C’est le premier trajet du jour, et déjà le sommeil gagne, envahit, puis traîne alors qu’on pensait l’avoir dupé, alors qu’on sait pourtant lui devoir un tribut, le plus tôt sera le mieux, le jetlag en sera moins dur. Bientôt les heures deviendront vraiment indécises, on ne saura plus.
Les voilà.
Et les gestes, comme toujours dans ces circonstances, se font sûrs, les hésitations peinent à exister : on a le temps, on sait quoi écouter, il y a une idée derrière la tête, une idée un peu de saison, une saison festive ou spirituelle selon les obédiences, et l’on plonge donc. L’autre l’a bien dit, essayons : sera spirituel, ou ne sera pas. On a largement fait la fête, déjà, toutes ces années, sans que le reste ne s’empêche d’apparaître, alors bon, tout en même temps, chacun son tour, un peu d’esprit, beaucoup d’esprit.
Le premier disque sera le dernier Weyes Blood, parce qu’on n’a pas su en parler encore, et le deuxième sera le dernier The Innocence Mission, parce que, eh bien, pareil, même si pas pareil selon l’échelle de l’évidence, ni selon celle de l’actualité. Un disque top-prod-indie qui peine encore à exister, à s’ouvrir, et un autre profil-bas-vieilles-personnes qui a fendu la boîte crânienne avec minutie et douceur ces récentes années pour laisser y circuler les plus fines brises, les plus subtiles émotions, je vous jure que c’est vrai, ou à peu près.
Et donc je lance le Weyes Blood d’abord, And In The Darkness, Hearts Aglow, en pionçant à peine – bouclage tard la veille –, et vraiment ce qui restait sur l’estomac dans la masse des jours inopportuns – ces jours qui ressemblent à des bouclages perpétuels – passe pour qu’advienne tranquillement, enfin, cette échelle océanique qui fait qu’au bord d’un rivage, on a besoin de temps pour se sentir un peu chez soi. Les arrangements faussement opulents, faussement tape-à-l’œil, sont autant de spacieux canapés sur lesquels écraser de merveilleux sommes, les meilleurs, ceux avec réveil le visage froissé, une commissure pâteuse, la joie au cœur et les mains engourdies. C’est une image : le disque est beau en période d’éveil. La guitare a majoritairement disparu, place aux pianos, nappes ajourées, chœurs (omni)présents, et une rythmique qui, en lente procession, épargne le groove ostensible pour mieux pérégriner à la vitesse de nos éventuelles larmes, si d’aventure on suit le fil des paroles. Quelque chose de non existentiel, de non larmoyant, de non égoïque alors que tout n’y est question que de ce qui importe vraiment – vie et mort, amour donc, passage. Parfois, quand je pense à Natalie Mering, je l’appelle La Grande Consolatrice, et c’est un peu la papesse qui déconne dès qu’on tourne le dos, on le sait bien.
Il y a une tarte à la crème qu’on appelle intemporalité, une autre qu’on appelle postmoderne, et les rafales volent bas, il faut baisser la tête, se faufiler, ne pas se laisser abuser par ce que l’on peut être tenté d’entendre, car c’est autre chose. C’est nouveau, donc, sans date, jusqu’au mix, et sans nostalgie.
Mais déjà un avion atterrit avec à son bord au moins un passager heureux, qu’un autre avion attend avec un autre disque.
Le cas de figure est inverse : coup de foudre absolu, See You Tomorrow de The Innocence Mission est sans doute l’un des trois disques que j’ai le plus écouté depuis trois ans, sans spécialement harceler les camarades à son sujet – sans doute fait-il partie de ces intimes que l’on hésite à présenter de peur qu’il ne plaise pas aussi profondément qu’il nous remue chaque fois, chaque fois différemment, que l’on se prend à l’écouter.
Les chansons.
Et cette voix qui tient à peine, qui glisse sur les chemins escarpés qu’elle s’est pourtant elle-même donnés. On sent chaque pas, on ne peut pas les manquer, pourtant le mouvement ne s’interrompt jamais, à un point troublant. L’idée de groupe est loin, l’idée de disque est proche, tout autour, ce truc de chambre à chambre qui se transmet de l’adolescent des années 1990 au quadragénaire qui regarde le temps passer, avec ces arrangements domestiques, tranquilles dans l’intranquille, prenant le temps.
The Innocence Mission a connu un début de carrière exposé, étrange, impeccablement à côté, d’abord sous les brefs auspices de Joni Mitchell, puis gagnant une imprimatur indie convenable mais restreinte qui me parlera toujours moins que la suite, émancipée des attentes et des formats, passionnante jusqu’à ce disque où Karen Peris, autrice-compositrice-lectrice éclairée de poésie – accompagnée de son mari Don Peris et de Mike Bitts –, offre St. Francis and The Future. Que j’écoute donc, pour la trois-centième fois sans doute, fatigué enfin, heureusement fatigué de me demander comment tel miracle est possible, paroles et musique, quelques arpèges. The Innocence Mission conçoit des disques au cœur de sa vie, à la maison, pas comme des montagnes à gravir, mais en marchant chaque jour, et ça s’entend jusque dans une carlingue.
Les heures semblent passer.
Je n’ai même pas envie de regarder un film chiatique. À la rigueur, quand internet reviendra sur nos appareils et le sol sous nos pieds, ce début de show NPR, où le groupe assène un Green Bus à peine antérieur, et, euh, écoutez et regardez. C’est là. C’est au-delà.