À l’échelle de notre petit monde, la nouvelle a presque fait figure d’événement : onze ans après avoir mis un premier terme à leur fructueuse collaboration, Sam Genders et Mike Lindsay sont enfin parvenus à se rabibocher et à publier conjointement le premier album de Tunng arborant leur double signature depuis l’inusable Good Arrows (2007). Et même si les deux compères avaient su, tout au long de leurs années divergentes, développer chacun de leur côté deux carrières également passionnantes, la sortie en fin d’été de Songs You Make At Night (2018) est venu nous rappeler à quel point leur apport demeure essentiel dans un registre qu’ils ont plus que largement contribué à défricher, et où les structures folk traditionnelles se mêlent harmonieusement aux explorations électroniques contemporaines. À la veille d’un concert parisien scellant cette réconciliation longtemps espérée, on leur a demandé de revisiter les souvenirs, parfois aigres-doux, des cinq jalons discographiques de leur union musicale.
TUNNG – This Is Tunng : Mother’s Daughter And Other Songs (2006)
Mike Lindsay : Tout a commencé en 2003, dans le studio que j’avais installé au sous-sol d’un magasin de vêtements féminins. Nous nous fréquentions déjà depuis un petit moment et l’envie nous est venue d’enregistrer quelques titres ensemble. Nous avons commencé à bidouiller deux ou trois morceaux les mercredis et les dimanches.
Sam Genders : Je cherchais un producteur et tu cherchais un chanteur, tout simplement. On nous a tout de suite collé cette étiquette de folktronica comme si nous avions consciemment décidé de créer un nouveau style de musique ou une nouvelle mode. Ces premières compositions communes sont d’abord le produit de notre rencontre et de nos parcours musicaux antérieurs. Mike avait déjà pas mal de morceaux en stock qui, pour la plupart, étaient des instrumentaux très influencés par la musique électronique de l’époque. Nous partagions souvent notre local de répétition avec les artistes de Expanding Records, le label electro fondé par Benge, et cela sans doute influencé nos débuts. Pour ma part, je viens plutôt de la scène folk et j’avais envie de m’inscrire dans la tradition d’artistes comme Davy Graham ou Bert Jansch qui étaient peut-être un peu moins reconnus il y a quinze ans qu’ils ne le sont aujourd’hui. Bref, nous avions tous les deux pas mal d’idées différentes. Mike est très doué, beaucoup plus que moi, pour faire le tri et pour repérer immédiatement ce qui fonctionne ou pas dans ce conglomérat de références.
ML : Sam, lui, m’a bluffé par sa capacité à transformer une simple boucle ou un fragment de mélodie en une chanson parfaitement achevée. Je lui faisais écouter cinq minutes d’un instrumental informe et, le lendemain, il s’en était inspiré pour composer les couplets et le refrain d’une murder-ballad classique.
TUNNG – Comments Of The Inner Chorus (2006)
ML : Au moment de la parution des deux premiers albums, nous n’avions aucune idée que nous nous inscrivions dans une tendance plus globale. Nous étions vraiment entièrement focalisés sur nos propres expérimentations et sur la meilleure manière de leur donner une forme cohérente. Je connaissais un peu Four Tet mais j’ignorais complètement que d’autres groupes commençaient à explorer les mêmes chemins. Et de l’autre côté de l’Atlantique en plus. Je n’ai découvert Animal Collective et Grizzly Bear qu’à partir du moment où nous avons commencé à jouer avec eux sur les même scènes. Il me semble que Yellow House (2006) de Grizzly Bear est sorti à peu près en même temps que notre deuxième album. À l’époque, nous devions jouer dans une bonne trentaine de festivals au cours de l’été et nous avons donc fini par nous croiser et par prendre conscience que nous n’étions pas complètement isolés.
SG : Ces premières tournées en Angleterre et aux Etats-Unis ont eu une grande importance pour nous à ce moment-là, et pas uniquement parce qu’elles nous ont permis de comprendre que d’autres artistes partageaient notre vision de la musique, mais surtout parce que nous avons appris petit à petit à fonctionner en tant que groupe et à mieux intégrer les autres membres. Je crois que c’est ce qui explique la différence entre ces deux premiers albums et qui rend, à mes yeux, Comments bien meilleur. Le premier est vraiment le produit d’une expérience de studio autarcique. Le deuxième est une œuvre beaucoup plus collective, notamment en ce qui concerne le chant.
TUNNG – Good Arrows (2007)
ML : C’est un album à la fois plus pop et plus collectif encore que les précédents. La plupart des chansons ont été composées au cours de la tournée précédente, en présence de tous les membres du groupe dont les apports ont été directement intégrés au cours de l’élaboration des morceaux.
SG : C’est ce qui nous a conduit à évoluer vers une approche plus directe et plus accessible : nous étions tous les soirs au contact du public et nous avons, sans doute de manière inconsciente, tenu compte de ses réactions au moment d’élaborer les chansons de cet album. Nous avions une intuition beaucoup plus précise de ce qui pouvait susciter ou non l’adhésion immédiate des auditeurs. La musique est devenue beaucoup plus joyeuse et moins sombre.
ML : Je me souviens très bien du jour où tu es arrivé en répétition avec une première version de Bullets. Je me suis dit que c’était vraiment très éloigné de notre point de départ, quelques années auparavant. C’est devenu notre morceau le plus connu et le plus populaire. Et ça a transformé toute la suite de l’histoire. Les harmonies vocales sont aussi devenues beaucoup plus présentes à partir de ce moment-là.
Cet album marque à la fois l’apogée et la fin de cette première période. Quelles sont les raisons qui ont conduit Sam à quitter le groupe ?
ML : Oui, Sam ! J’aimerais bien entendre ce que tu as à raconter à ce sujet ! (Rires)
SG : J’ai décidé de quitter Tunng pour plusieurs raisons. Rétrospectivement, je crois que la plupart était liée à des questions d’ego. J’avais, au fond de moi, ce rêve d’être pleinement reconnu en tant que songwriter et j’ai donc commencé à éprouver de plus en plus de difficultés à me plier aux exigences et à la discipline collective de la vie d’un groupe. Ça, c’est pour le côté un peu malsain de l’histoire. J’avais aussi des raisons plus saines, en quelque sorte, et plus personnelles. Disons que, sans rentrer dans les détails, j’avais des difficultés à gérer certains aspects de ma vie privée. Je sentais confusément que la seule manière d’affronter ces épreuves était de me consacrer à d’autres projets et à d’autres activités, en dehors du monde de la musique. C’est pour cela que je me suis consacré à l’enseignement pendant quelques années. Cela m’a beaucoup aidé. Avec le temps, j’ai commencé à percevoir les choses de manière différente et c’est ce qui m’a donnée envie de réintégrer le groupe. Je ne vois plus du tout ma relation avec Mike de la même manière. En 2007, je souffrais de son leadership de plus en plus affirmé. Aujourd’hui, j’apprécie beaucoup plus sa capacité à gérer l’organisation collective et à fédérer les énergies au sein du groupe. C’est ce qui me permet de me concentrer sur les aspects strictement artistiques.
ML : Je me souviens d’avoir été très bouleversé et surtout très effrayé quand Sam nous a annoncé son départ. Au moment de notre dernier concert en Espagne, j’ai même réuni les autres membres du groupe pour leur faire part de mes doutes quant à la possibilité de continuer une carrière sous le même nom. Nous avons finalement décidé de relever le défi et j’ai énormément appris en l’absence de Sam. Notre album suivant, And Then We Saw Land (2010) a sans doute été le plus difficile à enregistrer de toute ma vie.
SG : C’est idiot mais, si j’avais été à l’époque la personne que je suis aujourd’hui, je ne pense pas que j’aurais pris la même décision. Je n’ai pris conscience de tous les enjeux que tardivement et, incontestablement, j’ai mis en péril le groupe au moment où nous commencions à obtenir un certain succès.
ML : Mais oui ! Nous aurions pu devenir énormes ! (Rires)
THROWS – Throws (2016)
SG : Au bout d’un moment, nous avons quand même fini par nous manquer l’un à l’autre ! (Rires)
ML : Cela faisait déjà un petit moment que nous nous étions dit qu’il serait intéressant de refaire de la musique ensemble. Cet album en duo a constitué une sorte de sas de sécurité avant que Sam ne puisse réintégrer Tunng. Pas vraiment une mise à l’épreuve, mais…
SG : Plutôt une façon d’engager une collaboration à l’essai, sans autre enjeu que de vérifier si la dynamique fonctionnait toujours. Au moment où nous avons commencé, nous ne savions pas du tout si nous parviendrions à enregistrer un morceau ou plusieurs. Encore moins un album. En choisissant un autre nom que Tunng, nous souhaitions donc nous abstraire de toute forme de pression.
ML : Nous n’avions même pas la moindre idée de la teneur musicale du résultat. Nous avons donc commencé par écluser quelques bières et nous nous sommes mis à danser dans le studio. Tu as commencé à chanter avec une voix très haut-perchée sur une mélodie qui ressemblait un peu à un vieux tube de la Motown. C’était un très bon moment et, comme il ne s’agissait pas de composer un album de Tunng, nous nous sommes sentis totalement libérés.
SG : Nous avons retrouvé le même état d’esprit que nous pouvions avoir tout au début, quand nous avons commencé à faire de la musique ensemble : aucun projet précis, aucun enjeu, aucune exigence préconçue quant à la teneur du résultat. Pendant un moment, nous pensions même que nous ne publierions qu’un petit Ep tiré à deux cents exemplaires.
ML : D’ailleurs, nous n’en avons pas pressé beaucoup plus que ça au final, si ? (Rires)
TUNNG – Songs You Make At Night (2018)
ML : Finalement, nous nous sommes rendu compte que, en empruntant des chemins différents, nous sommes tous les deux parvenus à peu près au même point. Nous sommes désormais capables d’écrire des chansons plus pop, plus accessibles. Sur le nouvel album, Dark Heart en est le meilleur exemple. C’est une chanson que nous n’aurions jamais pu enregistrer autrefois.
SG : C’est à la fois une avancée et une synthèse de toutes nos expériences préalables. J’y retrouve une partie de la magie que je pouvais entendre dans nos premières œuvres et, en même temps, un son beaucoup plus massif et un côté très direct, presque dansant, que je n’aurais jamais pu assumer auparavant.
ML : Nous avons pris énormément de temps pour discuter entre nous et obtenir l’adhésion de tous les membres du groupe avant d’envisager de publier un morceau dans sa version définitive. C’est sans doute également ce processus de démocratie interne qui a façonné le son plus pop et plus consensuel de cet album : nous avons tous les six des goûts très différents et nous sommes tous plutôt têtus. Nous n’avons donc retenu que des chansons capables de plaire à des gens très différents.