On one short stretch of burn the ear may distinguish a dozen different notes at once.
Nan Shepherd
Parfois on se rend compte qu’on a vécu des années en compagnie d’un livre sagement rangé dans les rayonnages d’une bibliothèque sagement rangée, plus ou moins, et que l’on n’a jamais pensé à mettre ledit livre dans les mains de la personne qui devait le lire – qui peut être soi ou une autre, ça n’a pas forcément d’importance –, puis on y pense comme par hasard, sans réel hasard, puis on le met dans les mains de ladite personne, et elle le lit, et ça tremble – ou pas.
Et de même on entend/lit/reçoit un nom depuis des lustres, depuis des voix qui nous parlent distinctement, et on n’entend pas. On a beau écouter, rien, on n’entend pas.
Puis, parfois, on entend.
Il suffit d’un biais, d’un silence pour entendre, de laisser des circonstances s’ouvrir ou s’éteindre.
Ça ne fait pas si longtemps que le nom de Mat Davidson aka Twain est enregistré auprès de nos services : il y a eu d’abord et sur le tard, sur le second album solo de Buck Meek, cette partie de basse obsédante qui trimballait la fin de Second Sight, une trimballerie un peu slacker, un peu psyché, une partie qui chantait à elle seule plus que 98 % des albums publiés la même année – à peu près. Davidson, à l’œuvre à la basse et au pedal-steel sur ce disque, cachait la persona d’un iceberg : 5 % que l’on peine à apercevoir depuis la surface, et un monument sous-marin.
On a à peine creusé pour découvrir un overlooked-underrated multi-instrumentiste à la tête d’un groupe – bassiste et batteur Ken Woodward et Peter Pezzimenti, comme une famille, à laquelle s’ajoute Adrian Olsen aux enregistrements – et d’une œuvre dont l’album Rare Feeling, après pléthore de déjà merveilles disséminées en longs formats distribués ou non, EPs et cassettes, sans compter les collaborations, groupes anté-Twain, Deslondes, Spirit Family Reunion, etc., constituait un invraisemblable chef-d’œuvre en quelques pistes d’un chemin éclairé par la lanterne Cohen : y apparaissent toutes les nuances de l’amour – sexe, amitié, spiritualité, trivialité, etc. – sur un folk décharné mais élégiaque, guitare-basse-batterie et d’autres choses, dont des touches de spiritual jazz loin d’être envahissantes, au contraire – versant Cherry – à fond country – le chant, sans l’ombre d’une hésitation, sait ce que le Bon et le Beau doivent au yodel comme à un instrument à vent – on pense de ce point de vue et pas de celui de la tessiture au premier Terry Callier, qui avait cessé de chanter quelques mois après avoir écouté John Coltrane au concert avant de livrer un écrasant chef-d’œuvre en entrée en matière de carrière – écrasant y compris pour la suite de la sienne.
Mat Davidson, sous ses airs de garçon abîmé, regarde la transcendance dans le fond des yeux avec une densité aperçue sur I See a Darkness ou The Letting Go, pas moins, et la densité sensuelle du – mettons – troisième ou quatrième Dylan, merveille de Dear Mexico à l’appui. Les compères (sou)tiennent la barque à flot sous les grands vents et les feulements traîtres du chanteur, toutes les langues de l’americana y passant de façon non ostensible, à pointe de gospel, à pointe de soul : c’est de l’âme dont on cause ici, toujours – d’amour.
Le Virginien a roulé sa bosse et déménagé avec une effrayante frénésie depuis que les internets tentent de suivre sa trace et de témoigner de son talent dans une impossible sinécure : les quelques interviews lisibles ou audibles sont des épreuves pour lui, pour la personne qui l’interviewe, comme pour l’auditeur·ice-lecteur·ice.
L’essentiel est dans les chansons, et c’est déjà beaucoup, et ça semble cohérent avec des difficultés à, disons, communiquer.
Reste un détour qui lui a ouvert une notoriété moins inexistante : il a participé à la quatrième et ultime séance du récent disque de Big Thief, Dragon New Warm Mountain I Believe in You, comme un genre de The Band réduit à sa seule personne, à la rescousse d’un groupe ayant besoin d’oxygène frais pour achever son grand œuvre. Au club des rustiques et de l’absence de façons, Mat Davidson est roi – ici au fiddle et aux chœurs, live brut qui finit en disque.
Arrive le présent Noon, disque de plusieurs séparations : d’avec Pezzimenti d’abord, remplacé par Austin Vaughn, ce qui n’est pas anodin quand les groupes sont des familles, d’avec la dive intoxication ensuite si l’on en croit les instagrams. Et qui ne se laisse pas aborder par les rivages classiques – noon, midi, ni une aube ni un crépuscule, ni un début ni une fin, mais au milieu de quelque chose, à dessein. Quelque chose étant toujours une manière de dire, un peu : une vie, un fragment, un infini. Je n’invente rien, c’est ce que l’on entend. Lui écrit dans l’inévitable bafouille promotionnelle : un bol. Ce qui peut s’appréhender en le tenant par n’importe quel côté, ou par-dessous.
Prenez la chanson-titre, Noon, qui ouvre le disque : il s’agit d’un hymn à mesure discrètement composée, discrètement programmatique : tenir dans une main un élan spirituel, dans une autre ce qui semble trivial, et se laisser constater – autant que possible – qu’il ne s’agit que d’une seule main, ou des deux toujours ensemble, et que de même les successions d’épisodes exaltés et dépressifs ne sont que des versants, des vagues sur un infini qu’il souhaite ainsi offrir à l’aide d’une carte secrète, d’un coup fourré digne de The Innocence Mission : une inspiration mélodique permanente.
On peut rester hermétique, on peut aussi bien jeter un œil ou une oreille écouter voir s’il y a un rien de lumière, que Vitality en plage deux étire sur huit minutes qui prennent un peu fort à la gorge et que l’on peut sauter afin de mieux y revenir. En résumé :
There’s a sickness in my country/I can feel it in my heart/And I know I’m a part of it/Though I keep myself apart/Please don’t let them outlaw silence/That is where peace likes to grow
King of Fools qui suit est un tube, The Priestess en est un autre, qui offre une géographie un peu plus précise pour une fois, pour un tel voyageur : Laurel Canyon.
Demeure l’intimité qui décharne les arrangements possiblement luxurieux à un os insaisissable, qui dicte la prise de son, qui dicte ton et durées, qui ouvre des montagnes de silence – sans doute la musique qui nous tient le plus vient-elle toujours de là, de ces grandes voix taiseuses – chaque mot devient important quand on sait la boucler – il sait – il le sait.
Et il est aimable alors de dérouler l’un de ces tubes de poche à la 2 Lovers qui m’évoque un Tindersticks madrilène et ténor poussant la valse à accordéon dans le fond d’un rade où personne ne sait plus vraiment ce qu’il ou elle aime, mais que l’amour est là, évident, indicible, ou à la The Light, PentanConvenSpan tournant en boucle, en ronde – j’envie les jeunes qui n’ont pas arrêté les drogues psychédéliques et qui vont écouter ça dans une pièce nue, au crépuscule, en contemplant la non-heure.
C’est un double album – vinyle – soit son disque le plus long, soit toujours moins que la plupart des collections de chansons des années 1990, et si le volume des chansons peut intimider à premier abord, il se boit sans peine sur la longueur, s’ouvre à n’importe quelle page – certaines ont été écrites il y a/sur des années, d’autres lors des quelques jours d’enregistrement.
C’est un disque qui ne tiendra pas la main de beaucoup de gens, mais qui ne lâchera jamais celle de qui voudra y prendre refuge. On y entend, beaucoup, le monde.