Johan Asherton – Passions partagées

Johan Asherton
Johan Asherton

Rendez-vous au bûcher à midi. Celui de Jeanne d’Arc, à Rouen. Pour ce qui est des vanités, elles se sont consumées depuis bien longtemps, si tant est qu’elles l’aient jamais vraiment animé. En cette première journée de liberté oisive, comme en prémisses encore incertains de l’été – météo normande oblige – il y a quelque chose de très émouvant à prendre le premier train du matin depuis bien longtemps pour rencontrer Johan Asherton sur ses terres. Avec une ponctualité à l’égale de son élégance, la silhouette s’avance, toujours aussi impressionnante, et les souvenirs affleurent en masse, surgis d’une époque d’avant l’accessibilité virtuelle instantanée, où la culture musicale s’assemblait comme un puzzle un peu secret, en collectionnant tant bien que mal des fragments confidentiels avant même de connaître le modèle à reproduire. Pour ce qui me concerne – je sais ne pas être le seul – c’est peu dire qu’Asherton a eu son importance dans ce jeu des pistes dérobées. Capitale, décisive. Il fût, en France, l’un des rares à bâtir les passerelles qui ont permis à une génération d’adolescents motivés de découvrir la cohérence entre la modernité – post-punk ou pré-indé – et des époques à peine plus reculées mais encore très mal desservies. Un peu avant que les rééditions successives confirment ces intuitions encore incertaines, c’est grâce à lui que l’on entendit des noms considérables – bien des mois ou, parfois, des années avant de pouvoir les associer à des chansons : Nick Drake, Marc Bolan. Pour ce qui est de Leonard Cohen ou Lou Reed, plus vifs que morts même pendant les années 1980, c’était un peu plus facile. Mais pas tant que ça. Le terme – un peu galvaudé ces derniers temps – de « passeur » ne convient pas tout à fait pour désigner la façon dont l’ex-leader des Froggies s’est acquitté de cette mission essentielle. Il tend, en effet, à suggérer qu’il se serait contenté de transmettre les évangiles musicaux anglo-saxons, exclusivement rédigés par d’autres, sans y ajouter sa propre valeur singulière. Ce serait méconnaître également les qualités inaltérables de ses premières œuvres solo.

God’s Clown (1988) ou Precious (1989) ne peuvent être réduits à des points d’accès, des étapes négligeables sur un chemin vers le Principal. Ce sont aussi des disques dont on pouvait tomber amoureux. C’est ce qui m’est arrivé pour le suivant, The Night Forlorn (1992). Une passion éperdue, dont l’intensité est demeurée suffisante, au fil des décennies, pour suivre les méandres de plus en plus tortueux de l’œuvre de son auteur. Et pour motiver aussi, au passage, quelques bifurcations biographiques toutes personnelles et anecdotiques dont le recul rétrospectif permet de s’amuser aujourd’hui. C’est ainsi que je me retrouvai, en 1997, à servir les cafés et à nettoyer les stocks mal rangés dans un haut-lieu de la margoulinerie discographique après y avoir mendié un stage – non rémunéré, of course – sous le seul motif que Johan Asherton figurait au catalogue.

Johan Asherton / Photo via GAM Creil

C’est la vie : ce genre d’adulation fulgurante s’émousse un peu au fil du temps. Pas au point de manquer la sortie d’un album, quand même. J’ai vérifié et je crois que les ai tous acquis et conservés, à l’exception d’un seul : celui qui a été publié un peu après la naissance de mon fils, une période où j’étais sans doute un peu distrait. J’ai donc des excuses et Asherton n’y est pour rien. Des disques écoutés avec plaisir mais sans y retrouver l’intensité initiale de la flamme. C’est pourtant bien elle qui a resurgi il y a quelques semaines dès la première écoute de Passiontide. La passion à marée haute, pour se risquer à une traduction à hauteur de la projection intime. D’emblée, le trouble s’est installé, se pliant instantanément aux inflexions profondes d’une voix que la patine des ans semble avoir dotée de vibrations inédites. Les heures passent et la première impression s’affine et s’étaye : ce grand disque est fait pour nous accompagner longtemps. Un message pour complimenter l’auteur, quelques autres pour organiser la rencontre et la boucle est ainsi bouclée : le train, le bûcher, tout ça. Et quelques questions, bien sûr.

Ton précédent album, Diamonds, date de 2015. C’est la première fois que tu mets aussi longtemps à publier un album : pourquoi ?
Cela fait un moment que je n’éprouve plus l’envie ou le besoin d’écrire ou de composer tous les jours. J’ai enregistré mes albums très régulièrement jusqu’à la fin des années 2000. Il y a dix ans environ, un peu avant que je m’installe à Rouen, j’ai commencé à éprouver une certaine lassitude. Je ne voyais plus très bien ce que je pouvais imaginer de différent en termes d’écriture ou ce que je pourrais faire de neuf musicalement que je n’avais pas déjà tenté. Je sais bien que Keith Richards a dit un jour que ce n’est pas parce que tu as enregistré une bonne chanson qu’il faut s’interdire de la refaire ensuite – il ne s’en est pas privé. Mais je n’avais pas très envie de me répéter. Je me suis remis au travail pour Diamonds et, petit à petit, les chansons sont réapparues. Peu après la sortie de l’album, j’ai découvert le travail d’un musicien qui s’appelle Paul Winslow. Tu connais ?

Oui, un peu. En tous cas l’album Tears Behind The Stars (2016).
Voilà. Je suis tombé sur cet album que j’ai beaucoup aimé et je me suis aperçu que j’étais déjà en contact avec lui sur Facebook. On a commencé à discuter un peu et on a décidé de travailler ensemble sur six morceaux. Mais personne n’a voulu les publier pour le moment. A la même période, à peu près, j’ai commencé à composer pour le nouvel album. Les chansons ont toutes été écrites au cours de ces dernières années, sauf Behind Closed Doors qui est beaucoup plus ancienne. Je n’arrivais pas à la terminer jusqu’à ce que je décide de la laisser dans sa forme la plus dépouillée, uniquement avec le piano et ma voix, sans y ajouter d’arrangements superflus.

Ta voix est justement très en avant sur cet album. Je trouve qu’elle a encore évolué ces dernières années et qu’elle est devenue plus profonde.
Passiontide est un album plus acoustique que Diamonds, donc c’est logique que la voix soit davantage mise en avant. J’ai toujours eu une voix plutôt grave mais c’est vrai qu’elle est encore descendue avec l’âge. J’ai aussi perdu au moins une octave avec la clope. Quand je réécoute certains titres des Froggies, j’ai l’impression d’entendre un gamin, c’est sûr.
Quand j’ai passé l’album chez moi pour la première fois, ma femme m’a demandé si c’était Iggy Pop.

A la réflexion, je me suis dit que Passiontide était un peu l’album que devrait enregistrer Iggy s’il avait des vraies chansons, plutôt que des reprises des Feuilles Mortes.
C’est gentil. J’ai toujours adoré la voix d’Iggy Pop, bien sûr, et les voix graves en général. Leonard Cohen, Kevin Ayers. Je me souviens très bien du moment où j’ai découvert ses deux premiers albums : quand il chante Song From The Bottom Of The Well (1972), c’est tellement extraordinaire.

Plus généralement, les références que tu revendiquais au début de ta carrière – Marc Bolan, Nick Drake – sont plutôt des modèles juvéniles et qui sont morts très tôt. Est-ce que tu es arrivé à trouver des modèles de vieillissement épanouis ?
Des modèles, je ne sais pas mais j’aime bien la façon dont Kevin Ayers a organisé sa vie. C’est quelqu’un qui, au moins, a connu une période bénie et révolue où l’industrie musicale donnait aux artistes des opportunités et des moyens pour produire leurs œuvres comme ils le souhaitaient. Je suis arrivé trop tard pour cela. Il n’y avait pas que des bons côtés dans ce système : Ayers est sorti complètement lessivé et dégoûté de la tournée avec Soft Machine aux États-Unis en 1968. C’est ce qui l’a poussé, entre autres, à rompre avec le groupe et avec l’industrie. Mais, quand il est revenu pour enregistrer ses albums solo, il a quand même eu des moyens tout à fait considérables : des cuivres, des cordes, etc…  Il a pu faire une très longue pause, aussi, quand il l’a décidé. Il est parti vivre dans le Sud de la France et il n’a rien enregistré pendant presque quinze ans, jusqu’à The Unfairground (2007) parce qu’il estimait qu’il n’avait rien à dire de plus ou qu’il n’avait plus envie. Parmi tous ceux qui sont encore vivants, je citerai aussi l’exemple de Bryan Ferry. Voilà quelqu’un dont on ne parle que rarement, qui n’a jamais vraiment arrêté – pour le coup, quand tu regardes son rythme de travail, le Never Ending Tour, ce n’est pas Dylan qui l’a fait, c’est lui – et qui continue de faire exactement ce qu’il a toujours fait, depuis l’époque de Roxy Music : un mélange entre le vieux Rock des années 1950, le crooner de cabaret un peu décadent et les expérimentations plus modernes. Ses deux derniers albums sont très réussis, même si ça n’intéresse pas grand monde.

Parmi les nouvelles chansons, j’ai été assez étonné par le côté un peu country de We Never Spoke. C’est un coin d’Amérique que tu n’avais pas encore beaucoup exploré, à ma connaissance.
C’est une chanson un peu à part dans l’album, un peu plus enjouée sans doute. J’ai un peu hésité à la conserver et, finalement, elle donne une respiration plutôt bienvenue. C’est une ballade, un peu à la Roy Orbison. Je ne prétends évidemment pas rivaliser avec lui pour ce qui est du chant mais j’ai essayé de retrouver ce côté un peu lyrique qu’il pouvait y avoir, notamment à la fin de sa carrière, sur son dernier album solo ou avec les Traveling Wilburys.

Peux-tu me dire quelques mots sur Cherryl Smith, l’actrice américaine dont la photo figure dans le livret de l’album et à laquelle est consacrée la première chanson, Rainbeaux ?
Tu connais Nina Antonia ?

Non.
C’est une journaliste et une écrivaine américaine qui a consacré un ouvrage à la biographie de Brett Smiley qui s’intitule The Prettiest Star (2004). Je suis un grand fan de glam rock donc je connaissais un peu Smiley et l’histoire de son album enregistré en 1974 avec Andrew Loog Oldham et qui n’avait jamais été publié. En revanche, j’ai appris en lisant cet ouvrage qu’il avait eu une très belle histoire d’amitié avec une actrice de seconde zone, Cherryl Smith dont j’ai découvert l’existence. Rainbeaux était son surnom parce qu’elle fréquentait énormément le Rainbow, le club de Los Angeles.

C’est un destin un peu semblable à celui des filles qui fréquentaient la Factory de Warhol, mais un peu plus tard – dans les années 1970 – et sur la côte Ouest : une apprentie actrice ou chanteuse qui n’a jamais vraiment réussi à percer, qui a eu beaucoup de problèmes avec la drogue. Mais, en suivant son parcours, elle a croisé des œuvres ou des artistes intéressants. Sa filmographie est très réduite, elle a joué dans des navets vaguement érotiques de la Sexploitation mais aussi un minuscule rôle dans Phantom Of The Paradise (1974). C’est un de mes films de chevet donc, quand j’ai lu ça, j’ai passé plusieurs heures à me le repasser, plan par plan, pour essayer de voir où elle avait bien pu apparaître. Et j’ai fini par la retrouver ! C’est dans la scène où Winslow Leach se travestit pour essayer de récupérer ses partitions que Swann lui a volées. Swann est allongé sur un lit rond entouré de filles, et Cherryl Smith est l’une d’entre elles. Elle a aussi fait de la figuration dans American Gigolo avec Richard Gere. Nina Antonia raconte que c’est grâce à elle que Smiley a également été pris sur le tournage – il apparaît un bref instant dans une séquence où la police fait défiler plusieurs personnes devant la victime qui doit identifier l’auteur du crime – parce qu’elle voulait rendre service à son ami. J’ai été très touché par la manière dont cette jeune femme qui est morte assez jeune, en 2002, et qui vivait sans grande réussite dans un univers extrêmement corrompu a pu rester fidèle à cette relation amicale très authentique et très pure.

Elle intègre donc cette galerie de portraits féminins qui sont souvent présentés dans tes chansons. Tu les a parfois associés à ton goût pour la peinture préraphaélite. Pourquoi ?
Ce qui m’intéresse surtout chez les préraphaélites, c’est la volonté d’intégrer différentes dimensions artistiques dans une même œuvre : la peinture, mais aussi la poésie, l’architecture ou même la photographie pour les plus proches de la fin du XIX° siècle. Quand tu lis les manifestes de Rossetti, son ambition de départ est d’abord d’écrire de la poésie, bien plus que de peindre. C’est pour cela que sur certains de ses tableaux, il entoure les personnages d’une sorte de cadre dans laquelle on peut trouver inscrites des fragments écrits de sa composition.

Et la dimension de critique de la modernité industrielle qui était très présente dans le mouvement ?
Je m’y retrouve un peu moins. Je connais aussi ces textes où ils expliquent que, après Raphael, la peinture occidentale a perdu de sa fraîcheur, de son authenticité parce qu’elle a été engoncée dans des cadres académiques ou du formalisme. Disons que cette forme de recherche de la pureté en art me paraît toujours un peu dangereuse. Il y a toujours, en tendance, un côté un peu ayatollah qui risque de revenir en force.

J’assume l’association d’idée avec ce dernier terme : Marc Zermati est mort il y a quelques jours. Je voulais savoir quel rôle il avait pu jouer, pour toi, dans tes découvertes adolescentes.
Moi, je suis complètement passé à côté de l’Open Market. Je n’habitais pas à Paris à cette période de ma vie et je m’y suis installé après la fermeture. J’ai croisé Zermati plus tard, à l’époque des Froggies. Paul Pechenaert était notre guitariste et il avait joué, avant, avec les Dogs dont Zermati était le manager à l’époque. Je crois qu’il organisait une tournée au Japon pour eux. C’est donc grâce aux Dogs que nous avons été mis en contact : je suis allé chez lui pour discuter et voir s’il avait des suggestions pour nous aider. Ce n’était pas le cas et rien n’en est ressorti. Je n’ai pas conservé le souvenir de quelqu’un de particulièrement sympathique. Pas plus. C’était une époque où les chapelles étaient beaucoup plus fermées. Dans les années 1980, dans ce monde-là, si j’avais le malheur de parler de Kevin Ayers ou même de Nick Drake, je passais pour un affreux baba-cool. Je n’ai jamais compris cette histoire de cloisonnement entre les musiques. Récemment, je me suis pris de passion pour les premiers albums de Cousteau, à côté desquels j’étais complètement passé au moment de leur sortie au début des années 2000. Mais je réécoute aussi beaucoup de disques de Popol Vuh. Je suis fan de Florian Fricke et de tout ce qu’il a enregistré jusqu’à la fin. La B.O. d’Aguirre, c’est la beauté absolue, le chant des anges ! Je suis souvent sollicité sur les réseaux sociaux pour publier des listes : les dix albums qui m’ont marqué, les dix albums que je préfère. Je ne réponds jamais : je suis incapable de me limiter à dix albums. Ça n’a aucun sens. Rien que pour les Rolling Stones, choisir entre les quatre albums fondamentaux – de Beggars Banquet (1968) à Exile On Main Street (1972) c’est presque impossible. Bon, en vrai, je sais que Sticky Fingers (1971) est mon préféré, mais c’est quand même absurde de choisir.

En parlant de passion et de découvertes, comment es-tu tombé sur les Swell Maps et les Jacobites ?
J’ai découvert assez tardivement en fait. La première fois, c’était dans un article de Laurence Romance dans Best. Elle en disait tellement de bien que j’ai foncé chez un disquaire que je connaissais pour acheter Robespierres’s Velvet Basement (1985) qui venait de sortir. Je suis remonté dans leurs œuvres à partir de là : j’ai tout de suite adoré ce côté passéiste délibérément assumé, cette façon de faire de la musique à fond, comme si le temps s’était arrêté en 1972. J’ai rencontré Nikki Sudden et Dave Kusworth un peu plus tard, quand nous avons joué sur les mêmes scènes. J’ai même eu la chance de travailler avec eux.

God’s Clown (1988) a été réédité récemment. Qu’en est-il du reste de ton catalogue ?
Ça ne dépend pas tellement de moi. Si des labels sont intéressés, j’en suis toujours ravi et fier. J’ai notamment en stock quelques morceaux électroniques qui datent de la première moitié des années 1980 et qui sont toujours restés dans les tiroirs. Je trouve que ce serait intéressant de pouvoir les faire entendre.

7 réflexions sur « Johan Asherton – Passions partagées »

    1. Salut Jérome. Amusant : j’ai parlé de ce concert à Johan. C’était la première fois que je le voyais « en vrai ». Je crois me souvenir que Stéphane Dambry était déjà là aussi, en première partie.
      N’hésite pas à nous donner aussi de tes nouvelles de temps en temps.
      Matthieu

  1. Il faudra un jour faire une statue au français Johan ASHERTON. Vraiment, tant en France qu’à l’étranger cet artiste n’a pas eu la carrière qu’il méritait. Je le considère comme un très grand songwriter

  2. J’ai découvert Johan Asherton en 1992 avec .The Night Forlon est un album sous haute influence de Leonard Cohen et Nick Drake.Johan Asherton en cela est leur plus digne héritier frenchy.L’oeuvre de MR Asherton est connu de quelques aficionados mais reste hélas relativement confidentiel.Johan Asherton est un humble artisan,c’est pour moi la marque de fabrique des plus grands.

  3. Johan Asherton reste certainement l’un des songwriters les plus talentueux et les plus authentiques de notre époque. Une sorte de trésor caché du paysage musical français et anglo-saxon.

  4. Le français Johan Asherton poursuit une carrière remarquable, discrète et délicate loin des projecteurs. Il est néanmoins un digne héritier de Nick Drake, Marc Bolan, Syd Barrett, Dylan, Alex Chilton, Leonard Cohen, Kevin Ayers ou Townes Van Zandt.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *