On oublie souvent que le langage est aussi un son, qu’avant la parole, il y a le chant. Une lecture est toujours le moment de la mise en volume de ce qui s’agite dans la tête, de ce qui se jette sur le papier. Blandine Rinkel a choisi la formation d’Agnès Gayraud, La Féline, pour l’accompagner sur scène en compagnie du danseur Clément Gyselinck afin de redonner du corps à son texte, Vers la violence, paru en septembre 2022 aux éditions Fayard.
Il y a dans le combat mené de concert, l’émergence d’une voix, celle qui parle et celle qui chante, à bout de bras, et sur sa portée, légère comme une plume ; les textes prennent vie dans l’air et sur les épaules de l’artefact de minotaure aux gestes musculeux et au corps puissamment sensuels. La guitare d’Agnès, tour à tour mélodieuse ou plus acerbe, accompagne ce qui reprend vie dans l’ardeur et la fluidité. La sensation du taureau, – la danse, le mouvement, la joie – vient se substituer à celle du couteau, – la violence, l’humiliation, la peur -de celle que justement l’on n’oublie jamais, celle dont ni l’âme ni le corps ne se remettent jamais totalement.
La musique est une succession d’événements qui se suffisent à eux-mêmes, les motifs rythmiques simples de la guitare électrique d’Agnès se déploient par touche en puissantes vibrations, portant en elles toute la violence du monde, celle d’un père, pas vouée à faire mal, juste reproduite, juste posturale. Dans ce chemin de longue solitude qui s’origine dans un milieu social différent de celui du présent, les deux femmes puisent à l’unisson dans la douceur de leurs ritournelles mélancoliques et affranchies, voix parlée, voix chantée. Dans le doute (video) et Adieu l’enfance issues de l’album éponyme de La Féline sorti en 2014, ponctuent cette confession poétique de l’intime. Dans leur prise de large, dans leur reconquête de transfuges, les paysages sublimés de l’autrice-compositrice Agnès Gayraud flirtent avec une poésie mélancolique à la limite surréaliste, qui rappelle un Ratmuntcho Matta (L’œil de la nuit) des débuts, tandis que Blandine explore les grands espaces zazous de Catastrophe (Le grand vide), la formation musicale produite par Tricatel, le label de Bertrand Burgalat.
Il faut donner à lire, à voir et à entendre pour opérer le déplacement de la bête, la voix qui se jette en avant d’elle-même demeure un mystère entier et appartenant au monde obscur.
Celui des doutes chantés par Agnès, celui d’une enfance douce-amère, je t’aime et je te déteste, de Blandine, celui des insondables paradoxes qui font de la brèche le lieu parfait de la vibration, de l’énigme d’être vivant, pile-poil à cet endroit. Si la musique est un corps, que ma violence soit une guitare électrique.