la voyelle et la ponctuation sont encore lui. De nos lectures d’Agnès Gayraud, nous retenons que l’ordinaire, le corps et l’instant sont la pop. Watercolors sans les aigreurs post-MeToo de Mondanile, sans son ton de resquilleur de la morale publique, c’est un album qui ne peut pas être, ni à nos oreilles, ni à nos tripes. Ne théorisons pas : on ne sépare pas l’œuvre de l’artiste dans la matière pop. Et pourtant, il faut que le chroniqueur l’admette : Watercolors est le meilleur album du musicien et peut-être l’un des meilleurs de la saison. Douloureux constat : la cancel-culture n’annule pas le talent. Osons même croire qu’elle l’aiguise.

Comme pour échapper à ses anciens camarades de Real Estate, au milieu de la musique indépendante, aux journalistes qui ne le chroniquent plus, Mondanile est venu chercher la clémence du vieux-continent (I left the USA / and I’m never going back / although I miss the food / the people there are mad). Il imagine certainement que nos anciennes âmes en ont vu d’autres et que nous n’avons pas la même inclinaison à nous livrer à la vindicte populaire : nous sommes déjà passés par là. En tout état de cause, ce sont des musiciens grecs qui ont participé à l’enregistrement studio de l’album et c’est à l’Occident le plus vieux du monde qu’il s’en est remis. La Grèce pastel, baléarique, sur laquelle rayonne une certaine idée du rythme et de la langueur. Il quitte la tradition ensoleillée du surf-rock pour s’assoupir dans une pop aérienne, sophistiquée et laconique.

Aussi léger et désarticulé que le voile sur la terrasse qui se soulève délicatement sous l’effet d’une bise méditerranéenne, l’album de Mondanile s’évapore en surface dans des cuivres ronds et datés, des nappes de synthés rétro et des textes impressionnistes – Watercolors hanging above the bed / I watch the colors turn blue to red. Néanmoins, pareil aux curieux rêves que nous faisons aux abords de cette même terrasse sur mer, la présence – nous disions aigre –, ingrate, désespérée et méchante de l’homme à terre produit chez nous une dérangeante fascination pour cette misérable colère. De la mauvaise foi, Mondanile n’en manque pas : There’s no such thing as a / Bad guy, dit-il sur le titre de clôture. Bien essayé. There’s so many people who act like they know me well, dit-il sur Ocean Floor. Probablement, mais qu’importe ? L’univers sait trouver bien des raisons d’annuler au règne du moderne.

Et le disque file, comme cette brise d’été, poursuit son mouvement inutile un peu plus loin, voguant de mélodies imparables à des effets de production majestueux. Quel beau geste de pop qu’une colère inadmissible rendue si belle. Parfois, à la faveur d’une trouvaille, et de notre compassion, quelque chose se fissure : avec Deal with it ou même Ocean Floor, et surtout Confession qui semble nous être adressée, quelque chose nous invite à entendre à travers ses yeux. Pardonner Mondanile ne nous appartient pas. Mais l’écouter et l’entendre alors qu’il se trouve à un endroit et à un moment, à un angle mort du moderne, nous nous y sentons obligés.

Et nous, et moi, nous saisissons cette collection de chansons comme l’on ramasse le souvenir d’une amourette éclatée, d’un rêve écorné et de toutes ces choses qui, l’été dernier, nous ont laissé croire que nous n’étions pas le bad guy.

Quand l’année sera passée, l’hiver revenu, la chaire et la névrose reprendront leur place : le mauvais garçon, les quolibets mérités et les offenses méprisables qu’enchaînent les petites célébrités et les petits hommes que nous sommes, ici ou là, se pointeront. En attendant, halte, un pont de claviers s’achève sur Lip Service et un pauvre type a écrit un grand album.

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