Has It Been A While? Une question rhétorique en guise de titre, mais dont la réponse évidente demeure pourtant en suspens. Six années – une éternité, presque – se sont en effet écoulées pendant lesquelles on était resté sans nouvelles d’Ellis Jones, seul maître permanent de Trust Fund, ce projet musical qu’il avait animé entre le début des années 2010 et 2018, du côté de Bristol puis de Leeds. On se souvient vaguement que Jones avait alors publié plusieurs Ep’s et quatre albums, pleins de ces maladresses approximatives et de ces guitares ostensiblement brouillonnées qui n’émeuvent que le temps que met la fibre nostalgique à achever sa vibration. De mémoire, rien de bouleversant. Rien en tous cas qui ne laisse augurer de la résonance intime et puissante de ce deuxième acte. Une excellente surprise d’autant plus saisissante que les traces d’une continuité avec le premier ne sont plus que résiduelles. Après une parenthèse universitaire consacrée à l’approfondissement académique de la philosophie, Jones s’est réincarné en songwriter folk et en disciple inspiré de Nick Drake du côté de Sheffield après un passage par le Canada et la Norvège.
Dans cette période de maturation, d’entre-deux et de choix adultes sous contraintes qui a précédé la réincarnation, il semble avoir puisé la matière d’un album superbe, baigné dans cette luminosité automnale qui précède l’effacement terminal des choses ou des sentiments. La mélancolie est omniprésente. Pourtant, la voix est claire, sans âge, et ne laisse jamais transparaître la crainte ou l’accablement. Plutôt une sérénité résignée qui ouvre à la contemplation des êtres et de leurs relations sur le déclin. Au fil de ses intonations naïves et tristes, souvent surlignées par les arrangements de cordes de son ami Maria Grig– le fantôme de Robert Kirby flotte à proximité – l’impression se précise d’assister au surgissement d’instants fragiles et gracieux, un peu comme si Stuart Murdoch avait rejoint à l’improviste Kings Of Convenience le temps d’une bossa ou deux (Wooden Medal, Has It Been A While). Dans ses poésies d’outre-tombe, dépourvues de tout décorum funèbre, Jones effleure et suggère par petites touches contemplatives. Peu ou pas d’introspection, aucune complaisance appuyée : les impressions visuelles collectées par fragments nourrissent seules une poésie de l’effleurement. On y croise beaucoup de questions – pas uniquement celle du titre – qui demeurent ouvertes et plusieurs personnages, dont l’évocation floue se limite souvent à un prénom, comme si toute précision relative à leur caractère à leur personnalité résistait au regard, bloqué à la surface.
Un garçon qui s’abstrait hors du monde, entièrement absorbé par l’écoute de Curtis – Mayfield peut-être ? – dans la cours de récréation ; un autre – ou bien est-ce le même ? – emporté par une ambulance à quatorze ans dans New University. On n’en saura pas, explicitement, davantage. Pourtant, en peu de mots et autant de notes égrenées en arpèges délicats, Jones parvient ici à suggérer très précisément quelques-uns des sentiments les plus essentiels : l’absence à soi-même dans Hinterland ; l’ambivalence amoureuse dans les chorales chirales à deux voix qu’il interprète avec Celia MacDougall de Radiant Heart – The Mirror et One Calendar Year. Devant l’impermanence malheureuse et la fuite tragique du temps, cet album aussi remarquable qu’inattendu offre un refuge aussi rare que précieux.