La présence de Born Bad Records dans le paysage musical français est presque devenu normale au point de parfois en oublier la qualité et la singularité de son catalogue, sans équivalence dans l’Hexagone. Coté nouveautés, le label peut compter sur la jeune garde parisienne électrique de Bryan’s Magic Tears et du Villejuif Underground. Le maître à bord Jean-Baptiste Guillot veille aussi au grain des rééditions, aidé de passionnés tout aussi exigeants. Le francilien propose ainsi des compilations aux thèmes inédits et souvent passionnants. Qui d’autre que le label de Romainville aurait pu proposer une plongée dans l’univers iconoclaste de Chevance, une maison de disques dédiée à la musique pour les enfants ? Après des incursions en Algérie (Mazouni, Un Dandy en Exil), aux Antilles (Antilles Méchant Bateau, Disque La Rayé) Born Bad revient à la métropole, mais non sans un parfum de voyage et de lointain avec Voulez-Vous Cha Cha ?
Le Cha-cha-cha, danse et genre musical, né quelque part à Cuba au début des années cinquante. Inspiré par le Danzòn-Mambo, le musicien cubain Enrique Jorrìn en créé une version plus simple et facile à danser, parfait pour nous autres, les coincés de l’arrière-train qui peinons à briller sur la piste. La musique d’origine latine et caribéenne séduit les occidentaux en recherche de pittoresque et d’ailleurs, un trait si spécifique de l’époque. De l’autre coté de l’océan Atlantique, la mystérieuse exotica de Les Baxter ou Martin Denny abreuve les enceintes des Tikis, quand les palais se délectent de cocktails Mai Tai. La bouteille de rhum se vide à mesure que Tabù (présent sur la compilation via une très jolie version de Cassius Simon) ou Quiet Village résonne dans la pièce encombrée de statut de divinités polynésiennes, histoire de faire renaître la flamme du désir dans les yeux de l’être aimé. Si l’Europe est moins sensible aux beautés d’Hawaï, elle n’en désire pas moins s’échapper d’un morne quotidien, coincé dans une guerre froide entre deux blocs si distincts. Le Cha-Cha-Cha s’immisce dans ce contexte d’après guerre et de baby boom. Faisons l’amour pour oublier qu’une bombe peut venir tout chambouler. À l’atome qui éclate préférons les tomates défend Jack Ary sur son classique, l’indépassable Les Tomates. L’ âge d’or du genre se situe ainsi en France, quelque part au tout début des années soixante, un peu avant et pendant la vague twist qui marque le véritable catalyseur du rock en France après les tentatives parfois réussies souvent étranges d’interpréter le rock & roll de Presley. Avec le regard de 2019, nous pourrions facilement pointer du doigt cet exotisme de pacotille. Pourtant le Cha-Cha-Cha a quelque chose de charmant et d’universel. Ses fantasmes de paradis perdus, de luxure, sa grivoiserie ou son absurdité gardent beaucoup de leur force évocatrice. Quelques clichés peuvent un peu faire tiquer de nos jours, mais l’humour enrobe souvent bien les choses et désamorcent les résistances. Nous nous éprenons de cette légèreté rafraîchissante, portée par des rythmes entraînants et une orgie de percussions. La naïveté est séduisante par son absence de posture ou du moins son incapacité à se prendre totalement au sérieux. Dans ses meilleurs exemples, dont certains sont ici brillamment compilés, le cha-cha-cha hexagonal possède un magnétisme assez unique, un coté loufoque et décalé qui en dit plus sur nous que nous serions tentés de l’admettre. Musique de danse, elle est calibrée comme telle. Les motifs doivent être simples et répétitifs, les constructions souvent identiques. Pour se démarquer, les compositeurs et interprètes usent de stratagèmes pour apporter un peu d’assaisonnement, voir de piment, à une recette qui peut facilement devenir fade (et l’est souvent, honnêtement).
La production pléthorique de l’époque offrent cependant moult exemples de compositions à l’attirance surannée et à la dimension novelty évidente. Il y a là de nombreux trésors cherchés et rassemblés par JB dans ce Voulez-Vous Cha Cha?. La pochette magnifique de Virginie Morgand donne le ton : vive et colorée, dédiée à la danse et l’insouciance, non sans une pointe d’angoisse liée aux conflits. L’assemblage réalisé ici mérite toute notre attention. Born Bad a eu le bon goût de casser la répétition inhérente à cette musique en intercalant des morceaux moins connotés cha-cha-cha, mais tout aussi séduisants et typiques dans leurs manières d’intégrer les rythmes cubains et latins dans un contexte sacrément français. L’ouverture de la compilation est à ce titre une belle découverte. Please Mister Hitchcock de Cassius Simon surprend par son psychédélisme aux effluves d’encens. Il en est de même pour l’hallucinante Casoar de Rol Basti, trip enjoué aux sons de bruits d’animaux en pleine descente. Les adeptes puristes du cha-cha-cha (s’il y en a) en auront bien sûr pour leur argent avec la présence de quelques-uns des spécialistes du genre. Jack Ary et son High Society Cha-Cha-Cha, star du genre (et totalement disparu depuis, à se demander s’il n’était pas un arrangeur connu sous pseudo) figure par deux fois grâce aux forts réussis Cha-Cha Transistor et Défendu Défendu, parmi ses classiques avec Les Tomates, Les Secrétaires Cha-Cha ou encore la géniale Mah Jong Cha Cha. Norman Maine (André Lucien Robert Cazenabe), autre grand arrangeur de cha-cha-cha et auteur du classique BABylone 21-29 (tellement France des années soixante !) vous surprendra avec l’absolument irrésistible Mundial ChaCha accumulation de clichés plus marrants que gênants (nous y sommes aussi moqués) ainsi que la frénétique Paris. Le seul et unique Salvador est présent par deux fois. Le chanteur d’origine guyanaise se fend d’un duo avec un jeune Jean Yanne pas encore célèbre (lui aussi présent deux fois avec Eins Zwei Drei de Spartaco Andreoli et sur Allo Brigitte, reprise de BABylone 21-29). Salvador éclate également de rire sur la reprise délirante de Watermelon Man par les Bretell’s, un groupe signé sur son label Disques Salvador (Audrey, Tiny Yong, Jacky Moulière) dont nous adorons aussi la reprise (pas compilée ici) de The More I See You sous le nom de La Neige La Glace.
La seule et unique Gillian Hills vient aussi passer le bonjour avec la géniale Chacha Stop, samplé à une époque par Dimitri From Paris. Moins connu que la délicieuse Zou Bisou Bisou, son accent britannique fait mouche sur un rythme latin heurté par des bruits de circulation. Délicieusement désuet, c’est un rappel à la présence folle de Gillian Hills dont l’apparition dans Blow Up est souvent moins mise en valeur que celle de sa compatriote Jane Birkin. Depuis les sons de Spoutnik (Bip Bip des Cangaceiros) jusqu’au cachetonnage d’un des grands arrangeurs français (Alain Goraguer sous le nom de Los Goragueros), la compilation Voulez-Vous Cha Cha nous transporte dans une France gaullienne et gauloise qui devait s’amuser sous ses airs de ne pas y toucher. Il y a en effet beaucoup de fantaisie dans ces chansons plus farfelues et originales qu’il n’y paraît. Un grand merci à Jean Baptiste Guillot d’avoir mis en lumière ce petit bout d’histoire aussi attachant que pittoresque, d’une France pas cool et branchée certes, mais qui s’amuse de bon cœur, détachée des pesantes conventions de l’époque et danse pour oublier des lendemains difficiles.